samedi 30 décembre 2006

Ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres ni par sa propre impuissance



Professeur Nimbus. – Entre le pouvoir et la connaissance, il n’y a pas seulement un rapport de sujétion, il y a aussi un rapport de vérité. Nombreuses sont les connaissances qui, hors de proportions avec le rapport des forces, restent sans aucune valeur, pour exactes qu’elles puissent être formellement. Quand un médecin expatrié d’Allemagne vient nous dire : « Pour moi, Adolf Hitler est un cas pathologique », il est possible qu’en fin de compte les résultats de l’examen clinique lui donnent raison ; mais il y a une telle disproportion entre cette phrase et le désastre objectif qui s’étend sur le monde au nom dudit paranoïaque que ce diagnostic en devient dérisoire et que ce n’est pour celui qui le formule qu’une façon de plastronner. Peut-être que Hitler est « en soi » un cas pathologique, mais certainement pas « pour lui ». Ainsi s’expliquent la pauvreté et la vanité de tant de déclarations que ceux qui sont en émigration font à l’encontre du nazisme. Ceux qui pensent en termes de jugement libre, désimpliqué et désintéressé, n’ont pas été capables d’assumer dans le cadre de telles catégories de pensée l’expérience de la violence – laquelle, réellement, met hors jeu ce mode pensée. La tâche, presque insoluble, à laquelle on se trouve confronté consiste à ne se laisser abêtir ni par le pouvoir des autres ni par sa propre impuissance.

Theodor W. Adorno, Minima moralia. Réflexions sur la vie mutilée, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz & Jean-René Ladmiral, Payot, 1980.

jeudi 14 décembre 2006

mercredi 13 décembre 2006

Une participation compétente au jeu des relations



L’un entreprend d’être assez audacieux et assez décourageant pour que, en cas de rejet, celui-ci puisse se faire avec tact, de façon détournée, lui permettant de soutenir que nulle avance n’était dans son intention. L’autre, quand elle désire encourager une ouverture, le fait de telle sorte que cela puisse paraître une amabilité, si jamais il fallait en recourir à cette interprétation. Ce qui pourrait être une avance se voit efficacement repoussé par ce qui pourrait être un refus, ou efficacement encouragé par ce qui pourrait être une démonstration d’intérêt. Lui ne sait pas avec sûreté si son message a été reçu ni si ce qu’a fait la destinataire en était la réponse ; cette dernière ne sait pas avec sûreté s’il lui a fait une avance. Il en résulte une ambiguïté. Toutefois, celle-ci ne provient pas d’un manque de consensus, d’un défaut de communication ou d’un effondrement de l’organisation sociale, mais d’une participation compétente au jeu des relations.

Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne, t. 2, Les Relations en public, Éditions de Minuit, 1973.

mardi 12 décembre 2006

La « vraie vie »



Une vie dont on suppose qu’elle ne sera jamais « transcendée », combien de temps nous faut-il pour accepter que ce soit la vraie ? L’étiquette de « vraie vie » met longtemps, très longtemps à se poser sur elle, un peu comme ces particules de cendre à peine plus lourdes que l’air qui flottent indéfiniment dans l’espace.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’« humanité »

Nombre de professions de foi universalistes ou de prescriptions universelles ne sont que le produit de l’universalisation (inconsciente) du cas particulier, c’est-à-dire du privilège constitutif de la condition scolastique. Cette universalisation purement théorique conduit à un universalisme fictif aussi longtemps qu’elle ne s’accompagne d’aucun rappel des conditions économiques et sociales refoulées de l’accès à l’universel et d’aucune action (politique) visant à universaliser pratiquement ces conditions. Accorder à tous, mais de manière purement formelle, l’« humanité », c’est en exclure sous les dehors de l’humanisme, tous ceux qui sont dépossédés des moyens de la réaliser.

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Le Seuil, 1997.

Qui ne s’est jamais exalté devant une photocopieuse



Qui ne s’est jamais exalté devant une photocopieuse ne connaît pas le sens de la vie en raccourci. La lumière blanche, la duplication en série, le déchet. Les pages qu’on assemble mentalement, qu’on copie, qu’on agrafe ensemble, et qu’on finit par jeter à la corbeille.

Philippe Garnier, La Tiédeur, Presses universitaires de France, collection Perspectives critiques, Paris, 2000.

mercredi 6 décembre 2006

(Elles n'existent pas.)



Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)

Arthur Rimbaud, « Barbare », Illuminations, 1886.

