dimanche 20 décembre 2015

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles,

Claudam nunc oculos, aures obturabo, avocabo omnes sensus, imagines etiam rerum corporalium omnes vel ex cogitatione mea delebo, vel certe, quia hoc fieri vix potest, illas ut inanes & falsas nihili pendam, meque solum alloquendo & penitius inspiciendo, meipsum paulatim mihi magis notum & familiarem reddere conabor. Ego sum res cogitans, id est dubitans, affirmans, negans, pauca intelligens, multa ignorans, volens, nolens, imaginans etiam & sentiens ; ut enim ante animadverti, quamvis illa quæ sentio vel imaginor extra me fortasse nihil sint, illos tamen cogitandi modos, quos sensus & imaginationes / appello, quatenus cogitandi quidam modi tantum sunt, in me esse sum certus. Atque his paucis omnia recensui quæ vere scio, vel saltem quæ me scire hactenus animadverti.

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que j’ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j’imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser, que j’appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu’elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi. Et dans ce peu que je viens de dire, je crois avoir rapporté tout ce que je sais véritablement, ou du moins tout ce que jusques ici j’ai remarqué que je savais.

René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation troisième, De Deo, quod existat, De Dieu, qu’il existe, 1641.

jeudi 17 décembre 2015

Une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle

Car pourquoy prenons nous tiltre d’estre, de cet instant, qui n’est qu’une eloise [un éclair] dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ny generation ny corruption en nature.
Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en general. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un mesme n’est pas : Et qu’il n’y a rien.
Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine.

Michel de Montaigne, Essais II, 12, Apologie de Raimond Sebond.

mercredi 16 décembre 2015

Le cœur de la machine d’information, c’est l’interprétation

Il ne s’agit pas de dire, comme certains critiques des médias, que l’écran télévisuel rend la réalité et le simulacre équivalents, et que les événements n’ont plus besoin d’exister en vrai puisque leurs images existent sans eux. Quoi qu’en disent ces critiques, ce n’est pas l’image qui constitue le cœur du pouvoir médiatique et de son utilisation par les pouvoirs. Le cœur de la machine d’information, c’est l’interprétation. On a besoin d’événements, même faux, parce que leurs interprétations sont déjà là, qu’elles leur préexistent et les appellent. [...]
Il faut qu’il y ait toujours des événements pour que la machine tourne. Cela ne veut pas simplement dire qu’il faut du sensationnel pour vendre du papier. Il ne faut pas simplement noircir du papier. Il faut fournir de la matière à la machine interprétative. Celle-ci n’a pas besoin seulement qu’il arrive toujours quelque chose. Elle a besoin qu’il arrive aussi un certain type de choses : ce qu’on appelle des « phénomènes de société » : des événements particuliers arrivant en un point quelconque de la société à des gens ordinaires, mais aussi des événements qui constituent des symptômes, à travers lesquels le sens global d’une société puisse se lire : des événements qui appellent une interprétation mais une interprétation qui est déjà là avant eux. Car, en définitive, l’interprétation se ramène toujours à la même explication, en deux points : premièrement, il y a du trouble dans la société moderne, parce qu’elle n’est pas assez moderne, parce qu’il y a des groupes qui ne sont pas encore vraiment modernes, qui véhiculent toujours les valeurs tribales traditionnelles. Deuxièmement, il y a du trouble dans la société moderne, parce qu’elle est trop moderne, parce qu’elle a perdu trop vite le sens des solidarités collectives qui caractérisait les sociétés traditionnelles et que tout le monde y est indifférent à tout le monde.

Jacques  Rancière, Chroniques des temps consensuels, éditions du Seuil, 2005

samedi 12 décembre 2015

Le stéréotype est la voie actuelle de la « vérité »

Le stéréotype, c’est le mot répété, hors de toute magie, de tout enthousiasme, comme s’il était naturel, comme si par miracle ce mot qui revient était à chaque fois adéquat pour des raisons différentes, comme si imiter pouvait ne plus être senti comme une imitation : mot sans-gêne, qui prétend à la consistance et ignore sa propre insistance. Nietzsche a fait cette remarque, que la « vérité » n’était que la solidification d’anciennes métaphores. Eh bien, à ce compte, le stéréotype est la voie actuelle de la « vérité », le trait palpable qui fait transiter l’ornement inventé vers la forme canoniale, contraignante, du signifié. (Il serait bon d’imaginer une nouvelle science linguistique ; elle étudierait non plus l’origine des mots, ou étymologie, ni même leur diffusion, ou lexicologie, mais les progrès de leur solidification, leur épaississement le long du discours historique ; cette science serait sans doute subversive, manifestant bien plus que l’origine historique de la vérité : sa nature rhétorique, langagière.)

Roland Barthes, Le Plaisir du texte, éditions du Seuil, 1973.

jeudi 3 décembre 2015

Il ne suffit pas de changer le monde

Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes.

