mercredi 7 décembre 2011

Brossard et moi

Brossard et moi, ça fait deux, mais quand l’un de nous deux mourra, nous ne ferons plus qu’un. Le survivant épousera la sœur de Gabrielle, si elle est encore là. La sœur de Gabrielle ou quelqu’un du pays. Le survivant ira se confesser, attendra sur le parvis de l’église. Rira bien qui viendra. Et si personne ne vient, le survivant rentrera chez nous, dans la maison qui donne sur la mer. Il y fera le guide. C’est ce que nous venons de décider. Ce matin, nos chiens ont ri une dernière fois.
(…)
Au petit jour, quand les premières clefs ouvrent les portes, au lieu de sortir ou de rentrer, je resterai. Debout, puis assis, je regarderai la nuit s’en aller. Brave nuit. La machine à parler n’aura pas cessé de marcher mais son bruit est plus doux, le jour. Le jour, la mémoire sèche. Le jour, on n’éprouve pas le besoin de dire ce qu’on a devant soi. C’est le regard, la nuit, qui gêne et devient fou. Nous aimerions tant voir ce que le jour nous cache.

Pierre Dumayet, Brossard et moi, éditions Verdier, 1989.

lundi 26 septembre 2011

* * *


Gregory Crewdson

C’est fini le temps des poètes, aujourd’hui je dors.

Gil J. Wolman, L’Anticoncept, 1952.

lundi 15 août 2011

La clé de la vérité et du mystère



Les histoires personnelles, outre qu’elles se passent, disent-elles aussi quelque chose ? Malgré tout mon scepticisme, il m’est resté un peu de superstition irrationnelle, telle cette curieuse conviction que tout événement qui m’advient comporte en plus un sens, qu’il signifie quelque chose, que par sa propre histoire, la vie nous parle, nous révèle graduellement un secret, qu’elle s’offre comme un rébus à déchiffrer, que les histoires que nous vivons forment en même temps une mythologie de notre vie et que cette mythologie détient la clé de la vérité et du mystère. Est-ce une illusion ? C’est possible, c’est même vraisemblable, mais je ne peux réprimer ce besoin de continuellement déchiffrer ma propre vie.

Milan Kundera, Žert, 1967, La Plaisanterie, traduit du tchèque par Marcel Aymonin, Gallimard 1968, traduction révisée par Claude Courtot et l’auteur, Gallimard, 1985 (version définitive).

lundi 8 août 2011

Bernique

C’est alors qu’on entrevoit ce qu’on aurait pu être, s’il n’avait pas fallu être ce qu’on est, et ce n’est pas tous les jours qu’il est donné de couper en quatre un cheveu de cette qualité. Car du moment que l’on vit, bernique.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970.

dimanche 7 août 2011

Tout sera oublié et rien ne sera réparé



Oui, j’y voyais clair soudain : la plupart des gens s’adonnent au mirage d'un double croyance : ils croient à la pérennité de la mémoire (des hommes, des choses, des actes, des nations) et à la possibilité de réparer (des actes, des erreurs, des péchés, des torts). L’une est aussi fausse que l’autre. La vérité se situe juste à l’opposé : tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis mais tous les torts seront oubliés.

Milan Kundera, Žert, 1967, La Plaisanterie, traduit du tchèque par Marcel Aymonin, Gallimard 1968, traduction révisée par Claude Courtot et l'auteur, Gallimard, 1985 (version définitive).

samedi 6 août 2011

* * *



Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache, dit Camier. Nous sommes cons, mais pas à ce point.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970.

dimanche 26 juin 2011

* * *


Stofnun Árna Magnússonar, Reykjavík, Reykjabók, AM 345 fol.

lundi 13 juin 2011

La seule boussole


Institut Árni Magnússon (Stofnun Árna Magnússonar), Reykjavík, Belgsdalsbók, AM 347 fol.