La nuit venue les absorbait mais les signaux persistaient



Je m’approchai du miroir. Tout près de ce silence, ce matin seulement, encore froid au sortir de la douche, mouillé comme une fleur pâle d’un rêve de solitude parmi ces traits embrouillés je découvris en moi les caractères du héros de Faulkner: je jugeais-toujours-que je vivais une autre histoire que tout le monde. Passait-on un disque ? je l’écoutais parfois avec la lassitude du plaisir, mais j’écoutais l’autre musique. Un film me rappelait que je jouais le jeu. Et l’explication reposait naturellement sur un malentendu jusqu’au sommeil inaliénable. Les jours repassaient un film projeté sur la trame de mon esprit jusqu’au bout du rouleau; se coulait en moi sans s’épuiser du milieu de l’aventure au bout du monde le sentiment d’être « doublé ». La vie chaque fois commence pareille à un métrage réclame d’objets ménagers. Puis on songe à la société parisienne. Ici on songe à rien. La cour d’honneur de la caserne d’Honolulu représentait convenablement le classique dessin de fou. D’un côté un personnage galonné assis sur un banc, les yeux boulonnés au sol par les deux barres de fonte de ses regards. Au milieu le drapeau flottant contre toute vraisemblance, et enfin, de l’autre côté, les colloques louches des personnages sociaux – infirmières pin-up – tandis que les rampants traditionnellement ivres s’essayaient à paraître occupés à quelque chose puis en désespoir de cause disparaissaient par les portes d’évacuation. On ne pouvait s’empêcher de lire les mots exécration, punition, écrits avec des coquillages dans les bouquets de fleurs des pelouses. Et puis cette explosion de bombe H infiniment retardée qu’est la chaleur d’une journée sous les tropiques, dans l’angoisse, la dissimulation qui situe cet épisode aux approches de la guerre future. À cette époque je vivais de poisons lents. Dans le quartier du plaisir où on éclaire d’un jet de torche les plaques des rues. Les aviateurs de l’escadrille traînaient dans les bas-fonds de la ville, Çiva aux mille gestes, passés maintenant au travers de toutes les figures de l’acrobatie, du combat. Chacun valait à lui seul une petite guérilla, une civilisation assassinée: cette somme d’exercices qui porte à la perfection la création mystérieuse qu’est un pilote. On nous voyait dans les maisons de fleurs, silencieux, réservés, mal d’aube mêlé aux marchands de plaisirs, aux trafiquants de drogue, nous étions des dagues gainées dans une source immobile. Des parfums obscurs roulaient sur ces figures mortelles sans y arriver. Si nous parlions, il ne s’agissait guère que de proposer à des interlocuteurs du répertoire des moyens inédits de vendre la patrie. Des espions rôdaient autour de nous sans pouvoir nous effleurer, on nous disait invendables, intenables, on assurait que nous étions les acteurs de la « mort arabe » et il faut dire à la vérité qu’aucune des chimères funèbres de l’aventure ne nous épargnait, qu’il était un charme que nul n’osait plus rompre. Le fruit de l’action consommée était dans cette boule de noir pétrie de plaisirs, si fatale que la destinée y mettait un masque, ce monde sur quoi on piquait. Si je pensais à la France, l’ennemi, c’était au souvenir d’une société secrète.



Maintenant j’imagine un vague qui serait le néant dont j’ai conservé la nostalgie. Dans ce cadre plus étroit de mon expérience personnifiée s’évoque une jeune fille avec qui les circonstances m’avaient fait me fiancer. Je ne saurai jamais si je l’ai aimée car elle est morte. Nous avions pris l’habitude de la droguer et nous lui apprenions le catéchisme de la débauche. Je lui dois beaucoup: c’est elle qui me fit comprendre le goût passionné que j’ai de la peur et des femmes, la peur incompréhensible des femmes. Cœur d’aviateur, de sorcier, de chirurgien. Rita résumait tout en dansant. À la voir j’avais l’impression d’avoir en travers de la gorge un glaçon qui coulait sur un abcès. Ces pensées de la mort s’endorment, à l’occasion elles frissonnent.
Rita mourut une fois qu’elle m’avait donné rendez-vous au Funny Home, un bistrot abandonné sur la falaise, pour une séance de baisers-cinéma. On connaissait depuis longtemps tout le programme des caresses, quoique sur ce chapitre Rita eût été en mesure d’ajouter au Kama-Sutra en personne, aussi nous en tenions-nous à une cérémonie succincte d’embrassades aux lèvres fermées. Arrivé en avance, je m’assis sur un banc pour observer la venue de la toute belle. Toujours prêt à tomber amoureux d’elle comme je me savais, toujours incapable d’amour, dans une perpétuelle ignorance des femmes, je voulais encore une fois voir ma fiancée sans être vu. Dans un geste encore plein de panache le jour tenait dans le frisson des palmiers balancés, le plat vertige de la mer scintillante, l’absence énigmatique que dissimulaient ces fleurs, toujours ces fleurs dont jamais je n’ai pu me donner la peine de savoir les noms. Assis sur mon banc bétonné je commençais à me sentir les fesses froides.
Rita paraissait intriguée. Avec elle je me savais toujours tant deviner à moitié ses dispositions que c’en était harassant. Il me semblait vraiment faire le pantin, et j’hésitais à voir l’amour dedans. Sa silhouette parfaite ne dansait plus, elle allait de soi dans la lumière étrange du jour. Sa chevelure rousse eut une ombre sculpturale quand elle entra dans la vieille maison. Je l’entendis marcher. Elle dut essayer d’ouvrir une fenêtre. Et puis cela arriva, dans un grand fracas. Un plafond lui était tombé sur la tête.
La mort est une petite histoire qui ne tient pas de place. Je continuai à me droguer, à fréquenter des drôles. Dans les bas-fonds, spécialement à l’Océan Club, se rencontraient les enfants terribles, les casse-cou, les cœurs brisés, les ratés de l’aventure, les pilotes perdus, les bobby soxers, les chasseurs d’images et autres dérivés de la guerre en préparation. Tout ce petit monde fit un joli enterrement à Rita et puis on parla d’autre chose. Lorsqu’on s’asseyait dans le grill-room, on était presque sûr de voir un espion s’asseoir avec soi. Et puis on se ravisait, ce n’était qu’une connaissance récente venue vous dire bonjour!… Quelle surprise ! La conversation commençait par habitude à rouler sur la question atomique : à quel degré de spécification avérée un savant de Las Vegas commençait-il à donner des renseignements à l’URSS dans le noble but de retarder la guerre ? Et une fois remis on se racontait les derniers potins, tandis que les guirlandes fantomales accrochées au lustre laissaient tomber doucement leurs pétales sur la salle. Puisque la confection d’un livre ressemble à une pièce montée, des littérateurs véreux jetaient leurs derniers feux, des ventilateurs brassaient le silence nocif, les garçons vêtus en négatifs se pressaient avec les allures traditionnelles.
L’escadrille avait été employée à tout : percer des trous dans les sous-marins au fond des mers, voler des trains et faire parler des antennes, nous nous étions promenés en avion sur les routes: tout ce qu’on voit dans les actualités. Aussi méritions-nous bien ce repos prolongé dans le calme qui précède l’orage. Parfois les silhouettes de gendarmes des navires de guerre se montraient en profil sur l’horizon. La nuit venue les absorbait mais les signaux persistaient.