Günther Anders, Die Antiquiertheit des Menschen, vol. 2, Über die Zerstörungs des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution, Munich, 2002 ; L’Obsolescence de l’homme, tome II, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisièle révolution industrielle, traduit de l’allemand par Christophe David, éditions Fario, 2011.

lundi 2 novembre 2015

On a coutume de considérer la mélancolie comme un état d’âme

On a coutume de considérer la mélancolie comme un état d’âme ; or je déclare que la mélancolie n’est pas un état, mais une activité : c’est l’action de l’esprit sur l’âme ou l’action de l’âme sur l’esprit. [...]
L’activité de l’homme mélancolique tend à établir des correspondances entre les images de ses sentiments et les concepts de son savoir, dans le but de les démêler par des jeux successifs d’inductions et de déductions. Mais en agissant de la sorte, il se façonne cet espace mort excessivement instable où niche le sentiment du néant du savoir ou le savoir du néant des sentiments.
C’est dans cet espace que nous nommons esprit le sujet du savoir dénué de sentiment, et âme le sujet des sentiments dénués de savoir.

Péter Nádas, Mélancolie, traduit du hongrois par Marc Martin, Le Bruit du temps, 2015.

samedi 10 octobre 2015

Deux moines marchaient dans le Japon d’autrefois sur une route boueuse

Deux moines marchaient dans le Japon d’autrefois sur une route boueuse, et sous des trombes d’eau. Après un virage, ils rencontrèrent une jeune et jolie jeune fille, qui n’osait traverser la route, de peur de salir son kimono et son écharpe de soie.
« Approche », lui cria aussitôt Tanzan. Puis il la prit dans ses bras, et la déposa au-delà des flaques.
Ekido ne fit aucun commentaire, mais le soir, lorsqu’ils furent arrivés au temple où ils devaient dormir tous les deux, il ne se contint plus : « Tu sais qu’il nous est interdit d’approcher les femmes, surtout lorsqu’elles sont jeunes et jolies, dit-il à son compagnon. Pourquoi as-tu fait cela ?
— Oh ! moi, je l’ai oubliée depuis longtemps, lui répondit Tanzan. Mais toi, tu t’en souviens encore ? »

Gérard Macé, Pensées simples, Gallimard, 2011.

vendredi 9 octobre 2015

Venise, oui, je sais. Le soir, c’est presque aussi bien illuminé que la gare de Lyon.

Jules Renard, Journal, 1er janvier 1901.

dimanche 20 septembre 2015

Brimer les enfants si l’on veut en faire des poètes

Dans le Tigré, quand on voit un enfant écrire, on lui prédit qu’il va devenir sorcier. Et l’étudiant qui trace des signes dans le sol se voit récompensé par des coups sur les doigts, avec une baguette très dure.
Marcel Griaule, qui se fait l’écho de ces pratiques dans Silhouettes et graffiti abyssins, suggère que les prêtres craignent la concurrence, le partage des privilèges et des profits, au point qu’ils déconsidèrent l’initié : un enfant qui manie le roseau taillé, c’est un prétentieux qui « court comme un écrivain derrière les grands », ou s’empresse de vendre les remèdes recopiés sur des peaux. Mais derrière ces motifs intéressés, se cache aussi l’intention de protéger celui qui veut apprendre, de le mettre en garde et de l’éprouver. Car l’écriture, malsaine et dangereuse, est « servante de la magie ».
Les adeptes du dieu Toth, les interprètes de la Kabbale, les copistes de grimoires médiévaux ne pensaient pas autrement, et leurs pratiques à l’égard des disciples n’étaient guère différentes.

Henri Michaux exprime la même idée, plus brutale en apparence mais tempérée par l’ironie, quand il recommande de brimer les enfants si l’on veut en faire des poètes.

Gérard Macé, Pensées simples, Gallimard, 2011.

samedi 19 septembre 2015

Le sublime effort de Spinoza tient à ce qu’il contemple la réalité non pas avec des yeux humains, mais avec ceux-là mêmes de la réalité si celle-ci en était dotée.

Giuseppe Rensi, Spinoza, Traduit de l’italien par Marie-José Tramuta, Allia, 2014.

mardi 15 septembre 2015

Ne faudrait-il pas écrire sans carnet ?
Si, mais j’ai beaucoup de plaisir à tenir mes carnets. J’y mets tout : ce qui me passe par la tête, ce que j’aime lire, des souvenirs, parce qu’ils foutent le camp. Quand on se rappelle quelque chose qu’on ne s’est pas rappelé depuis six mois, il faut stocker, surtout en vieillissant. Mais ce qui est embêtant, c’est qu’une fois stocké, le souvenir le sait et il s’en va définitivement. Nabokov dit que la mémoire ne stocke que ce qu’elle sait n’être stocké nulle part ailleurs. Si elle sait que vous l’avez marqué quelque part, elle l’éponge.