La nostalgie est le sentiment le plus malfamé, le plus intolérable aux yeux de la majorité des représentants de la culture actuelle ; non pas tellement parce qu’elle implique un état d’âme passif, débilitant, mais parce qu’elle suppose un rapport avec le passé — avec les potentialités que le passé contenait, avec les promesses qui n’ont pas été tenues. C’est comme si l’on voulait éliminer toute relation entre l’émotivité (ou le désir) et la pensée ; celle-ci avancerait toute seule, automatiquement (il suffit d’allumer l’ordinateur, de mettre la machine en route...). […]
Le rapport avec le passé est plus important, plus utile à une volonté révolutionnaire qu’une utopie « ultraviolette » (pour reprendre l’expression d’Ernst Bloch), quelle qu’elle soit, ou un projet de renouvellement intégral abstrait. […] La nostalgie de l’individu est peut-être la seule boussole, si minuscule soit-elle, capable de nous orienter dans le présent.

Filippo La Porta, La nuova narrativa italiana : travestimenti e stili di fine secolo [1996], 2e éd., Turin, Bollato Boringhieri, 1999, traduit de l’italien et cité par Jean-Marc Mandosio, préface à Piergiorgio Bellocchio, Nous sommes des zéros satisfaits, précédé de Limiter le déshonneur, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2011.

jeudi 26 mai 2011

Ou rien du tout

J’ai autrefois voulu être camaldule, puis renégat, turc. Maintenant, c’est brahman. Ou rien du tout, ce qui est plus simple.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Collet, 30 janvier 1847.

dimanche 22 mai 2011

« Finir dans le journal »

« Finir dans le journal » représentait pour nos vieillards l’un des pires malheurs, une véritable honte. L’indétermination de l’expression n’était pas due au hasard ; elle en étendait la signification bien au-delà de l’évidente référence aux faits divers sanglants, pour en faire quelque chose d’absolu. Le même sentiment de répulsion, à peine nuancé, frappait le criminel et la victime, le protagoniste d’un scandale et le personnage à succès, et plus que tout autre celui qui mettait volontairement son nom dans le journal : le journaliste. Le mot fama conservait encore l’acception négative qu’il avait en latin. Selon l’opinion commune, on ne pouvait pas être en même temps « comme il faut » et célèbre (famoso). Le métier de journaliste était considéré comme à peine moins infamant que la prostitution. La rudesse de nos vieillards était parfois dotée d’un flair infaillible.

Piergiorgio Bellocchio, Nous sommes des zéros satisfaits, précédé de Limiter le déshonneur, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2011.

lundi 9 mai 2011

Quand on se refuse à tout lyrisme

Quand on se refuse à tout lyrisme, noircir une page devient une épreuve : à quoi bon dire exactement ce qu’on avait à dire ?

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, 1973.

vendredi 6 mai 2011

De l’impossibilité d’être partout


Vivian Maier, Floride, 22 août 1956.

Nous sommes des mortels aux tympans fragiles ; l’omniprésence ne nous a pas été donnée, pour notre bien probablement, si nous sommes incapables de supporter l’épreuve de l’ubiquité. Être fait de matière suppose de ne jamais pouvoir être partout à la fois : aussi il existe un étroit rapport entre exister et être assis sur une chaise – et j’invite à ne pas lire cette loi comme une facétie de Jean-Paul Richter reprise par De Quincey, reprise par Stephen Leacock, reprise par Macedonio Fernandez, et ainsi de suite jusqu’à ces pages. Être venu au monde, avoir braillé, s’être tenu dans des langes et se savoir limité dans l’espace et le temps suppose pour chaque homme d’élaborer une géographie de mortel, et de mortel localisé : nos planisphères, nos mappemondes, nos voyages, nos antipodes, nos sextants, nos cartes du ciel, nos géostratégies, les calculs de projection de Mercator et les merveilles de l’Extrême-Orient dépendent aussi de notre incapacité d’être à la fois allongé sur le lit et debout à son pied pour se regarder dormir.