Stanislas Rodanski, La Victoire à l’ombre des ailes, Le Soleil noir, 1975, Christian Bourgois, 1989.

mardi 5 décembre 2006

lundi 4 décembre 2006

Nous acceptons la capacité qu’ont les Lièvres à changer de sexe



Que chaque Lièvre soit des deux sexes, c’est-à-dire que chaque Lièvre soit à la fois mâle et femelle est évidemment l’opinion du Vulgaire, opinion également défendue par Archéalos, Plutarque, Philostrate et beaucoup d’autres encore. Les Rabbins juifs sont également du même avis, et la chose est en outre confirmée par le mot hébreu, lequel, comme s’il n’existait aucun individu uniquement mâle dans cette espèce, n’est que de genre féminin. On trouve également la même chose dans les fondements symboliques de la loi et de tous les vices qui y sont indiqués ; à savoir non seulement la pusillanimité et la timidité du fait de son tempérament, la fénération ou l’usure du fait de sa fécondité et de sa superfétation mais, également, à partir de ce mélange des deux sexes, une lubricité anormale et une effémination dégénérée.
[…] Nous […] acceptons la capacité qu’ont les Lièvres à changer de sexe, toutefois nous pensons que cela n’arrive que rarement.

Thomas Browne, Pseudodoxia Epidemica ou Examen de nombreuses idées reçues et de vérités généralement admises (1646), livre III, chapitre XVII, traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner avec la collaboration de Catherine Goffaux, José Corti, 2004.

vendredi 1 décembre 2006

Ainsi nous établissons la cartographie d’un corps



Bref : si nous sommes spinozistes, nous ne définirons quelque chose ni par sa forme, ni par ses organes et ses fonctions, ni comme substance ou comme sujet. Pour emprunter des termes au Moyen Âge, ou bien à la géographie, nous le définirons par longitude et latitude. Un corps peut être n’importe quoi, ce peut être un animal, ce peut être un corps sonore, ce peut être une âme ou une idée, ce peut être un corpus linguistique, ce peut être un corps social, une collectivité. Nous appelons longitude d’un corps quelconque l’ensemble des rapports de vitesse et de lenteur, de repos et de mouvement, entre particules qui le composent de ce point de vue, c’est-à-dire entre éléments non formés. Nous appelons latitude l’ensemble des affects qui remplissent un corps à chaque moment, c’est à dire les états intensifs d’une force anonyme (force d’exister, pouvoir d’être affecté). Ainsi nous établissons la cartographie d’un corps. L’ensemble des longitudes et des latitudes constitue la Nature, le plan d’immanence ou de consistance, toujours variable, et qui ne cesse pas d’être remanié, composé, recomposé, par les individus et les collectivités.

Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Éditions de Minuit, 1981.

On rira de nos ignorances, on s’indignera de nos fautes



Ces hommes masqués qui nous succèderont et qui auront sur tout des lumières que nous ne pouvons même pas entrevoir, nous sentons qu’ils nous jugent ; pour ces yeux futurs dont le regard nous hante, notre époque sera objet. Et objet coupable. (…) On rira de nos ignorances, on s’indignera de nos fautes.

Jean-Paul Sartre, Saint-Genet, comédien et martyr, Gallimard, 1952.

mercredi 22 novembre 2006

Une forme d'aliénation moins inhabituelle qu'on ne le pense

Une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité



Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont des emplacements sans lieu réel. (...) Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, des hétérotopies; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait une espèce d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent : utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là bas. A partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi même et à me reconstituer là où je suis; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans cette glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle, puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là bas.

Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence au Centre d’Etudes architecturales, 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, Dits et Ecrits II, Gallimard, 1994, 2001.

mardi 21 novembre 2006

Tout serait alors comme dans les Mille et une nuits



J’ai remarqué, bien souvent, que certains personnages de romans prennent à nos yeux un relief que ne possèderont jamais nos amis ou nos connaissances, tous ceux qui nous parlent et nous écoutent dans la vie réelle et bien visible. Et j’en viens à rêver à cette question, à me demander si tout n’est pas, dans la totalité de ce monde, une série imbriquée de rêves et de romans, comme de petites boîtes placées dans d’autres boîtes encore – tout serait alors comme dans les Mille et une nuits, une histoire recélant d’autres histoires, et se déroulant, mensongère, dans la nuit éternelle.

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares (Livro do Desassossego por Bernardo Soares), traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgeois, 1999.

Les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie



Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand-mère n’étaient pas feintes, mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

vendredi 10 novembre 2006

Si le Christ n’avait pas été



Si le Christ n’avait pas été, Rembrandt eut trouvé d’autres légendes pour raconter, du berceau à la tombe, le drame humain qu’il vivait, ou bien il se fût passé de légendes et n’eût pas mis sous ses tableaux les titres dont il n’a pas besoin. Dans la naissance de n’importe qui, dans la mort de n’importe qui il se retrouve. Son humanité est réellement formidable, elle est fatale comme la plainte, l’amour, l’échange continu, indifférent et dramatique entre tout ce qui naît et tout ce qui meurt. Il suit notre marche à la mort aux traces de sang qui la marquent. Il ne pleure pas sur nous, il ne nous réconforte pas, puisqu’il est avec nous, puisqu’il est nous-mêmes. Il est là quand le berceau s’éclaire. Il est là quand la jeune fille nous apparaît penchée à la fenêtre avec ses yeux qui ne savent pas et une perle entre les seins. Il est là quand nous l’avons déshabillée, quand son torse dur tremble au battement de notre fièvre. Il est là quand la femme nous ouvre les genoux avec la même émotion maternelle qu’elle a pour ouvrir ses bras à l’enfant. Il est là quand le fruit tombe dix ou quinze fois dans sa vie. Il est là après, quand elle est mûre, que son ventre est raviné, sa poitrine pendante, ses jambes lourdes. Il est là quand elle est vieillie, que son visage crevassé est entouré de coiffes, que ses mains desséchées se croisent sur la ceinture pour dire qu’elle n’en veut pas à la vie de lui avoir fait du mal. Il est là quand nous sommes vieux, que nous regardons fixement du côté de la nuit qui vient, il est là quand nous sommes morts et que notre cadavre tend le suaire aux bras de nos fils.