Pierre Michon, Le roi vient quand il veut, Albin Michel, 2007.

lundi 14 septembre 2015

Du haut du pont

Zhuang Zi et le logicien Hui Zi se promenaient sur le pont de la rivière Hao. Zhuang Zi observa : «Voyez les petits poissons qui frétillent, agiles et libres ; comme ils sont heureux ! » Hui Zi objecta : «Vous n’êtes pas un poisson ; d’où tenez-vous que les poissons sont heureux ?
– Vous n’êtes pas moi, comment pouvez-vous savoir ce que je sais du bonheur des poissons ?
– Je vous accorde que je ne suis pas vous et, dès lors, ne puis savoir ce que vous savez. Mais comme vous n’êtes pas un poisson, vous ne pouvez savoir si les poissons sont heureux.
– Reprenons les choses par le commencement, rétorqua Zhuang Zi, quand vous m’avez demandé “d’où tenez-vous que les poissons sont heureux”, la forme même de votre question impliquait que vous saviez que je le sais. Mais maintenant, si vous voulez savoir d’où je le sais – eh bien, je le sais du haut du pont. »

Simon Leys, Le Bonheur des petits poissons, JC Lattès, 2008.

vendredi 22 mai 2015

L’Alphabet est public, et chacun est le maître de s’en servir pour créer une parole, et la faire devenir son propre nom.

Jacques [Giacomo] Casanova de Seingalt, Histoire de ma vie, tome second, chapitre IX, folio 123r.

jeudi 21 mai 2015

dimanche 17 mai 2015

Pour chaque mot, pour chaque acte nous ferons naître un homme spécial


Mannequin néoclassique, Italie 1810, Comune di Bergamo Accademia Carrara.

Nous ne tenons pas, disait-il, à des ouvrages de longue haleine, à des êtres faits pour durer longtemps. Nos créatures ne seront point des héros de romans en plusieurs volumes. Elles auront des rôles courts, lapidaires, des caractères sans profondeur. C’est souvent pour un seul geste, pour une seule parole, que nous prendrons la peine de les appeler à la vie. Nous le reconnaissons avec franchise : nous ne mettons pas l’accent sur la durée ou la solidité de l’exécution, et nos créatures seront comme provisoires, faites pour ne servir qu’une fois. S’il s’agit d’êtres humains, nous leur donnerons par exemple une moitié de visage, une jambe, une main, celle qui sera nécessaire pour leur rôle. Ce serait pur pédantisme de se préoccuper du second élément s’il n’est pas destiné à entrer en jeu. Par-derrière, on pourrait tout simplement faire une couture, ou les peindre en blanc. Nous placerons notre ambition dans cette fière devise : un acteur pour chaque geste. Pour chaque mot, pour chaque acte nous ferons naître un homme spécial. Tel est notre goût, et ce sera un monde selon notre bon plaisir.

Bruno Schulz, « Traité des mannequins ou la seconde Genèse », Les Boutiques de cannelle, traduit du polonais par Thérèse Douchy, Georges Sidre et Georges Lisowski, éditions Denoël, 1974.

vendredi 17 avril 2015


AM 563 b 4to ( (Stofnun Árna Magnússonar í íslenskum fræðum, Reykjavik)

lundi 13 avril 2015

Mais où était notre maison ?

57. J’ai rêvé que Georges Perec avait trois ans et pleurait, inconsolable. J’essayais de le calmer. Je le prenais dans mes bras, lui achetais des friandises, des livres à colorier. Puis nous allions sur les Quais de New York et pendant qu’il jouait sur le toboggan je me disais à moi-même : je ne suis bon à rien, mais je serai là pour prendre soin de toi, personne ne te fera de mal, personne n’essaiera de te tuer. Ensuite, il se mettait à pleuvoir et nous retournions tranquillement à la maison. Mais où était notre maison ?

Roberto Bolaño, « Un tour dans la littérature », Trois, traduit de l'espagnol (Chili) par Robert Amutio, Christian Bourgois, 2012.

mardi 7 avril 2015

« Je m’appelle Grim »

Det Kongelike Bibliotek, Copenhague, ms. Nks 1867 4to (1760), 94r.
 

Le Tiers dit ensuite : « Odin est le plus éminent et le plus ancien des Ases. Il préside à toutes choses et, tout puissants que sont les autres dieux, ils le servent tous, tels des enfants leur père. Frigg est son épouse ; même si elle n’énonce pas de prophéties, elle sait tout du destin des hommes [...]
Odin est appelé Alfadr, parce qu’il est le père de tous les dieux. Il est également appelé Valfadr, parce que tous les guerriers qui meurent au combat sont ses fils adoptifs : il leur attribue une place à la Valhalle et à Vingolf, et ils reçoivent alors le nom d’Einheriar [guerriers éminents]. Il est aussi appelé Hangagud [dieu des pendus], Haptagud [dieu des liens] et Farmagud [dieu des charges], et il se présenta sous d’autres noms encore quand il fit visite au roi Geirrœd :