Pierre Senges, Environs et mesures, éditions Le Promeneur, 2011.

jeudi 5 mai 2011

De l’impossibilité d’être ailleurs


Vivian Maier

Ce que partagent les sédentaires (sédentaires par raison ou par nécessité) et les grands impermanents voyageurs est la conviction qu’il est impossible de se tenir véritablement ailleurs (on y verrait une plaisanterie logique à la Lewis Carroll : un lapin pressé ferait la démonstration, sans jamais s’arrêter de courir, qu’à chaque de son voyage ou de sa fuite, il se trouve, c’est indubitable, ici – d’où cette désagréable impression de ne jamais mettre vraiment un pied devant l’autre). Ça pourrait compliquer la vie des capitaines au long cours ; ça complique celle des fugitifs qui voudraient précisément échapper à un ici d’autant plus dangereux qu’un policier s’y tient, menotté à un juge, et le juge menotté au code pénal. (Ce serait une leçon sur la relativité des lieux, pas vraiment uns sermon sur la vanité des voyages ; ça serait une façon de dire qu’échapper à soi-même est aussi difficile qu’échapper à ici.) Le sédentaire éprouve l’ici posément, avec lenteur, il y consacre des années ; le voyageur (d’après le sédentaire) s’épuise sans toujours comprendre qu’ici colle à ses semelles comme son ombre et il se grise de ne pas comprendre – l’ivresse de la route ne serait pas le vent de l’océan ni le bonheur d’échapper à son patelin natal (encore lui) mais simplement ce décalage entre la réalité de l’ici écrasée sous ses semelles comme une terre argileuse, et l’illusion ou la certitude de l’ailleurs.

Pierre Senges, Environs et mesures, éditions Le Promeneur, 2011.

mercredi 4 mai 2011

Pourquoi pas l’escargot ?

L’escargot, pourquoi pas l’escargot ? Quand la vie se diversifia, quand les êtres se distinguèrent, il y eut l’escargot, pourquoi pas ? Pourquoi pas, en effet, l’escargot, c’était une possibilité, une option, elle fut retenue, bon, très bien, il y eut l’escargot, donc, c’est un peu bizarre, sans doute, mais c’est comme ça, continuons avec l’escargot puisqu’il est là.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

mardi 3 mai 2011

Trop près


Vivian Maier

Je me tiens auprès de moi.
Je vais, je parle et rien de cela n’est présent. C’est seulement immédiatement après que je peux en fixer l’image. Nous ne nous voyons pas nous-mêmes dans ce que nous sommes en train de vivre, le courant nous emporte. Ce qui s’y produit , ce que nous y fûmes en vérité ne saurait donc coïncider avec ce que nous pouvons éprouver. Ce n’est pas ce que l’on est, encore moins ce que l’on pense.

Ernst Bloch, Geist der Utopie, 1964 ; L’Esprit de l’utopie, traduit de l’allemand par Anne-Marie Lang et Catherine Pinon-Audard, Gallimard, 1977.

lundi 2 mai 2011

Trop tôt

Songeant à son meilleur ami, décédé il y a maintenant trois ans, un homme à l’idée saugrenue de dresser un bilan des événements survenus depuis sa disparition. Force est de constater qu’il ne s’est à peu près rien passé qui aurait suscité l’enthousiasme de son ami, à plus forte raison modifié sa vie. Certes, chacun a, à tout instant, la liberté de bouleverser son destin et, faute d’une telle force, regarder autour de soi, marcher, respirer sont déjà des ambitions respectables. Cependant, l’homme ne peut chasser l’idée qu’à presque tous égards ces trois années auraient équivalu pour son ami à du temps mort. Et il en arrive à se demander si, croyant à la Résurrection, et la sachant même imminente, il ne serait pas tenté de s’écrier : « Halte-là ! Va-t-on vraiment réveiller quelqu’un pour si peu ? N’est-il pas préférable d’attendre encore un peu ? »

Marcel Cohen, Faits. Lecture courante à l’usage des grands commençants, Gallimard, 2002.

dimanche 1 mai 2011

Trop tard

Nul plus que moi n’a aimé ce monde, et cependant me l’aurait-on offert sur un plateau, même enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard ! ».