Élie Faure, Histoire de l’art. L’Art moderne, 1921, 1923.

vendredi 27 octobre 2006

Un chasseur, du nom de Michael Hulzögger, raconte un almanach de la région



Un chasseur, du nom de Michael Hulzögger, raconte un almanach de la région, partit un jour d’été de l’année 1738 pour la forêt de l’Untersberg. Il ne revint pas, et ne se montra nulle part ailleurs. On tint finalement qu’il s’était perdu ou qu’il était tombé d’une paroi rocheuse. Quelques semaines plus tard, son frère fit dire une messe pour le disparu, aux communaux où se trouve un pèlerinage aux environs de la montagne. Or, durant la messe, le chasseur entra dans l’église pour rendre grâce à Dieu de son retour miraculeux. Mais de ce qui lui était arrivé, de ce qu’il avait appris dans la montagne, il ne souffla mot, il resta muet et grave, et déclara qu’il n’y avait rien à dire de plus que ce qu’avait écrit là-dessus Lazarus Gitschner : les enfants et petits-enfants ne devaient en apprendre guère plus. Ce Lazarus Gitschner pourtant n’avait rien vu qu’une galerie sous le Königsee et l’empereur Frédéric, devenu fantôme sur le Welserberg, aussi un livre avec des prophéties et tout ce qui était déjà par ailleurs entré dans les légendes. Impossible de tirer autre chose du chasseur. Mieux, en pleine contradiction avec sa nature antérieure, il devint bientôt complètement muet. L’archevêque Firmian de Salzbourg avait aussi entendu parler de la disparition et de la réapparition énigmatique du chasseur, il le fit appeler. Mais Hulzhögger resta tout aussi muet devant le prince de l’église ; à toutes les questions il répondait qu’il ne pouvait ni ne devait rien dire de ses aventures : seule la confession lui était permise. Après la confession, l’évêque abdiqua sa charge pastorale et se tut jusqu’à sa fin. Elle ne tarda pas à survenir pour l’un comme pour l’autre : elle fut paisible, dit-on.

Ernst Bloch, Traces, traduit de l'allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

Dans les paroles sans nombre prononcées par les hommes un sens à pris corps qui nous surplombe



Il est bien probable que nous appartenons à un âge de critique dont l’absence d’une philosophie première nous rappelle à chaque instant le règne et la fatalité. Âge d’intelligence qui nous tient irrémédiablement à distance d’un langage originaire. Pour Kant, la possibilité d’une critique et sa nécessité étaient liées, à travers certains contenus scientifiques, au fait qu’il y a de la connaissance. Elles sont liées de nos jours — et Nietzsche le philologue en témoigne — au fait qu’il y a du langage, et que, dans les paroles sans nombre prononcées par les hommes — qu’elles soient raisonnables ou insensées, démonstratives ou poétiques — un sens à pris corps qui nous surplombe, conduit notre aveuglement, mais attend dans l’obscurité notre prise de conscience pour venir à jour et se mettre à parler. Nous sommes voués historiquement à l’histoire, à la patiente construction de discours sur les discours, à la tâche d’entendre ce qui a été déjà dit…

Michel Foucault, Naissance de la clinique, Préface, Presses universitaires de France, 1963.

jeudi 26 octobre 2006

Sans doute avait-elle justement envie d’une petite salade de pommes de terre et n’avait en tête qu’huile et vinaigre



Quoiqu’il n’y ait dans ma tête deux idées et demi, et quoique j’aie mal aux dents, je raconte toutefois qu’un jour une jeune fille vêtue d’un costume d’homme fit son apparition en société. Je continue d’une main tremblante le joyau qu’est cette nouvelle. Est-ce que jamais auteur écrivit ainsi au petit bonheur ? La jeune fille possédait un visage charmant, comme les yeux flamboyaient, comme avaient une expression taquine les lèvres finement arquées ! Les cheveux, qu’elle portait sans les attacher, parlaient à eux seuls tout un langage. Une femme accoutumée à ce que devant elle les messieurs se liquéfient en gentillesse tenta d’intimider l’intrus, mais dut constater qu’on l’ignorait complètement. Elle en fut si affectée qu’elle se retira dans une pièce attenante meublée avec style et qu’elle jeta un petit chien de porcelaine sur le sol recouvert de tapis. Par pure exaspération, elle se mordit la bouche, porta la main sur une poitrine agitée d’impressions qui n’étaient peut-être déplaisantes que par excès d’amour, elle chassa un admirateur qui semblait vouloir la calmer, et…
Ici je bute et m’arrête un moment, et je demande au lecteur autant de patience qu’il faut pour que je me recueille. Que l’arôme d’une cigarette veuille bien me conférer de l’élan.
Sortant d’un phonographe, retentissait la voix de ténor de Caruso. Un poète baisait galamment la main de la maîtresse de maison. Comme toutes les demoiselles dans leurs longues robes à traîne dansaient gracieusement ! Plus d’un battait ses précédents records en matière d’attentions. Ah, si seulement le plus possible de bonnes idées pouvaient germer dans mon esprit assoupi !
Sur un divan datant du Deuxième Empire était assise une jeune femme qui eût été plus belle si elle s’était moins souciée de l’être. L’insouciance confère la jeunesse, et l’occupation le charme. L’une des conditions pour rester jeune dans la faculté de toujours se distraire avec quelque chose, même de prosaïque. Un portier peut être heureux en cirant des chaussures, une virtuose malheureuse en jouant du piano. Il peut-être plus avantageux de s’abaisser que de monter.
N’est-ce pas, j’écris là avec une sécheresse stupéfiante ?
Un acrobate se cramponnait à un plateau de petits sandwichs. Son impresario l’exhorta à ne pas penser exclusivement à lui-même, à se plonger dans l’Idée, à accorder à autrui une copieuse sollicitude. Entre temps, la jeune fille singulière était tombée follement amoureuse. Sa poitrine lui paraissait transpercée.
« Alors, comédien ! » lui lança brutalement quelqu’un qui l’observait et cherchait à faire sa connaissance, et n’avait su trouver d’autre moyen que d’être désobligeant. Les gens parfois nous traitent cavalièrement parce qu’ils nous apprécient et n’aiment pas se l’avouer.
Ce fut une dame au visage angélique qui, avec sa douceur laiteusement candide et sa sérénité sirupeuse, porta à notre petit personnage le coup de grâce qui la plia en deux.
« N’as-tu point de pitié ? » murmura la tremblette en songeant à la fille de fromager qui s’avançait avec une dignité de pot de confiture et qui récuserait de pareilles expressions avec une nonchalance marmeladière et, au demeurant, avec courtoisie.
Est-ce que cette bonne femme à la haute silhouette, toute parée de grâces et évoluant avec une incroyable noblesse, n’aurait pas eu sa place dans un roman de Sienkiewicz ?
Sans doute avait-elle justement envie d’une petite salade de pommes de terre et n’avait en tête qu’huile et vinaigre, lacérant du même coup le cœur de la jeune fille en costume d’homme.
Mes efforts m’ont fatigué, je vais me coucher. Que celui qui en a envie tire cette histoire au clair.

