mardi 31 mars 2015

Il faut s’y faire

Ceux pour qui les choses tournent un peu mal s’en rendent compte assez bien. Du moins ils en ont le sentiment mais dans leur tête c’est moins clair, et ils s’en laissent facilement détourner. Comme leur corps, leur sentiment s’ébranle et cahote à la cadence du véhicule qui le matin les conduit à l’usine ou au bureau. Les habitudes apportent tout au plus un certain soulagement, comme une drogue très légère qu’on a du mal à identifier comme telle. Toute la vie dans la société bourgeoise en est imprégnée, c’est ce qui la rend supportable. Quand la situation est absolument désespérée en revanche, pas seulement monotone mais destructrice, il se forme un contrepoison bien plus fort qui vient de nous-mêmes. C’est le léger étourdissement qu’éprouvent déjà les collégiens quand les notes deviennent de plus en plus mauvaises et qu’il y a vraiment de la catastrophe dans l’air ; les adultes sentent cela autrement mais c’est du même ordre : quand on a jeté sa dernière carte et tout perdu, on ressent parfois cette félicité tout illusoire d’être au bout de son rouleau. Une félicité molle qui amortit les coups et les écarte, pour un temps du moins. On n’en tire pas la moindre énergie mais, tandis que les habitudes nous abrutissent, la petite ivresse qui étincelle dans le malheur est la jouissance d’un défi — et d’un défi qui n’a même plus besoin apparemment de tenir tête, qui, étrangement, libère, ne serait-ce qu’un court instant. Il y a là un élément caché, qui n’a pas été mis en jeu, à la fois comme viatique et comme lumière — et pas seulement comme lumière intérieure

Ernst Bloch, Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

vendredi 27 mars 2015


AM 563 b 4to ( (Stofnun Árna Magnússonar í íslenskum fræðum, Reykjavik)

lundi 23 mars 2015

Skräck


Aurélia Frey


Skräck
för ljuset
i mörkret.

Dans le noir
la lumière
fait peur.

Bo Carpelan, 73 dikter, 1966, 73 poèmes, traduit du suédois par Carl Gustaf Bjurström & Lucie Albertini, Obsidiane, 1984.

samedi 21 mars 2015

Flemme

Plus les jours passent, plus je manque d’énergie. La cause d’une telle atonie ? Aucune idée. En ai-je honte ? Non. Il y a tellement de bonnes raisons de rester couché. L’histoire est une aberration. Que l’intelligence humaine se soit laissé berner par le désir d’entreprendre dit tout de sa vanité.

Frédéric Schiffter, Dictionnaire chic de philosophie, Écriture, 2014.

vendredi 20 mars 2015

Des velléités de vie me traversent

Engourdissement. Je me réveille comme par pure habitude. Je pourrais aussi bien m’en dispenser. Puis, dans la journée, comme des voix confuses et lointaines, plus confuses encore certes que celles des voisins criards, des velléités de vie me traversent. Si je les écoute, j’écris. Elles ne durent pas.

Philippe Jaccottet, « Observations II », Observations 1951-1956, Gallimard, 1998.

jeudi 19 mars 2015

I något rum


Aurélia Frey

I något rum,
någon
stöder sitt ansikte
i sina händer
och lyssnar
till del uteblivna.

Dans une chambre
quelqu’un
prend son visage
entre ses mains
écoute
ce qui n’est pas venu.

Bo Carpelan, 73 dikter, 1966, 73 poèmes, traduit du suédois par Carl Gustaf Bjurström & Lucie Albertini, Obsidiane, 1984.