Je m’appelle Grim,
Et Gangleri,
Herian, Hialmberi,
Thekk, Thridi,
Thud, Ud,
Helblindi, Har,
Sad, Svipal,
Sanngetal,
Herteit, Hnikar,
Bileyg, Baleyg,
Bolverk, Fiolnir,
Grimnir, Glapsvid, Fiolsvid,
Sidhott, Sidskegg,
Sigfadr, Hnikud,
Alfadr, Atrid, Farmatyr,
Oski, Omi,
Iafnhar, Biflindi,
Gondlir, Harbard,
Svidur, Svidrir,
Ialk, Kialar, Vidur,
Thror, Ygg, Thund,
Vak, Skilving,
Vafud, Hroptatyr,
Gaut, Veratyr. »

 

Gangleri déclara alors : « Vous lui avez donné pléthore de noms ! Et, par ma foi, il faut être très savant pour pouvoir donner des explications et des exemples au sujet des événements qui sont à l’origine de chacun de ces noms. »
Le Très-Haut répondit : « Il est en effet fort instructif d’apprendre [cette liste] avec soin. Mais, qu’il me suffise de te dire que la plupart des noms qui lui furent donnés résultent du fait qu’il existe de nombreuses langues de par le monde, et que tous les peuples ont par conséquent estimé nécessaire de changer son nom dans leurs propres langues afin de pouvoir l’invoquer et lui adresser des prières en leur faveur. D’autre part, certains des événements ayant donné naissance à ces noms se sont produits au cours de ses expéditions, lesquelles sont mentionnées dans divers récits. Aussi ne sera-t-il pas possible de te qualifier d’homme instruit si tu n’es pas en mesure de raconter ces hauts faits. »
 

Snorri Sturluson, L’Edda. Récits de mythologie nordique, traduit du vieil islandais, introduit et annoté par François-Xavier Dillmann, Gallimard, 1991.  

 

Þá mælti Þriði: „Óðinn er æðstr ok elztr ásanna. Hann ræðr öllum hlutum, ok svá sem önnur goðin eru máttug, þá þjóna honum öll svá sem börn föður, en Frigg er kona hans, ok veit hon örlög manna, þótt hon segi eigi spár [...]
Óðinn heitir Alföðr, því at hann er faðir allra goða. Hann heitir ok Valföðr, því at hans óskasynir eru allir þeir, er í val falla. Þeim skipar hann Valhöll ok Vingólf, ok heita þeir þá Einherjar. Hann heitir ok Hangaguð ok Haftaguð, Farmaguð, ok enn hefir hann nefnzt á fleiri vega, þá er hann var kominn til Geirröðar konungs: 

Hétumk Grímr
ok Gangleri,
Herjann, Hjalmberi,
Þekkr, Þriði,
Þuðr, Uðr,
Helblindi, Hárr,
Saðr, Svipall,
Sanngetall,
Herteitr, Hnikarr,
Bileygr, Báleygr,
Bölverkr, Fjölnir,
Grímnir, Glapsviðr, Fjölsviðr,
Síðhöttr, Síðskeggr,
Sigföðr, Hnikuðr,
Alföðr, Atríðr, Farmatýr,
Óski, Ómi,
Jafnhárr, Biflindi,
Göndlir, Hárbarðr,
Sviðurr, Sviðrir,
Jalkr, Kjalarr, Viðurr,
Þrór, Yggr, Þundr,
Vakr, Skilfingr,
Váfuðr, Hroftatýr,
Gautr, Veratýr.

Þá mælti Gangleri: „Geysimörg heiti hafit þér gefit honum, ok þat veit trúa mín, at þat mun vera mikill fróðleikr, sá er hér kann skyn ok dæmi, hverir atburðir hafa orðit sér til hvers þessa nafns.“
Þá segir Hárr: „Mikil skynsemi er at rifja þat vandliga upp, en þó er þér þat skjótast at segja, at flest heiti hafa verit gefin af þeim atburð, at svá margar sem eru greinir tungnanna í veröldinni, þá þykkjast allar þjóðir þurfa at breyta nafni hans til sinnar tungu til ákalls ok bæna fyrir sjálfum sér, en sumir atburðir til þessa heita hafa gerzt í ferðum hans, ok er þat fært í frásagnir, ok muntu eigi mega fróðr maðr heita, ef þú skalt eigi kunna segja frá þeim stórtíðendum.“