Robert Walser, « La jeune fille étrange », Die Rose, 1925, La Rose, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 1987.

mercredi 25 octobre 2006

Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage



Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d’une trompette l’action et l’énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, – et cependant nous la renvoyons à demain ; – et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers ; – servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d’anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, – désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n’y a plus qu’une heure pour l’action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s’agite en nous, – de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l’ombre qui l’emporte, – nous nous débattons en vain. L’horloge sonne, et c’est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l’ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s’envole, – elle disparaît, – nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard.

Edgar Allan Poe, « Le Démon de perversité » (1845), traduit de l’américain par Charles Baudelaire, 1857.

mercredi 18 octobre 2006

Je ne peux m’expliquer le monde que d’une seule façon : par le désespoir



À chat perché. – Je ne peux m’expliquer le monde que d’une seule façon : par le désespoir. Dans ce monde que je ne comprends pas, dont je ne peux rien admettre, où je ne peux rien désirer (nous sommes trop loin de compte), je suis obligé par surcroît à une certaine tenue, à peu près n’importe laquelle, mais une tenue. Mais alors si je suppose à tout le monde le même handicap, la tenue incompréhensible de tout ce monde s’explique : par le hasard des poses où vous force le désespoir. Exactement comme au jeu du chat perché. Sur un seul pied, sur n’importe quoi, mais pas à terre : il faut être perché, même en équilibre instable, lorsque le chasseur passe. Faute de quoi il vous touche : c’est alors la mort ou la folie. Ou comme quelqu’un surpris fait n’importe quel geste : voilà à tout moment votre sort. Il faut à tout moment répondre quelque chose alors qu’on ne comprend rien à rien; décider n’importe quoi, alors qu’on ne compte sur rien; agir, sans aucune confiance. Point de répit. Il faut « n’avoir l’air de rien », être perché. Et cela dure ! Quand on n’a plus envie de jouer, ce n’est pas drôle. Mais alors tout s’explique : le caractère idiot, saugrenu, de tout au monde : même les tramways, l’école de Saint-Cyr, et plusieurs autres institutions. Quelque chose s’est changé, s’est figé en cela, subitement, au hasard, pourchassé par le désespoir. Oh ! s’il suffisait de s’allonger par terre, pour dormir, pour mourir. Si l’on pouvait se refuser à toute contenance ! Mais le passage du chasseur est irrésistible : il faut, quoiqu’on ne sache pas à quelle force on obéit, il faut se lever, sauter dans une niche, prendre des postures idiotes. [...] Mais il est peut-être une pose possible qui consiste à dénoncer à chaque instant cette tyrannie : je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète. (1929-1930)

Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1948.

vendredi 13 octobre 2006

jeudi 12 octobre 2006

La crétinisation par la communication remplace avantageusement la caporalisation d’antan



Être passé de la chair à canon à la chair à consensus et à la pâte à informer est certes un « progrès ». Mais ces chairs se gâtent vite : la matière première consensuelle est essentiellement putrescible et se transforme en une unanimité populiste des majorités silencieuses, qui n’est jamais innocente. À ce populisme classique semble désormais se greffer un populisme yuppie – un techno-populisme – qui entend bien afficher sa postmodernité carnassière, prompte à repérer et à digérer le best-of des biens et services de la planète. Le point de vue techno-populiste s’exhibe désormais sans complexe et souhaite réconcilier deux spiritualités : celle de l’épicier du coin et du chef comptable – « un sou est un sou » – et la spiritualité administrative – autrefois un plus ambitieuse – de l’Inspecteur des finances.
Ces deux spiritualités marchent désormais main dans la main, sûres de leur bon droit, distribuant des ultimatums : « A quoi servez-vous ? Vous devriez avoir honte d’être aussi abstraits, aussi élitistes », agacés, sinon exaspérés, par toute activité qui ne se laisse pas enfermer dans un horizon borné de chef comptable et apparaît donc comme un défi insupportable à la misère du « pragmatisme » contemporain dont aime à se réclamer le techno-populisme. Nous touchons ici un point sensible de sa tartuferie : se sentir insulté par tout ce qui le dépasse et dénoncer comme « élitiste » toute démarche un tant soit peu éloignée des affairements de l’« homme de la rue » – de ce qu’il est convenu d’appeler le « sérieux de la vie » – et de la niaiserie de son « vouloir-communiquer ».
C’est pourquoi, pour nos « démocrates » techno-populistes, l’enseignement coûte toujours trop cher puisque de toute manière la crétinisation par la communication remplace avantageusement la caporalisation d’antan. […]
On devine facilement pourquoi le techno-populisme flatte les bassesses et les lâchetés de l’homme moyen de l’homme moyen, et surtout celle de son avant-garde technico-commerciale, de ces petits truands portuaires initiés à l’économétrie, de tous ces prototypes peu ragoûtants dont raffolent les instituts de prédiction, de ces « mangeurs d’hommes » en 4 x 4 dont le sens critique n’excède que de peu celui du ver solitaire, et gambergent à longueur de journée leur « faut pas rêver » et leur « ma différence à moi ».
Le techno-populisme distingue soigneusement deux « radicalités » : celle qu’il déteste – soupçonnée d’être ennemie de la démocratie, parce qu’elle prétend faire l’effort de se soustraire à la goujaterie et à l’impatience contemporaines et espère faire déraper les scénarios socio-économiques de la Banque mondiale –, et celle dont il apprécie les odeurs fortes de majorité morale, celles du Père Fouettard et des piloris médiatiques. À ceux qui lui demanderaient de définir le new-age, il répondrait : « C’est l’ère de l’Internet, des associations de mères de famille vidéo-visionnieuses et de la chaise électrique. » C’est pourquoi il adore transfigurer ses Agripinnes, ses Thénardiers et ses Tartarins en Gavroches de plateaux télévisés qui pourfendent les « privilèges » et se goinfrent de Justes Causes.