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, 1973.

lundi 18 avril 2011

Désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part

La richesse a remplacé toutes les valeurs aristocratiques : mariage, honneurs, privilèges, réputation, pouvoir, elle peut tout procurer. Désormais, c’est l’argent qui fait l’homme. Or contrairement à toutes les autres « puissances », la richesse ne comporte aucune limite : rien en elle qui puisse marquer son terme, la borner, l’accomplir. l’essence de la richesse, c’est la démesure ; elle est la figure même que prend l’hubris dans le monde. Tel est le thème qui revient de façon obsédante dans la pensée morale du VIe siècle. Aux formules de Solon, passées en proverbes : « Pas de terme à la richesse. Koros, satiété, enfante hubris », font écho les paroles de Theognis : « Ceux qui ont aujourd’hui le plus en convoitent le double. La richesse, ta chrèmata, devient chez l’homme folie, aphrosunè. » Qui possède veut plus encore. La richesse finit par n’avoir plus d’autre objet qu’elle-même ; faite pour satisfaire les besoins de la vie, simple moyen de subsistance, elle devient sa propre fin, elle se pose comme besoin universel, insatiable, illimité, que rien ne pourra jamais assouvir. À la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise, une pleonexia : désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. Ploutos comporte bien aux yeux du Grec une fatalité, mais elle n’est pas d’ordre économique ; c’est la nécessité immanente à un caractère, à un ethos, la logique d’un type de comportement. Koros, hubris, pleonexia sont les formes de déraison que revêt à l’âge de Fer la morgue aristocratique, cet esprit d’Eris qui, au lieu d’une noble émulation, ne peut plus enfanter qu’injustice, oppression, dusnomia.

Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Presses universitaires de France, 1962.

mercredi 6 avril 2011

Ce que je pense du monde ?



O que penso eu do mundo?
Sei lá o que penso do mundo!
Se eu adoecesse pensaria nisso.

Ce que je pense du monde ?
Est-ce que je sais, moi, ce que je pense du monde !
Si je tombais malade, j'y penserais.

Alberto Caeiro [Fernando Pessoa], O Guardador do rebanhos, 1911-12, Le Gardeur de troupeau, Poèmes d'Alberto Caeiro publiés du vivant de Fernando Pessoa, traduits du portugais par Dominique Touati, éditions de la Différence, 1989.

dimanche 3 avril 2011

L’œuf déçoit



L’œuf déçoit. Une telle perfection formelle, simple, évidente, tant de potentialités, de promesses contenues, et à la fin quoi ? Un serpent, un crapaud, un crocodile, une tortue ou quelque volatile stupide.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