mercredi 18 mars 2015

Mélabú

Mélabú, l’un des plus beaux mots du hongrois, fait aussi partie des plus nobles.
Sans violence aucune, mais non sans acuité, la première syllabe projette dans l’espace ce que la seconde émousse aussitôt ; cette tension entre acuité et matité éclate alors, telle une bulle irisée, sur la consonne de la troisième syllabe, pour que se creuse, long et profond, un vide sonore en fin de mot.
L’absence invoque l’espace dans ce mot à fin ouverte, et l’absence appelle un gigantesque espace de ses voeux ; le plus vaste des espaces imaginables.
Si la mort était la manifestation concevable de la vie, nous pourrions dire au moins des manifestations de l’univers qu’elles peuvent se vivre et se comprendre. Car, une fois prononcé, le mot table nécessite la place que prend notre table ; cathédrale, l’espace qu’occupe la cathédrale la plus imposante de notre imaginaire ou de notre expérience ; et Dieu, pas davantage que l’homme ne s’en octroie pour lui-même.
Mais quand la tension des forces humaines génère une bulle qui éclate, et qu’un vide, alors, se donne à sentir ; quand nous souhaitons ensuite nommer ce vide surgissant qui, tout à l’heure encore, manifestait sa présence par son absence effective, les mots de notre langue finissent par aspirer à un espace infini, immensurable à l’aune de l’expérience ou de l’imaginaire.
Tout mot y tend. Jamais aucun n’y a accédé.

Péter Nádas, Mélancolie, traduit du hongrois par Marc Martin, Le Bruit du temps, 2015.

jeudi 12 mars 2015

La quiétude accompagna la suspension du jugement, comme l’ombre le corps

Celui qui croit qu’une chose est belle ou laide par nature ne cesse d’être inquiet. Que vienne à lui manquer ce qu’il croit être un bien, il se figure endurer les pires tourments et se lance à la poursuite de ce qu’il croit être un bien. Le possède-t-il enfin, que déjà le voilà plongé dans de multiples inquiétudes qu’excite en lui une raison sans mesure, et dans la crainte d’un revers de fortune, il fait tout pour que ne lui soit point ravi ce qu’il croit un bienfait. Tandis que celui qui ne se prononce ni sur ce qui est naturellement bon ni sur ce qui est naturellement mauvais ne fuit rien et ne se dépense pas en vaines poursuites. Aussi connaît-il la quiétude.
En somme il est arrivé au sceptique ce qui, dit-on, est arrivé au peintre Apelle. Un jour, peignant un cheval et voulant représenter sur son tableau l’écume du cheval, il y renonça, furieux, et jeta sur sa peinture l’éponge avec laquelle il essuyait ses pinceaux ; ce qui eut pour effet de laisser une trace de couleur imitant l’écume du cheval. Les sceptiques, eux aussi, espéraient atteindre la quiétude en tranchant par le jugement la contradiction entre ce qui nous apparaît et les conceptions de l’esprit, et, n’y parvenant point, ils suspendirent leur jugement. Par bonheur, la quiétude accompagna la suspension du jugement, comme l’ombre le corps. [Sextus Empiricus, Hypotyposes, I]

De même qu’Apelle parvient à réaliser la perfection de l’art en renonçant à l’art, le sceptique parvient à réaliser l’œuvre d’art philosophique, c’est-à-dire la paix de l’âme, en renonçant à la philosophie, entendue comme discours philosophique.

Pierre Hadot, Qu’est-ce que la philosophie antique ? Gallimard, 1995.

mercredi 11 mars 2015

L’antique ascenseur hydraulique du Dakota

L’antique ascenseur hydraulique du Dakota descendait à la vitesse de la baisse de la radioactivité. Le déclin et la chute de Rome, pensai-je, avaient dû se dérouler plus rapidement. Je n’avais aucune idée du fonctionnement des ascenseurs hydrauliques, mais si cet ascenseur utilisait l’eau, à en juger par sa vitesse, il avait probablement besoin que l’eau s’évapore pour descendre et qu’elle se condense pour monter.

Steve Tesich, Karoo, traduit de l'américain par Anne Wicke, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012.

lundi 9 mars 2015

Une foule hystérique s’apprête à lapider la femme adultère. Jésus intervient : « Que celui qui n’a jamais péché lui lance la première pierre. » Tout le monde s’arrête, sauf une autre femme, plus très jeune, mais très digne, qui s’avance avec un gros pavé, et écrabouille sauvagement la tête de la pécheresse. Alors Jésus : « Maman, tu fais chier ! »

Gérard Genette, Figures V, Le Seuil, 2002.