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Exils, 1998.

mercredi 11 octobre 2006

Rien de mieux



Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s’est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux.

Guy Debord, Panégyrique, tome premier, Éditions Gérard Lebovici, 1989, Gallimard, 1993.

mardi 10 octobre 2006

Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales



Ma moquerie, dites-vous, a tué votre amour. Mais je ne me suis jamais moqué de vous. Quand on est disposé à voir le grotesque partout on ne le voit nulle part. Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales. Elles rient toujours pourtant. Il y a des gens dont l’âme est de même. Une idée bouffonne a plissé leur granit, et pourtant les fleurs y poussent tout de même. Mais personne n’en sent le parfum et ces bêtes-là ne servent qu’à cracher la pluie sur les passants.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, décembre 1846.

lundi 9 octobre 2006

mardi 3 octobre 2006

Nous ne connaissons jamais que les passions des autres

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il en était un ; car, grâce à l’incapacité où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de Legrandin et sa cause première.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même



Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à aucun moment, me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. Si quelqu’un, à partir d’une réflexion sérieuse et sans préjugé, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne puis raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point. Il peut peut-être percevoir quelque chose de simple et de continu, qu’il appelle lui-même, mais je suis certain qu’il n’existe pas un tel principe en moi.

David Hume, Traité de la nature humaine, essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux (1739), livre I, 4e partie, section VI, traduit de l'anglais par Philippe Folliot.

Douter comme il faut

Rien n’est plus malaisé que de douter comme il faut, car ceux qui ont assez d’esprit pour douter n’en ont pas toujours assez pour faire un choix raisonnable : ils ne doutent que pour mieux s’ancrer ensuite dans l’erreur ; & d’autres, s’étant mis une fois à douter, doutent toute leur vie.

Pierre Bayle, Nouvelles lettres critiques, Lettre IX, § 17.

lundi 2 octobre 2006

La « zone grise »

J’ai été très frappé par toutes les pages de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la honte d’être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons tous responsables du nazisme, comme on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été souillés par lui : même les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Et la honte d’être un homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de bons vivants. C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui en fait forcément une philosophie politique. Dans le capitalisme, il n’y a qu’une chose qui soit universelle, c’est le marché. Il n’y a pas d’État universel, justement parce qu’il y a un marché universel dont les États sont des foyers, des Bourses. Or il n’est plus universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique fabrication de richesse et de misère. Il n’y a pas d’État démocratique qui ne soit compromis jusqu’au cœur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci ». Nous ne disposons plus d’une image du prolétaire duquel il suffirait de prendre conscience.

Gilles Deleuze, « Le devenir révolutionnaire et les créations politiques », entretien avec Toni Negri, Multitudes, 1990.

jeudi 28 septembre 2006

Maudites crottes de Paris



Iuste Ciel, voilà bien des mouches,
Et ie suis vn ioly garçon!
I’en ay dessus mon polisson
Pour barbouiller cent Scaramouches;
Ha! mon habit est tout perdu!
Et ie voudrois qu’il fust pendu,
Ce cocher, ce bougre incurable.
Surtout, que n’ay-ie mon miroir?
Moy qui n’ay iamais veu le Diable,
Ie serois rauy de me voir.
Mais ce ne sont là que des roses;
En voilà bien d’autres, vrayement!
I’en ay iusques au fondement,
En faueur des metamorphoses;
Mes souliers, mes bas, mon manteau,
Mon colet, mes gands, mon chapeau,
Sont passez en mesme teinture
Et dans l’estat où ie me voy,
Ie me prendrois pour vne ordure,
Si ie ne me disois, C’est moy!
Il n’est ordure icy qui tienne;
Morbleu! fange d’estron molet,
Pour satisfaire mon valet,
Il faut qu’il vous en ressouuienne.
Elixir d’excremens pourris,
Maudites crottes de Paris,
Brain de damnez abominables,
Noire fecalle de l’Enfer,
Noire gringenaude du Diable,
Le Diable vous puisse estouffer!

Claude Le Petit (1638-1662), La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule (1656?).

Son bel esprit qu’il eust peu employer à des choses plus dignes de lecture

Ce jourd’hui premier jour de septembre fust bruslé en place de Grève, à Paris, après avoir eu le poing coupé, fait amende honorable devant Nostre-Dame de Paris, esté étranglé, Claude Petit, advocat en Parlement, auteur de L’Heure du Berger, et de L’Escole de l’Interest , pour avoir fait un livre intitulé : Le Bordel des Muses, escrit l’Apologie de Chausson, le Moyne renié et autres compositions de vers et de prose pleine d’impiétés et de blasphèmes, contre l’honneur de Dieu, de la Vierge et de l’Estat. Il estoit âgé de vingt et trois ans et fut fort regretté des honnestes gens à cause de son bel esprit qu’il eust peu employer à des choses plus dignes de lecture.

