vendredi 27 janvier 2017

En fin de compte, personne ne peut entendre dans les choses, y compris dans les livres, plus qu’il ne sait déjà. Ce à quoi on n’a pas accès par l’expérience vécue, on n’a pas d’oreilles pour l’entendre.

Friedrich Nietzsche, « Pourquoi j’écris de si bons libres », Ecce homo. Comment on devient ce qu’on est, traduit de l’allemand par Éric Blondel, Œuvres, Flammarion, 1992.

mercredi 25 janvier 2017

Là où finit le langage, ce n’est pas l’indicible qui commence, mais la matière de la langue

L’expérience décisive dont on prétend qu’elle est si difficile à raconter pour celui qui l’a vécue n’est pas même une expérience. Elle n’est que le point où l’on touche aux limites du langage. Mais ce qui alors est atteint n’est manifestement pas une chose si insolite et si terrible que les mots nous manqueraient pour la décrire : c’est plutôt de la matière, au sens où l’on dit « matière de Bretagne », ou « entrée en matière », voire « table des matières ». Celui qui, en ce sens, touche à sa matière, trouve tout simplement les mots pour le dire. Là où finit le langage, ce n’est pas l’indicible qui commence, mais la matière de la langue. Qui n’a jamais atteint, comme en rêve, cette substance ligneuse de la langue que les anciens appelaient silva (forêt), demeure prisonnier de ses représentations quand bien même il se tait.
Il en est de même pour ceux qui reviennent à la vie après une mort apparente : en réalité, ils ne sont pas morts (sans quoi ils ne seraient pas revenus) et encore moins se sont-ils libérés de la nécessité d’avoir un jour à mourir ; mais ils se sont enfin libérés de la représentation de la mort. Voilà pourquoi, interrogés sur ce qui leur est arrivé, ils n’ont rien à dire sur la mort, mais ils trouvent matière à des fables merveilleuses et des récits sans fin, — sur leur vie.

Giorgio Agamben, « Idée de la matière », Idée de la prose, traduit de l'italien par Gérard Macé, Christian Bourgois, 1988.