vendredi 6 mars 2015

Le fondement de ce que nous appelons l’Histoire

La plupart des horreurs commises à mon époque (voilà que je tournais au philosophe) n’étaient pas l’œuvre d’hommes mauvais déterminés à commettre des actes mauvais. C’étaient plutôt les actes d’hommes comme moi. Des hommes avec des critères moraux et esthétiques d’un ordre supérieur – quand cela les prenait. Des hommes qui savaient distinguer le bien du mal et qui agissaient pour le bien, quand ils étaient dans cet état d’esprit. Mais des hommes qui n’avaient pas d’amarres pour maintenir ces convictions et ces critères en place. Des hommes sujets aux humeurs et aux vents changeants, condamnés à se retourner complètement quand une autre humeur, contradictoire, leur tombait dessus. Ils trouveraient toujours, ces hommes lunatiques, une façon de justifier leurs actions et d’en assumer les conséquences. La terminologie qu’ils utilisaient pour justifier leurs crimes était, pour une large part, le fondement de ce que nous appelons l’Histoire.

Steve Tesich, Karoo, traduit de l'américain par Anne Wicke, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012.

mercredi 4 mars 2015

L’angoisse nous coupe la parole

L’angoisse nous coupe la parole. Parce que l’existant glisse dans son ensemble et qu’ainsi justement le Néant nous accule, toute proposition qui énoncerait l’« être » (dirait le mot « est ») se tait en sa présence. S’il est vrai que dans l’oppression de l’angoisse nous cherchions souvent à combler précisément le vide du silence par un discours au hasard, ce n’est encore là qu’un témoignage pour la présence du Néant.
Que l’angoisse dévoile le Néant, c’est ce que l’homme confirme lui-même lorsque l’angoisse a cédé. Avec le clairvoyant regard que porte le souvenir tout frais, nous sommes forcés de dire : ce devant quoi et pourquoi nous nous angoissions n’était « réellement »… rien. En effet : le Néant lui-même – comme tel – était là.

Martin Heidegger [« Qu’est-ce que la métaphysique ? » (1929), dans Questions I et II, éditions Gallimard, 1968], cité dans Clément Rosset, Le monde perdu, Fata Morgana, 2009.

mardi 3 mars 2015

« Comment c’est ? »

On raconte que Courbet, travaillant un jour sur quelque paysage, s’avisa soudain qu’il peignait depuis quelques instants un objet lointain dont il ignorait la nature. Il envoya quelqu’un sur place identifier cet objet. L’assistant revint : « Ce sont des fagots. » Courbet avait donc peint un objet « non identifié », et ce sans gêne particulière, puisqu’il n’avait pas, comme peintre, affaire à l’identité (« Qu’est-ce que c’est ? »), et encore moins à la fonction (« À quoi ça sert ? ») de l’objet, mais à son apparence visuelle, à son aspect – contours et couleurs : « Comment c’est ? »

Gérard Genette, L’Œuvre de l’art, éditions du Seuil,  2010.

lundi 2 mars 2015

Il n’y aurait pas de trompettes pour réveiller les morts

Durant tout ce long et chaud après-midi, pendant que je transpirais dans ma chaise longue au bord de la piscine, la voix d’une femme passait de temps à autre dans le haut-parleur pour annoncer à l’un de nous qu’il avait un appel.
« Téléphone pour Monsieur Stump. »
« Téléphone pour Madame Florio. »
« Téléphone pour Monsieur Messer. »
Les appelés, comme s’ils avaient ainsi été ramenés à la vie, sortaient de leur léthargie et se levaient pour aller répondre. Aucun d’entre eux ne revenait ensuite s’allonger parmi nous. Ils étaient sauvés. Nous autres, les damnés, ceux qu’on n’appelait pas, restaient pour cuire dans cette chaleur terrible.
Peut-être, me dis-je, le Jugement dernier ressemblerait-il à ça. Il n’y aurait pas de trompettes pour réveiller les morts. Mais des coups de téléphone. Soit vous seriez appelé, soit vous ne le seriez pas.

Steve Tesich, Karoo, traduit de l'américain par Anne Wicke, éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2012.

dimanche 1 mars 2015

Que sont toutes les mélodies

Que sont toutes les mélodies auprès de celle qu’étouffe en nous la double impossibilité de vivre et de mourir !

Emil Cioran, Syllogismes de l’amertume, Gallimard, 1952.