vendredi 1 avril 2011

Notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons



Je compris aussitôt, dès le 7 août probablement, soit un jour après Hiroshima et deux jours avant Nagasaki, que le 6 août était le premier jour à partir duquel l’humanité était devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer elle-même. Seulement, il m’a fallu des années avant d’oser me mettre devant une feuille de papier, pour remplir cette tâche qui était de rendre concevable ce que nous — par ce « nous », j’entendais l’humanité — étions alors capable de produire. Je me souviens : c’est en Nouvelle-Angleterre, quelque part du côté du Mont Washington, que j’ai essayé pour la première fois. Je suis resté assis des heures entières sous un noyer, la gorge nouée, devant ma feuille de papier, incapable d’écrire uns seul mot. La deuxième fois — c’était en Europe, déjà, probablement en 1950 ou 51 — je crois que j’y suis arrivé. Ce qui a pris forme là était le chapitre de Die Antiquiertheit des Menschen [L’Obsolescence de l’homme] sur les « Racines de notre aveuglement face à l’Apocalypse » et sur le décalage [Diskrepanz] entre ce que nous sommes capables de produire [herstellen] et ce que nous sommes capables d’imaginer [vorstellen]. Aujourd’hui encore, je pense que j’ai effectivement dépeint, en soulignant ce décalage, la conditio humana de notre siècle et de tous les siècles à venir pour autant qu’ils nous soient encore accordés ; et que l’immoralité ou la faute, aujourd’hui, ne réside ni dans la sensualité ou l’infidélité, ni dans la malhonnêteté ou l’immoralité, ni même dans l’exploitation, mais dans le manque d’imagination [Phantasie]. Au contraire, aujourd’hui, notre premier postulat doit être : élargis les limites de ton imagination pour savoir ce que tu fais. Ceci est d’ailleurs d’autant plus nécessaire que notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons : comme ils ont l’air inoffensif, ces bidons de Zyklon B — je les ai vus à Auschwitz — avec lesquels on a supprimé des millions de gens ! Et un réacteur atomique, comme il a l’air débonnaire, avec son toit en forme de coupole ! Même si l’imagination seule reste insuffisante, entraînée de façon consciente elle saisit [nimmt] infiniment plus de « vérité » [mehr « Wahr »] que la perception [Wahrnehmung]. Pour être à la hauteur de l’empirique, justement, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, il nous faut mobiliser notre imagination. C’est elle la « perception » d’aujourd’hui.

Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Entretien avec Mathias Greffath, 1977, traduit de l’allemand par Christophe David, éditions Allia, 2004.

jeudi 24 mars 2011

On n’arrête pas le progrès



On n’arrête pas le progrès. Il s’arrête de lui-même. Il possède un déclic interne qui le stoppe automatiquement au moment où ce serait trop beau.

Alexandre Vialatte, chronique de La Montagne, 19 décembre 1961.

dimanche 27 février 2011

Dieu partout ?

Dieu partout ? Allons, je veux bien l'admettre si on veut bien laisser subsister un doute pour ce qui concerne l'intérieur des balles de ping-pong.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

dimanche 20 février 2011

Tandis que partout autour d’eux la lumière se tait et tombe la nuit de la raison

[…] Il suffira de relever simplement comme une contradiction mortelle de la société marchande finissante qu’elle ne cesse de stimuler des pulsions qu’elle doit en même temps, pour créer un fantôme d’ordre, réprimer, et que ce faisant elle rend plus brutales encore, évidemment. Ainsi, l’humanité continue-t-elle à dégénérer en s’endurcissant, tandis que les bonimenteurs nous la baillent belle avec le désir, l’imagination, la sensibilité et le reste, comme si ces facultés de l’âme étaient là inaltérées, toujours vivaces, et non gâtées et mutilées.
[…]
Adorno […] observait de son côté que la technicisation érodait le « noyau d’expérience » des comportements pré-utilitaires, c’est-à-dire la base même de toute capacité à la juger : « On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent... Dans les mouvements que les machines exigent de ceux qui les font marcher, il y a déjà la brusquerie, l’insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes. »
[...]
Toutes les tortures, tous les tourments infligés par le travail industriel se condensent et se durcissent dans ses produits, dans ces objets si banals qu’on ne les distingue même plus, mais qui, chargés de malignité, la diffusent dans les organes de leurs utilisateurs, indurent leur cœur et leur chair. Des ouvrières de vingt ans, chiourme d’un « parc industriel » installé sur une île au large de Singapour (« avec ses hauts grillages, ses tranchées et ses caméras de surveillance ») perdent la vue en deux ou trois années à fabriquer des télécommandes ; et, au loin, ignorants de ces yeux éteints, manipulant distraitement le boîtier refermé sur ces souffrances inconnues, d’autres esclaves s’appliquent à éteindre leur propre regard devant les télécrans, tandis que partout autour d’eux la lumière se tait et tombe la nuit de la raison.
[…]
La domination nous parle de plus en plus souvent avec une brutale franchise, comme à ceux qui, étant déjà mouillés, ne peuvent plus revenir en arrière. […] De fait, qui n’est pas de quelque façon tenu, et qui n’a pas été à un moment ou à un autre, passagèrement mais non sans effets, possédé par la puissance barbare de la technique, tenté par exemple, au volant de sa voiture, d’écraser les passants qui encombrent la trajectoire ? Par tous les appareils électriques dont on use négligemment, on s’accoutume à la froideur fonctionnelle qui nous happera dans ses hôpitaux ; on appuie sur un bouton pour avoir tout de suite uns satisfaction sans effort, et on devient impatient devant tout ce qui n’a pas un résultat immédiat, automatique ; on perd le tact dans le maniement des choses comme dans le commerce avec ses semblables, et la brutalité utilitaire qui gagne se fait passer pour une émancipation, l’accession à une franchise débarrassée des conventions, etc.