mercredi 1 avril 2015

mardi 31 mars 2015

Il faut s’y faire

Ceux pour qui les choses tournent un peu mal s’en rendent compte assez bien. Du moins ils en ont le sentiment mais dans leur tête c’est moins clair, et ils s’en laissent facilement détourner. Comme leur corps, leur sentiment s’ébranle et cahote à la cadence du véhicule qui le matin les conduit à l’usine ou au bureau. Les habitudes apportent tout au plus un certain soulagement, comme une drogue très légère qu’on a du mal à identifier comme telle. Toute la vie dans la société bourgeoise en est imprégnée, c’est ce qui la rend supportable. Quand la situation est absolument désespérée en revanche, pas seulement monotone mais destructrice, il se forme un contrepoison bien plus fort qui vient de nous-mêmes. C’est le léger étourdissement qu’éprouvent déjà les collégiens quand les notes deviennent de plus en plus mauvaises et qu’il y a vraiment de la catastrophe dans l’air ; les adultes sentent cela autrement mais c’est du même ordre : quand on a jeté sa dernière carte et tout perdu, on ressent parfois cette félicité tout illusoire d’être au bout de son rouleau. Une félicité molle qui amortit les coups et les écarte, pour un temps du moins. On n’en tire pas la moindre énergie mais, tandis que les habitudes nous abrutissent, la petite ivresse qui étincelle dans le malheur est la jouissance d’un défi — et d’un défi qui n’a même plus besoin apparemment de tenir tête, qui, étrangement, libère, ne serait-ce qu’un court instant. Il y a là un élément caché, qui n’a pas été mis en jeu, à la fois comme viatique et comme lumière — et pas seulement comme lumière intérieure

Ernst Bloch, Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

vendredi 27 mars 2015


AM 563 b 4to ( (Stofnun Árna Magnússonar í íslenskum fræðum, Reykjavik)

lundi 23 mars 2015

Skräck


Aurélia Frey


Skräck
för ljuset
i mörkret.

Dans le noir
la lumière
fait peur.

Bo Carpelan, 73 dikter, 1966, 73 poèmes, traduit du suédois par Carl Gustaf Bjurström & Lucie Albertini, Obsidiane, 1984.

samedi 21 mars 2015

Flemme

Plus les jours passent, plus je manque d’énergie. La cause d’une telle atonie ? Aucune idée. En ai-je honte ? Non. Il y a tellement de bonnes raisons de rester couché. L’histoire est une aberration. Que l’intelligence humaine se soit laissé berner par le désir d’entreprendre dit tout de sa vanité.

Frédéric Schiffter, Dictionnaire chic de philosophie, Écriture, 2014.

vendredi 20 mars 2015

Des velléités de vie me traversent

Engourdissement. Je me réveille comme par pure habitude. Je pourrais aussi bien m’en dispenser. Puis, dans la journée, comme des voix confuses et lointaines, plus confuses encore certes que celles des voisins criards, des velléités de vie me traversent. Si je les écoute, j’écris. Elles ne durent pas.

Philippe Jaccottet, « Observations II », Observations 1951-1956, Gallimard, 1998.

jeudi 19 mars 2015

I något rum


Aurélia Frey

I något rum,
någon
stöder sitt ansikte
i sina händer
och lyssnar
till del uteblivna.

Dans une chambre
quelqu’un
prend son visage
entre ses mains
écoute
ce qui n’est pas venu.

Bo Carpelan, 73 dikter, 1966, 73 poèmes, traduit du suédois par Carl Gustaf Bjurström & Lucie Albertini, Obsidiane, 1984.


mercredi 18 mars 2015

Mélabú

Mélabú, l’un des plus beaux mots du hongrois, fait aussi partie des plus nobles.
Sans violence aucune, mais non sans acuité, la première syllabe projette dans l’espace ce que la seconde émousse aussitôt ; cette tension entre acuité et matité éclate alors, telle une bulle irisée, sur la consonne de la troisième syllabe, pour que se creuse, long et profond, un vide sonore en fin de mot.
L’absence invoque l’espace dans ce mot à fin ouverte, et l’absence appelle un gigantesque espace de ses voeux ; le plus vaste des espaces imaginables.
Si la mort était la manifestation concevable de la vie, nous pourrions dire au moins des manifestations de l’univers qu’elles peuvent se vivre et se comprendre. Car, une fois prononcé, le mot table nécessite la place que prend notre table ; cathédrale, l’espace qu’occupe la cathédrale la plus imposante de notre imaginaire ou de notre expérience ; et Dieu, pas davantage que l’homme ne s’en octroie pour lui-même.
Mais quand la tension des forces humaines génère une bulle qui éclate, et qu’un vide, alors, se donne à sentir ; quand nous souhaitons ensuite nommer ce vide surgissant qui, tout à l’heure encore, manifestait sa présence par son absence effective, les mots de notre langue finissent par aspirer à un espace infini, immensurable à l’aune de l’expérience ou de l’imaginaire.
Tout mot y tend. Jamais aucun n’y a accédé.

Péter Nádas, Mélancolie, traduit du hongrois par Marc Martin, Le Bruit du temps, 2015.

