mercredi 26 novembre 2014

D’une lettre jetée sur la table

D’une lettre jetée sur la table s’échappe une ligne qui court sur la veine d’une planche et descend le long d’un pied. Si l’on regarde attentivement on s’aperçoit qu’à terre la ligne suit les lames du parquet, remonte le long du mur, entre dans une gravure de Boucher, dessine l’épaule d’une femme allongée sur un divan et enfin s’échappe de la pièce par le toit pour redescendre dans la rue par le câble du paratonnerre. Là, il est difficile de la suivre à cause du trafic mais si l’on s’en donne la peine, on la verra remonter sur la roue d’un autobus arrêté qui va au port. Là, elle descend sur le bas de nylon de la plus blonde passagère, entre dans le territoire hostile des douanes, rampe, repte et zigzague jusqu’au quai d’embarquement, puis (mais il n’est pas facile de la voir, seuls les rats peuvent la suivre) elle monte sur le bateau aux sonores turbines, glisse sur les planches du pont de première classe, franchit avec difficulté la grande écoutille et, dans une cabine où un homme triste boit du cognac et écoute la sirène du départ, elle remonte la couture de son pantalon, gagne son pull-over, se glisse jusqu’au coude, et, dans un dernier effort, se blottit dans la paume de sa main droite qui juste à cet instant saisit un revolver.

Julio Cortázar, « Les lignes de la main », Cronopes et fameux (1962), traduit de l’espagnol par Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1977.

mardi 25 novembre 2014

Et l’océan tout entier

Ce que l’on a perdu, ce que l’on aurait dû vouloir, ce que l’on a obtenu et gagné par erreur ; ce que nous avons aimé pour le perdre ensuite, en constatant alors, après l’avoir perdu et l’aimant pour cela même, que tout d’abord nous ne l’aimions pas ; ce que nous nous imaginions penser, alors que nous sentions ; ce qui était un souvenir, alors que nous croyions à une émotion ; et l’océan tout entier, arrivant, frais et sonore, du vaste fond de la nuit tout entière, écumait délicatement sur la grève, tandis que se déroulait ma promenade nocturne au bord de la mer...

Fernando Pessoa, Livro do Desassossego por Bernardo Soares, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, § 95, traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgois, 1999.

lundi 24 novembre 2014



Odilon Redon, Alsace ou Moine lisant, 1914.

dimanche 23 novembre 2014

De la pensée d’un cheval à celle d’un cavalier, et de là à la pensée de la guerre

[La mémoire] n’est rien d’autre en effet qu’un certain enchaînement d’idées, enveloppant la nature de choses extérieures au Corps humain, qui se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections de ce Corps. Je dis : 1° que c’est un enchaînement de ces idées seulement qui enveloppent la nature de choses extérieures au Corps humain, non d’idées qui expliquent la nature de ces mêmes choses, car ce sont, en réalité [...], des idées des affections du Corps humain, lesquelles enveloppent à la fois sa nature propre et celle des corps extérieurs. Je dis : 2° que cet enchaînement se fait suivant l’ordre et l’enchaînement des affections du Corps humain pour le distinguer de l’enchaînement d’idées qui se fait suivant l’ordre de l’entendement, enchaînement en vertu duquel l’Âme perçoit les choses par leurs premières causes et qui est le même dans tous les hommes. Nous connaissons clairement par là pourquoi l’Âme, de la pensée d’une chose, passe aussitôt à la pensée d’une autre qui n’a aucune ressemblance avec la première, comme par exemple un Romain, de la pensée du mot pomum, passera aussitôt à la pensée d’un fruit qui n’a aucune ressemblance avec ce son articulé, n’y ayant rien de commun entre ces choses, sinon que le Corps de ce Romain a été souvent affecté par les deux, c’est-à-dire que le même homme a souvent entendu le mot pomum, tandis qu’il voyait le fruit, et ainsi chacun passera d’une pensée à une autre, suivant que l’habitude a en chacun ordonné dans le corps les images des choses. Un soldat, par exemple, ayant vu sur le sable les traces d’un cheval, passera aussitôt de la pensée d’un cheval à celle d’un cavalier, et de là à la pensée de la guerre, etc. Un paysan, au contraire, passera de la pensée d’un cheval à celle d’une charrue, d’un champ, etc. ; et ainsi chacun, suivant qu’il est habitué à joindre les images des choses de telle ou telle manière, passera d’une même pensée à telle ou telle autre

