samedi 28 avril 2012

Une baleine voit les hommes



Toujours si affairés, avec leurs longs membres que souvent ils agitent. Et comme ils manquent de rondeur, privés qu'ils sont de la noblesse des formes pleines et complètes, avec leur petite tête mobile dans laquelle se concentre, semble-t-il, toute leur étrange vie. Ils arrivent sur la mer en glissant plutôt qu'en nageant, presque comme des oiseaux, et ils dispensent la mort avec fragilité, avec une délicate férocité. Ils restent longtemps silencieux et puis ils se mettent à crier entre eux, soudainement avec furie dans un enchevêtrement de sons qui ne varient presque jamais et auxquels manque la perfection de nos sons essentiels : appel, amour, cri de deuil. Et combien pitoyable doit être leur étreinte amoureuse : et sauvage, presque brutale, sans l'obstacle d'une molle couche de graisse, rendue trop facile par leur nature filiforme qui ne prévoit pas l'héroïque difficulté de l'union ni les magnifiques efforts nécessaires pour la réaliser.
Ils n'aiment pas l'eau, ils la craignent même, et on ne comprend pas bien pourquoi ils la fréquentent. Eux aussi vont par bandes, mais ils n’emmènent pas leurs femelles, et l'on peut deviner qu'elles sont ailleurs, mais elles restent toujours invisibles. Parfois ils chantent, mais pour eux-mêmes seulement, et leur chant n'est pas un appel mais une forme de poignante lamentation. Ils se fatiguent vite et, quand tombe la nuit, ils s'étendent sur de petites îles qui les portent, et peut-être s'endorment-ils ou regardent-ils la lune. Ils s'en vont en glissant, silencieux, et l'on comprend qu'ils sont tristes.

Antonio Tabucchi [1943-2012], Femmes de Porto Pim et autres histoires [Donna di Porto Pim, 1983], «Post-Scriptum. Une baleine voit les hommes », traduit de l'italien par Lise Chapuis, Christian Bourgois, 1987.

vendredi 27 avril 2012

Le jour où nous réveillerons du rêve d'être vivants


Les baroques aimaient les équivoques et les malentendus. Calderón, et d'autres avec lui, érigèrent le malentendu en métaphore du monde. Je suppose qu'ils étaient animés par la conviction que, le jour où nous réveillerons du rêve d'être vivants, notre malentendu terrestre sera finalement éclairci. Je leur souhaite de ne pas avoir trouvé un malentendu sans appel. De toute façon, on le verra bien.

Antonio Tabucchi [1943-2012], Petits malentendus sans importance [Piccoli equivoci senza importanza, 1985], « Note », traduit de l'italien par Martine Dejardin, Christian Bourgois, 1987.

jeudi 26 avril 2012

Tu peux



Tu peux t’abstenir des souffrances du monde, cela t’est permis et c’est conforme à ta nature, mais peut-être cette abstention est-elle justement l’unique souffrance que tu pouvais éviter.

Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, § 103, traduit de l’allemand par Bernard Pautrat, Rivages, 2001.

mercredi 25 avril 2012

L’imagination ne vient qu’à ceux qui en ont vraiment envie

À ceux qui, fondamentalement, ne désirent pas changer l’ordre des choses, il est bien certain que les difficultés semblent tout de suite immenses et les impossibilités immédiatement constituées. Il faudrait redire ce que la capacité de penser doit au désir de penser, et que l’imagination ne vient qu’à ceux qui en ont vraiment envie. Pour tous les autres qui ont surtout envie de conserver, la conservation est à coup sûr la solution de bon sens, et comme elle est l’attracteur de toute leur pensée il n’y a pas lieu de s’étonner qu’ils s’y rendent aussi vite — à moins que ne se produise un événement exceptionnel dont la force finit par leur arracher un doute.

Frédric Lordon, « À 75 %, les riches partiront »,  La Pompe à phynance (les blogs du Monde diplomatique), 16 mars 2012.