jeudi 12 mars 2015

La quiétude accompagna la suspension du jugement, comme l’ombre le corps

Celui qui croit qu’une chose est belle ou laide par nature ne cesse d’être inquiet. Que vienne à lui manquer ce qu’il croit être un bien, il se figure endurer les pires tourments et se lance à la poursuite de ce qu’il croit être un bien. Le possède-t-il enfin, que déjà le voilà plongé dans de multiples inquiétudes qu’excite en lui une raison sans mesure, et dans la crainte d’un revers de fortune, il fait tout pour que ne lui soit point ravi ce qu’il croit un bienfait. Tandis que celui qui ne se prononce ni sur ce qui est naturellement bon ni sur ce qui est naturellement mauvais ne fuit rien et ne se dépense pas en vaines poursuites. Aussi connaît-il la quiétude.
En somme il est arrivé au sceptique ce qui, dit-on, est arrivé au peintre Apelle. Un jour, peignant un cheval et voulant représenter sur son tableau l’écume du cheval, il y renonça, furieux, et jeta sur sa peinture l’éponge avec laquelle il essuyait ses pinceaux ; ce qui eut pour effet de laisser une trace de couleur imitant l’écume du cheval. Les sceptiques, eux aussi, espéraient atteindre la quiétude en tranchant par le jugement la contradiction entre ce qui nous apparaît et les conceptions de l’esprit, et, n’y parvenant point, ils suspendirent leur jugement. Par bonheur, la quiétude accompagna la suspension du jugement, comme l’ombre le corps. [Sextus Empiricus, Hypotyposes, I]

De même qu’Apelle parvient à réaliser la perfection de l’art en renonçant à l’art, le sceptique parvient à réaliser l’œuvre d’art philosophique, c’est-à-dire la paix de l’âme, en renonçant à la philosophie, entendue comme discours philosophique.

Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Gallimard, 1995.

mercredi 11 mars 2015

L’antique ascenseur hydraulique du Dakota

L’antique ascenseur hydraulique du Dakota descendait à la vitesse de la baisse de la radioactivité. Le déclin et la chute de Rome, pensai-je, avaient dû se dérouler plus rapidement. Je n’avais aucune idée du fonctionnement des ascenseurs hydrauliques, mais si cet ascenseur utilisait l’eau, à en juger par sa vitesse, il avait probablement besoin que l’eau s’évapore pour descendre et qu’elle se condense pour monter.

Steve Tesich, Karoo, traduit de l'américain par Anne Wicke, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012.

lundi 9 mars 2015

Une foule hystérique s’apprête à lapider la femme adultère. Jésus intervient : « Que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre. » Tout le monde s’arrête, sauf une autre femme, plus très jeune, mais très digne, qui s’avance avec un gros pavé, et écrabouille sauvagement la tête de la pécheresse. Alors Jésus : « Maman, tu fais chier ! »

Gérard Genette, Figures V, Le Seuil, 2002.

vendredi 6 mars 2015

Le fondement de ce que nous appelons l’Histoire

La plupart des horreurs commises à mon époque (voilà que je tournais au philosophe) n’étaient pas l’œuvre d’hommes mauvais déterminés à commettre des actes mauvais. C’étaient plutôt les actes d’hommes comme moi. Des hommes avec des critères moraux et esthétiques d’un ordre supérieur – quand cela les prenait. Des hommes qui savaient distinguer le bien du mal et qui agissaient pour le bien, quand ils étaient dans cet état d’esprit. Mais des hommes qui n’avaient pas d’amarres pour maintenir ces convictions et ces critères en place. Des hommes sujets aux humeurs et aux vents changeants, condamnés à se retourner complètement quand une autre humeur, contradictoire, leur tombait dessus. Ils trouveraient toujours, ces hommes lunatiques, une façon de justifier leurs actions et d’en assumer les conséquences. La terminologie qu’ils utilisaient pour justifier leurs crimes était, pour une large part, le fondement de ce que nous appelons l’Histoire.

Steve Tesich, Karoo, traduit de l'américain par Anne Wicke, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012.

mercredi 4 mars 2015

L’angoisse nous coupe la parole

L’angoisse nous coupe la parole. Parce que l’existant glisse dans son ensemble et qu’ainsi justement le Néant nous accule, toute proposition qui énoncerait l’« être » (dirait le mot « est ») se tait en sa présence. S’il est vrai que dans l’oppression de l’angoisse nous cherchions souvent à combler précisément le vide du silence par un discours au hasard, ce n’est encore là qu’un témoignage pour la présence du Néant.
Que l’angoisse dévoile le Néant, c’est ce que l’homme confirme lui-même lorsque l’angoisse a cédé. Avec le clairvoyant regard que porte le souvenir tout frais, nous sommes forcés de dire : ce devant quoi et pourquoi nous nous angoissions n’était « réellement »… rien. En effet : le Néant lui-même – comme tel – était là.

Martin Heidegger [« Qu’est-ce que la métaphysique ? » (1929), dans Questions I et II, éditions Gallimard, 1968], cité dans Clément Rosset, Le monde perdu, Fata Morgana, 2009.

mardi 3 mars 2015

« Comment c’est ? »

On raconte que Courbet, travaillant un jour sur quelque paysage, s’avisa soudain qu’il peignait depuis quelques instants un objet lointain dont il ignorait la nature. Il envoya quelqu’un sur place identifier cet objet. L’assistant revint : « Ce sont des fagots. » Courbet avait donc peint un objet « non identifié », et ce sans gêne particulière, puisqu’il n’avait pas, comme peintre, affaire à l’identité (« Qu’est-ce que c’est ? »), et encore moins à la fonction (« À quoi ça sert ? ») de l’objet, mais à son apparence visuelle, à son aspect – contours et couleurs : « Comment c’est ? »

Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, éditions du Seuil,  2010.

lundi 2 mars 2015

Il n’y aurait pas de trompettes pour réveiller les morts

Durant tout ce long et chaud après-midi, pendant que je transpirais dans ma chaise longue au bord de la piscine, la voix d’une femme passait de temps à autre dans le haut-parleur pour annoncer à l’un de nous qu’il avait un appel.
« Téléphone pour Monsieur Stump. »
« Téléphone pour Madame Florio. »
« Téléphone pour Monsieur Messer. »
Les appelés, comme s’ils avaient ainsi été ramenés à la vie, sortaient de leur léthargie et se levaient pour aller répondre. Aucun d’entre eux ne revenait ensuite s’allonger parmi nous. Ils étaient sauvés. Nous autres, les damnés, ceux qu’on n’appelait pas, restaient pour cuire dans cette chaleur terrible.
Peut-être, me dis-je, le Jugement dernier ressemblerait-il à ça. Il n’y aurait pas de trompettes pour réveiller les morts. Mais des coups de téléphone. Soit vous seriez appelé, soit vous ne le seriez pas.

Steve Tesich, Karoo, traduit de l'américain par Anne Wicke, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012.

dimanche 1 mars 2015

Que sont toutes les mélodies

Que sont toutes les mélodies auprès de celle qu’étouffe en nous la double impossibilité de vivre et de mourir !

Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, Gallimard, 1952. 

samedi 28 février 2015

Je suis l’athée de cent théologies

Je ne veux rien donner à personne. Je ne veux consacrer ni donner quoi que ce soit à quelque homme que ce soit. Je suis l’animal non religieux par excellence ; je suis l’athée de cent théologies – de la théologie mondaine, socialiste, humanitaire, aristocratique ; de la théologie des hommes sérieux, honnêtes, laborieux, patriotes, civiques et disciplinés et de tout catéchisme.

Giovanni Papini, La Vie de personne, traduit de l’italien par Hélène Frappat, éditions Allia,  2009.

dimanche 22 février 2015

Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant

Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thème de Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisition sentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humain qui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âme dont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés. Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant, mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notions qui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons, mais nous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et la mort avec elle a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable.

Marcel Proust, Un amour de Swann, 1913.

samedi 21 février 2015

Les changements de la saison, les désirs de son âme et les misères de son existence

Il avait, ce Marcovaldo, un œil peu fait pour la vie citadine : les panneaux publicitaires, les feux de signalisation, les enseignes lumineuses, les affiches, pour aussi étudiés qu’ils fussent afin de retenir l’attention, n’arrêtaient jamais son regard qui semblait glisser comme sur les sables du désert. Par contre, qu’une feuille jaunît sur une branche, qu’une plume s’accrochât à une tuile, il les remarquait aussitôt ; il n’était pas de taon sur le dos d’un cheval de trou de ver dans une table, de peau de figue écrasée sur le trottoir que Marcovaldo ne notât et n’en fît l’objet de ses réflexions, découvrant ainsi les changements de la saison, les désirs de son âme et les misères de son existence.

Italo Calvino, Marcovaldo ovvero Le stagioni in città, 1963, Marcovaldo ou Les saisons en ville, traduit de l'italien par Roland Stragliati, Jullird, 1979.

dimanche 8 février 2015

Majorque, 16 août 2000
Rêve que Fanny Deleuze, épouse du philosophe décédé, a été nommée par le gouvernement français non pas « maire » mais « mère » de Paris ; fonction nouvelle qui l’accapare au point qu’elle a dû cesser toute autre activité et a même dû renoncer à ses leçons de natation à la piscine ; lesquelles, assure-t-elle, lui faisaient tant de bien.
L’étrangeté de la nouvelle me réveille aussitôt.

Clément Rosset, Le monde perdu, Fata Morgana, 2009.

jeudi 5 février 2015

Nous aurons été pour si peu de chose dans sa vie…

Chaque soir, je savais qu’aux environs de vingt et une heures quarante-cinq minutes, elle dirait, sur la scène, face au public :
« Nous aurons été pour si peu de chose dans sa vie… »
Et de l’écrire aujourd’hui, un demi-siècle plus tard – ou même après un siècle, je ne sais plus compter les années – j’oublie un instant ce sentiment de vide que j’éprouve. Taxi qui attendait à huit heures du soir, peur d’arriver après le lever du rideau, canadienne à cause de l’hiver et de la neige, gestes qui étaient quotidiens et qui sont abolis, pièce de théâtre que personne ne verra plus jamais, rires et applaudissements perdus, théâtre lui-même que l’on a détruit… Nous aurons été pour si peu de chose dans sa vie...