Baruch Spinoza, Ethica, traduit du latin par Charles Appuhn, Garnier, 1929.

vendredi 21 novembre 2014

Il avait bien des visions dans sa tête



Naudæana et Patiniana ou singularitez remarquables prises des conversations de Mess. Naudé & Patin [par Antoine Lancelot], Paris, chez Florentin & Pierre Delaulne, rue S. Jâcques à l’Empereur et au Lion d’or, 1701.

jeudi 20 novembre 2014

À cheval sur rien

C’est ainsi que j’avançais immobile dans ma vie à cheval sur rien comme il arrive dans le désir.

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 2012.

mercredi 19 novembre 2014

Tes deux pieds



Das Glück begreifen, daß der Boden, auf dem du stehst, nicht größer sein kann, als die zwei Füße ihn bedecken.

Franz Kafka,  [Aphorismen], Betrachtungen über Sünde, Leid, Hoffnung und den wahren Weg.

Le bonheur, c’est de comprendre que la place que tu occupes ne peut être plus grande que ce que peuvent recouvrir tes deux pieds.

Aphorismes, 24, traduit de l’allemand par Guy Fillion, Joseph K, 2011.

Comprendre la chance que le sol sur lequel tu te tiens ne peut être plus large que les deux pieds qui le couvrent.

Journal intime, suivi de Esquisses d’une autobiographie, Considérations sur le péché, Méditations, traduit de l’allemand par Pierre Klossowski, Grasset, 1945.

Saisir cette chance que le sol où tu te tiens ne peut être plus grand que ne couvrent tes deux pieds.

Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, traduit de l’allemand par Bernard Pautrat, Rivages, 2001.

dimanche 16 novembre 2014

vendredi 7 novembre 2014

Sois un taon sur le dos d’un cheval

Un jour son démon dit à Socrate : « Sois un taon sur le dos d’un cheval. » C’est Socrate qui après coup traduisit de façon absurde les mots profonds que son démon avait prononcés. Il crut que cela voulait dire : « Deviens un philosophe dans les rues de la cité. Pique le cerveau de tes concitoyens échoppe après échoppe. Meurs pour le renom de ta ville. » Or, son démon s’était contenté de lui dire : « Sois un taon sur le dos d’un cheval. »

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 2012. 

jeudi 6 novembre 2014

Opaca secreta (2)

Ergo igitur cum in isto cogitationis salo fluctuarem aliquanto longius frondosi nemoris convallem umbrosam, cuius inter varias herbulas et laetissima virecta fungentium rosarum mineus color renidebat. Iamque apud mea usquequaque ferina praecordia Veneris et Gratiarum lucum illum arbitrabar, cuius inter opaca secreta floris genialis regius nitor relucebat. Tunc invocato hilaro atque prospero Eventu cursu me concito proripio, ut hercule ipse sentirem non asinum me verum etiam equum currulem nimio velocitatis effectum. Sed agilis atque praeclarus ille conatus fortunae meae scaevitatem anteire non potuit. Iam enim loco proximus non illas rosas teneras et amoenas, madidas divini roris et nectaris, quas rubi felices beatae spinae generant, ac ne convallem quidem usquam nisi tantum ripae fluvialis marginem densis arboribus septam video. Hae arbores in lauri faciem prolixe foliatae pariunt in odor) modum floris [inodori] porrectos caliculos modice punicantes, quos equidem flagrantis minime rurestri vocabulo vulgus indoctum rosas laureas appellant quarumque cuncto pecori cibus letalis est.