Jaime Semprun, L’Abîme se repeuple, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1997.

lundi 17 janvier 2011

Les peuples sont las quelque temps devant que de s’apercevoir qu’ils le sont


Photo : Henri Cartier-Bresson

Les peuples sont las quelque temps devant que de s’apercevoir qu’ils le sont. Ce qui cause l’assoupissement dans les États qui souffrent est la durée du mal, qui saisit l’imagination des hommes, et qui leur fait croire qu’il ne finira jamais. Aussitôt qu’ils trouvent jour à en sortir, ils sont si surpris, si aisés et si emportés, qu’ils passent tout d’un côté à l’autre extrémité, et que bien loin de considérer les révolutions comme impossibles, ils les croient faciles ; et cette disposition toute seule est capable de les faire.

Jean-François-Paul de Gondi, cardinal de Retz, Mémoires (1675-76).

lundi 10 janvier 2011

La famille du directeur du ministère des Postes

Souvent (notre vie étant si peu chronologique, interférant tant d’anachronismes dans la suite des jours), je vivais dans ceux, plus anciens que la veille ou l’avant-veille, où j’aimais Gilberte. Alors ne plus la voir m’était soudain douloureux, comme c’eût été dans ce temps-là. Le moi qui l’avait aimée, remplacé déjà presque entièrement par un autre, resurgissait, et il m’était rendu beaucoup plus fréquemment par une chose futile que par une chose importante. Par exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie j’entendis à Balbec un inconnu que je croisai sur la digue dire: « La famille du directeur du ministère des Postes. » Or (comme je ne savais pas alors l’influence que cette famille devait avoir sur ma vie), ce propos aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une vive souffrance, celle qu’éprouvait un moi, aboli pour une grande part depuis longtemps, à être séparé de Gilberte. C’est que jamais je n’avais repensé à une conversation que Gilberte avait eue devant moi avec son père, relativement à la famille du «directeur du ministère des Postes». Or, les souvenirs d’amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire elles-mêmes régies par les lois plus générales de l’habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c’est justement ce que nous avions oublié (parce que c’était insignifiant et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C’est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l’odeur de renfermé d’une chambre ou dans l’odeur d’une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n’en ayant pas l’emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. Hors de nous ? En nous pour mieux dire, mais dérobée à nos propres regards, dans un oubli plus ou moins prolongé. C’est grâce à cet oubli seul que nous pouvons de temps à autre retrouver l’être que nous fûmes, nous placer vis-à-vis des choses comme cet être l’était, souffrir à nouveau, parce que nous ne sommes plus nous, mais lui, et qu’il aimait ce qui nous est maintenant indifférent. Au grand jour de la mémoire habituelle, les images du passé pâlissent peu à peu, s’effacent, il ne reste plus rien d’elles, nous ne le retrouverions plus. Ou plutôt nous ne le retrouverions plus, si quelques mots (comme « directeur au ministère des Postes ») n’avaient été soigneusement enfermés dans l’oubli, de même qu’on dépose à la Bibliothèque nationale un exemplaire d’un livre qui sans cela risquerait de devenir introuvable.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, À l'ombre des jeunes filles en fleurs II, Nom de pays : le pays, Gallimard, 1919.