Patrick Modiano, L’Herbe des nuits, Gallimard, 2012.

mercredi 4 février 2015

Nos vertus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre

… nos vertus elles-mêmes ne sont pas quelque chose de libre, de flottant, de quoi nous gardions la disponibilité permanente ; elles finissent par s’associer si étroitement dans notre esprit avec les actions à l’occasion desquelles nous nous sommes fait un devoir de les exercer, que si surgit pour nous une activité d’un autre ordre, elle nous prend au dépourvu et sans que nous ayons seulement l’idée qu’elle pourrait comporter la mise en œuvre de ces mêmes vertus.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu : À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, 1919.

mardi 3 février 2015

Deux corbeaux sont perchés sur ses épaules


SÁM 66 (Stofnun Árna Magnússonar í íslenskum fræðum, Reykjavik)

Deux corbeaux sont perchés sur ses épaules et lui disent à l’oreille tous les événements qu’ils voient ou entendent ; l’un s’appelle Hugin (« Pensée ») et l’autre Munin (« Mémoire »). À l’aube, il les envoie voler à travers le monde entier et ils reviennent à l’heure du déjeuner : ainsi apprend-il maintes nouvelles. C’est pour cette raison qu’il est appelé Hrafnagud (« dieu aux corbeaux »). Voici ce qui est dit ici :

Hugin et Munin
Volent chaque jour
Au-dessus de la vaste terre.
Je crains pour Hugin
Qu’il ne revienne point,
Mais je m’inquiète plus encore pour Munin.

Snorri Sturluson, L’Edda. Récits de mythologie nordique, traduit du vieil islandais, introduit et annoté par François-Xavier Dillmann, Gallimard, 1991. 

Hrafnar tveir sitja á öxlum honum ok segja í eyru honum öll tíðendi, þau er þeir sjá eða heyra. Þeir heita svá, Huginn ok Muninn. Þá sendir hann í dagan at fljúga um heim allan, ok koma þeir aftr at dögurðarmáli. Þar af verðr hann margra tíðenda víss. Því kalla menn hann Hrafnaguð, svá sem sagt er:

Huginn ok Muninn
fljúga hverjan dag
jörmungrund yfir;
óumk ek Hugin,
at hann aftr né komi,
þó sjáumk ek meir of Munin.

lundi 2 février 2015

Les enfants s’ennuient le dimanche

Les enfants s’ennuient le dimanche. Passereau propose une semaine de vingt-quatre jours pour dépecer le dimanche. Soit une heure de dimanche s’ajoutant à chaque jour, de préférence, l’heure des repas, puisqu’il n’y a plus de pain sec.
Mais qu’on ne lui parle plus de dimanche.

René Char, « Feuillets d’Hypnos, 1943-1944 », § 15, Fureur et mystère, Gallimard, 1962.

dimanche 1 février 2015

Ne me laisse pas seul avec les morts

Comme ils sont beaux les siècles à venir.
Si vous saviez comme j’aurais voulu vivre parmi vous.
Ne me croyez pas si ferme que j’en ai l’air. Je comprendrais, je vous l’assure, je suis fort pressé, sollicité sans relâche par le dehors et le grand espace du futur. Je chercherais.
Si quelque esprit dans ce temps-là peut se mettre en relation avec ce qui restera de moi, qu’il tente l'expérience, il y aura peut-être encore quelque chose à faire avec ma personne. Essayez.
Ne me laissez pas pour mort, parce que les journaux auront annoncé que je n’y suis plus. Je me ferai plus humble que je ne suis maintenant. Il le faudra bien. Je compte sur toi, lecteur, sur toi qui me vas lire, quelque jour, sur toi lectrice. Ne me laisse pas seul avec les morts comme un soldat sur le front qui ne reçoit pas de lettres. Choisis-moi parmi eux, pour ma grande anxiété et pour mon grand désir. Parle-moi alors, je t’en prie, j’y compte.

Henri Michaux, Ecuador, Gallimard, 1929.

samedi 31 janvier 2015

À quoi bon fréquenter Platon

À quoi bon fréquenter Platon, quand un saxophone peut aussi bien nous faire entrevoir un autre monde ?

Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, Gallimard, 1952.

vendredi 30 janvier 2015

Cent nuits

Un mandarin était amoureux d’une courtisane. « Je serai à vous, dit-elle, lorsque vous aurez passé cent nuits à m’attendre assis sur un tabouret, dans mon jardin, sous ma fenêtre. » Mais, à la quatre-vingt-dix-neuvième nuit, le mandarin se leva, prit son tabouret sous son bras et s’en alla.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Le Seuil, 1977.

jeudi 29 janvier 2015

Il est entré dans un deçà de lui-même

Il est entré dans un deçà de lui-même. Il est descendu dans sa cave. Il ressemble à une maison vide, d’où quelque chose, mais on ne sait quoi, vous regarde encore par un soupirail du sous-sol. Il n’a pas pu supporter le siècle. Il s’est fait peur. Il est parti. Priez pour l’homme. Il ne reviendra pas de longtemps.

Alexandre Vialatte, Dernières nouvelles de l’homme, Julliard, 1978.

samedi 10 janvier 2015



Philippe Honoré, dit Honoré (1941-2015), Petit Larousse, édition anniversaire, 2010.