Apuleius, Metamorphoseon libri XI, liber IV.


Tandis que je me perdais dans un océan de réflexions, je crus voir à quelque distance un vallon boisé, formant un épais ombrage. De loin, mes yeux étaient réjouis d'une délicieuse verdure, émaillée de mille fleurs, parmi lesquelles tranchait vivement l'incarnat de la rose. (2) Mon imagination n'était pas encore abrutie: aussi se peignit-elle soudain le bocage favori de Vénus et des Grâces, et, sous son mystérieux feuillage, la fleur consacrait à la déesse s'épanouissant dans tout son éclat royal. (3) Invoquant donc le dieu du Succès, je pars au galop, avec la vitesse, non plus d'un âne, mais d'un cheval de course lancé à fond de train. (4) Vain effort ! rien ne servait contre ma mauvaise fortune. (5) J'approche ; adieu les roses ! adieu ces tendres et délicates fleurs, arrosées de nectar et d'ambroisie! adieu le divin buisson et ses mystiques épines! adieu même le vallon ! (6) Je ne vois plus que l'encaissement d'une petite rivière, bordée d'une rangée d'arbres touffus, (7) de ces arbres à feuilles oblongues, imitant celles du laurier, et dont la fleur au calice allongé, d'un rouge pâle, (8) et complètement inodore, n'en a pas moins usurpé dans le rustique vocabulaire le nom de laurier-rose. C'est pour tout animal une nourriture mortelle.

Apulée, L’Âne d'or ou les Métamorphoses, livre IV, traduit du latin sous la direction de Désiré Nisard, Paris, 1865.

mercredi 5 novembre 2014

Opaca secreta (1)

Neque enim frustra scribi voluisti tot paginarum opaca secreta ; aut non habent illae silvae cervos  suos recipientes se in eas et resumentes, ambulantes et pascentes, recumbentes et ruminantes.

Augustin d’Hippone (Aurelius Augustinus), dit saint Augustin, Confessions, livre XI, chapitre 2.

Ce n’est pas pour rien (frustra) que vous avez voulu que fussent écrites tant de pages profondément mystérieuses (opaca et secreta) : ces forêts-là n’ont-elles pas aussi leurs cerfs qui s’y réfugient, s’y rassurent, y paissent, s’y couchent, y ruminent ?

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 2012.

samedi 1 novembre 2014

Un cheval te porte, telle est la métaphore

Nietzsche a écrit : « Un cheval te porte, telle est la métaphore. » Après les transferts qui transforment les aparlants qui crient très fort en prête-noms qui parlent sans fin, les métaphores définissent les chevaux qui font aller à toute vitesse au sein du langage, sautant de pierre en pierre, de visage en visage, de mot en mot, de texte en texte, d’image en image, comme dans les rêves.

Ce fut l’œil du cheval que monte Antonio Giulio Brignole qui bouleversa Nietzsche à Gênes. Il le nota aussitôt sur son carnet, en 1877, sortant du palazzo Rosso.
Van Dyck peignit cet œil en 1621.
Nietzsche note simplement que l’œil du cheval de Van Dyck est « plein d’orgueil » et que sa vision l’a « remis d’un coup sur pied » alors qu’il se trouvait en pleine dépression. Onze ans plus tard, en avril 1888, Nietzsche loue une chambre au 6 via Carlo Alberto à Turin. Quand il sort, il traverse la place, il emprunte la contre-allée, il suit la rive du Pô. Le 3 janvier 1889, Piazza Carlo Alberto, devant la fontaine, il regarde un vieux cheval humilié que son propriétaire frappe avec violence. Le cheval regarde Nietzsche avec un tel air de douleur que ce dernier, court vers lui, l’enlace et perd à jamais l’esprit.

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 2012.