dimanche 9 janvier 2011

Qu’y a-t-il d’agréable à se rappeler que, hier, on a pris plaisir à bien dîner ?



[1] Le bonheur s’accroît-il avec le temps ? Le bonheur est à chaque instant saisi dans le présent ; le souvenir du bonheur ne fait rien au bonheur ; le bonheur n’est pas une chose qui se développe, comme un discours, mais un état ; or un état existe [entièrement] dans le présent. Il en est également ainsi, si le bonheur est l’acte de la vie.

[2] ― Mais, dira-t-on, nous désirons à chaque moment vivre et être en acte ; être heureux, n’est-ce pas atteindre cette fin ? ― Il en résulterait, en premier lieu, que le bonheur de demain serait plus grand que celui d’aujourd’hui, et le bonheur qui suit que celui qui précède ; la vertu ne serait plus la mesure du bonheur. De plus, les dieux seraient plus heureux au moment actuel qu’aux moments précédents ; ils n’auraient pas encore le bonheur parfait et ne l’auraient jamais. De plus, le désir n’atteint son but qu’en atteignant le présent et encore et toujours le présent ; il demande à posséder le bonheur à chaque instant présent, jusqu’au bout ; désirer vivre, c’est chercher à être ; c’est donc désirer une chose présente, puisqu’il n’y a d’être que dans le présent. ― Mais on veut des choses futures et à venir. ― Ce qu’on veut, c’est ce qu’on possède et ce qu’on est, et non ce qui est passé ou futur : on veut être ce que l’on est déjà ; on ne cherche pas à l’être pour tout l’avenir ; mais on veut que l’état actuellement présent soit actuellement présent.

[3] ― Quoi donc ? Être heureux pendant plus longtemps, cela ne revient-il pas à regarder un objet pendant plus de temps ? Or si, avec le temps, on le voit plus exactement, le temps ajoute quelque chose d’effectif. ― Oui ; mais si on le voit de la même manière pendant tout le temps, on n’a rien de plus que si on le voit une seule fois.

[4] ― Mais dans un long bonheur, le plaisir dure plus longtemps. ― Il ne faut pas tenir compte du plaisir dans le bonheur ; ou, si l’on définit le plaisir « un acte qui n’est pas entravé », le plaisir est alors identique au bonheur dont il était question. De plus le plaisir qui dure n’occupe à chaque instant que le moment présent ; ce qui en est passé n’est plus.

[...]

[8] ― Le souvenir des choses passées persistant dans le présent est, dit-on, un avantage pour celui qui est resté plus longtemps heureux. ― Que veut dire ce mot : souvenir ? Est-ce le souvenir de la sagesse acquise antérieurement ? On peut dire qu’il en est plus sage, mais on ne reste pas dans la question. Est-ce le souvenir du plaisir ? L’homme heureux a-t-il donc besoin d’un excès de joie, et ne se contente-t-il pas de la joie présente ? Et en quoi le souvenir du plaisir est-il agréable ? Qu’y a-t-il d’agréable à se rappeler que, hier, on a pris plaisir à bien dîner ? Et, au bout de dix ans, ne serait-ce pas encore plus ridicule ? Qu’y a-t-il d’agréable à me rappeler que j’étais un sage, l’an passé ?

Plotin, Ennéades, I, 5 (36), Le bonheur s’accroît-il avec le temps ?, traduit du grec ancien par Émile Bréhier, Les Belles Lettres, 1924-1936, 6 vol.