Guillaume Colletet (1598-1659), Mémoires.

mercredi 27 septembre 2006

Mais surtout on les traite comme des enfants stupides



Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et en effet ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter.
Comme le mode de production les a durement traités ! De progrès en promotions, ils ont perdu le peu qu’ils avaient, et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé ; ils n’en ignorent que la révolte. Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres ; mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût ; mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées ; continuellement et mesquinement surveillés ; entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres. Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles.
Ils meurent par séries sur les routes, à chaque épidémie de grippe, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres. Leurs éprouvantes conditions d’existence entraînent leur dégénérescence physique, intellectuelle, mentale. On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain.
Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat aux faits, perte qui leur interdit le moindre dialogue ; séparés par leur incessante concurrence, toujours pressée par le fouet, dans la consommation ostentatoire du néant, et donc séparés par l’envie la moins fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction, ils sont même séparés de leur propres enfants, naguère encore la seule propriété de ceux qui n’ont rien. On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents, et sourient de leur échec flagrant ; méprisent non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés : ils se rêvent les métis de ces nègres-là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine.

Guy-Ernest Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (1977-78).

La vérité sur Sancho Pança



Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû précisément être Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un certain sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de grandeur.

Franz Kafka, Cahier G, traduit de l’allemand par Marthe Robert.

mardi 26 septembre 2006

Le visage antipathique et sublime de la vraie bonté



Quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: « Comment va la Charité de Giotto ? » D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie — et la nôtre du même coup — tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées.
Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.


Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

vendredi 22 septembre 2006

Douceur de ne rien avoir à dire


Photo : Manuel Álvarez Bravo

On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise : « Qu’est-ce que tu as ? Exprime-toi », et l’homme sans que la femme, etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de ne rien avoir à dire, droit de ne rien avoir à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit.

Gilles Deleuze, Pourparlers, Editions de Minuit, 1990.

Un pays que même les sourds–muets quittent en masse

Hier, vingt-cinq sourds-muets tchécoslovaques qui participaient à des championnats sportifs (pour sourds-muets) ont demandé l’asile à Munich. Alors, là, c’est vraiment la fin de tout… On en viendrait à se prendre pour un héros de rester dans un pays que même les sourds-muets quittent en masse.

Jan Zabrana, Toute une vie [journal de l’année 1969], traduit du tchèque par Marianne Canavaggio & Patrick Ourednik, Editions Allia, 2005.

jeudi 21 septembre 2006

Z is for Zillah

Si l’on pouvait être un Peau-Rouge



Si l’on pouvait être un Peau-Rouge, toujours paré et sur son cheval fougueux, dressé sur les pattes de derrière, sans cesser de vibrer sur le sol vibrant, jusqu’à ce qu’on quitte les éperons, car il n’y avait pas d’éperons, jusqu’à ce qu’on jette les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et qu’on voie le pays devant soi comme une lande tondue, déjà sans encolure et sans tête de cheval.

Franz Kafka, traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte.

N is for Neville

Cuando despertó




Cuando despertó, el dinosaurio todavía estaba allí.
Quand il se réveilla, le dinosaure était toujours là.

Augusto Monterroso, Œuvres complètes (et autres contes), traduit de l’espagnol (Guatemala) par Claude Couffon, Éditions Patiño, 2000.

Des Parthénons en crotte de chien

Le style, c’est l’exagération. Nul n’exagéra plus que Céline. Il a bâti des Parthénons en crotte de chien. La matière est étrange, les monuments grandioses. Ils seraient plus nobles en marbre blanc ; mais ceux qui taillent le marbre blanc n’ont pas la carrure qu’il faudrait pour faire des monuments aussi grands que ceux de Céline.

Alexandre Vialatte, Chronique de La Montagne du 1er août 1961.

jeudi 14 septembre 2006

is to suffer


Nathan Altman, Anna Akhmatova (1914)

SONJA: Natasha, to love is to suffer. To avoid suffering, one must not love. But, then one suffers from not loving. Therefore, to love is to suffer, not to love is to suffer, to suffer is to suffer. To be happy is to love, to be happy, then, is to suffer, but suffering makes one unhappy, therefore, to be unhappy one must love, or love to suffer, or suffer from too much happiness, I hope you're getting this down.

Woody Allen, Love and Death, (1975).

Leur vie est sans cesse menacée, leur opulence est éphémère et privée de goût

La société des grandes métropoles est particulièrement bien outillée pour éliminer les initiatives spontanées et l’indépendance de l’esprit. Au dernier stade de son développement, la métropole capitaliste est devenue le ressort essentiel qui assure le fonctionnement de cet absurde système. Elle procure à ses victimes l’illusion de la puissance, de la richesse, du bonheur, l’illusion d’atteindre au plus haut point de la perfection humaine. En fait, leur vie est sans cesse menacée, leur opulence est éphémère et privée de goût, leurs loisirs sont désespérément monotones, et leur peur justifiée de la violence aveugle et d’une mort brutale pèse sur cette apparence de bonheur. Dans un monde où ils ne peuvent plus reconnaître leur œuvre, ils se sentent de plus en plus étrangers et menacés : un monde qui de plus en plus échappe au contrôle des hommes, et qui, pour l’humanité, a de moins en moins de sens.
Certes, il faut savoir détourner les yeux des sombres aspects de la réalité quotidienne pour prétendre, dans ces conditions, que la civilisation humaine a atteint son plus brillant sommet. Mais c’est à cette attitude que les citoyens de la métropole s’entraînent chaque jour : ils ne vivent pas dans un univers réel, mais dans un monde de fantasmes, habilement machiné dans tout leur environnement, avec des placards, des images, des effets de lumière et de la pellicule impressionnée ; un monde de murs vitrés, de plexiglas, de cellophane, qui les isole de leur peine et des mortifications de la vie, monde d’illusionnistes professionnels entourés de leurs dupes crédules. [...]
Les spectateurs ne conversent plus comme des personnes qui se rencontrent au croisement des routes, sur la place publique, autour d’une table. Par l’antenne de la radio et de la télévision, un très petit nombre d’individus interprètent à notre place, avec une adresse toute professionnelle, les mouvements d’opinion et les événements quotidiens. Ainsi les occupations les plus naturelles, les actes les plus spontanés sont l’objet d’une surveillance professionnelle et soumis à un contrôle centralisé. Des moyens de diffusion, aussi puissants que variés, donnent aux plus éphémères et aux plus médiocres ouvrages un éclat et une résonance qui dépassent de loin leurs mérites.

Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire, 1961.

mardi 12 septembre 2006

Thomas Browne naquit à Londres le 19 Novembre 1605 de Thomas Browne Gentilhomme



Thomas Browne naquit à Londres le 19 Novembre 1605 de Thomas Browne Gentilhomme. Après avoir apris les premiers principes de la langue Latine dans l’Ecole de Wyckham près de Winchester, il entra vers le commencement de l’année 1623. dans le College de Pembrocke à Oxford, prit le degré de Maître-ès-Arts, & étudia ensuite en Medecine.
Il alla après cela en Hollande, & se fit recevoir Docteur en Medecine à Leyde ; & à son retour il fut incorporé à l’Université d’Oxford en la même qualité l’an 1637. Vers le même tems il suivit le conseil de Thomas Lushington, qui avoit été quelque tems son maître, en allant s’établir à Norwich ; & il pratiqua plusieurs années la Medecine dans cette ville avec beaucoup de réputation.
Dans la suite il fut fait Membre honoraire du College des Medecins de Londres, & vers la fin du mois de Septembre de l’an 1671. le Roi Charles II. qui se trouva alors à Norwich, le fit Chevalier.
Il mourut en cette ville le 19 Octobre 1682, âgé de 77 ans, & fut enterré dans l’Eglise de S. Pierre, où sa femme Dorothée, avec laquelle il avoit vécu pendant 41 ans, lui fit mettre cette Epitaphe.

M.S.
Hic situs est Thomas Browne M.D. & Miles, Anno. 1605. Londini natus, generosa familia apud Upton in agro Cestrensi oriundus, Schola primum Winstonensi, postea in Coll. Pembrok. apud Oxonienses, bonis litteris haud levitur imbutus; in urbe hac Nordovicensi Medicinam, arte egregia & felici successu professus; scriptis, quibus tituli, Religio Medici, & Pseudodoxia Epidemica, aliisque per orbem notissimus. Vir pientissimus, integerrimus, Doctissimus. Obiit Octobri 19 an. 1682. Pie posuit moestissima Conjux D. Dor. Br.


Catalogue de ses Ouvrages.

1. Religio Medici. (en Anglois) Londres 1642. in-8vo. Cet Ouvrage, dont il y a plusieurs éditions Angloises, a paru avec les observations de Kenelme Digby à Londres 1643. 1644. &c. in-8o & ensuite avec d’autres observations d’un Anonyme en 1654. toutes en Anglois. Jean Merryweather, Maître-ès-Arts à Cambrige, le traduisit en Latin, & il fut imprimé en cette Langue à Leyde en 1644. in-12. édition qui fut suivie de quelques autres; & principalement d’une cum Annotationibus L.N.M. Argentorati 1652. in-8vo. Ces Lettres initiales designent Levinus Nicolaus Moltkius, dont on a encore Conclave Alexandri VII. & alia Historica conjunctim edita. Slevici 1656 in-8vo. Nous en avons aussi une traduction Françoise sous ce titre: La Religion du Medecin, traduit du Latin de Thomas Brown avec des remarques 1668 in-12. L’ouvrage a été encore traduit en Italien, en Allemand, en Flammand &c. La traduction Flamande a été imprimée à Leyde en 1665. in-8vo. Tout cela montre assez l’estime qu’on en a faite, & l’avidité que chaque nation a eu de le lire en sa langue. Patin en a jugé trop malignement, à son ordinaire, lorsqu’il a dit dans une de ses Lettres. « On fait ici grand cas du livre intitulé : Religio Medici. Cette Auteur a de l’esprit. Il y a de gentilles choses dans ce livre. C’est un Melancolique agréable en ses pensées, mais qui, à mon jugement, cherche Maître en fait de Religion, comme beaucoup d’autres, & peut-être qu’enfin il n’en trouvera aucun. Il faut dire de lui, ce que Philippe de Comines a dit du Fondateur des Minimes, l’Hermite de Calabre, François de Paule; il est encore en vie, il peut aussi-bien empirer qu’amender. » Les Journalistes de Leipsic en parlent d’une maniere plus juste, lorsqu’ils disent que c’est un livre rempli d’excellents préceptes, parmi lesquels sont mêlés plusieurs paradoxes.

2. Pseudodoxia Epidemica, ou Examen des Erreurs populaires (en Anglois) Londres 1646. in-fol. La sixième édition qui parut en 1673.4 a été augmentée & corrigée par l’Auteur. C’est un excellent Ouvrage, qui renferme bien des choses curieuses. Chrétien Knorr, Baron de Rosenroth en a donné une traduction Allemande, qu’il a fait imprimer à Nuremberg l’an 1680. in-4vo sous le nom de Christophe Peganius. Il a été aussi traduit en Flamand.

3. Hydriotaphia, ou discours sur les Urnes Sepulchrales, qui ont été trouvées dans le Comté de Norfolck. (en Anglois) Londres 1658. in 8vo

4. Le Jardin de Cyrus, ou la maniere de planter les arbres en Quinconce, usitée par les anciens, examinée. (en Anglois) A la suite de l’Ouvrage précedent.

5. Ouvrage Meslés. (en Anglois) Londres 1684. in-8vo. Ce Recueil, publié après la mort de l’Auteur, par Thomas Tennison, renferme treize pieces. 1°. Observations sur plusieurs Plantes, dont il est parlé dans l’Ecriture. 2°. Des Couronnes de fleurs en usage parmi les anciens. 3°. Des Poissons, que nôtre Seigneur mangea avec ses disciples après sa Resurrection. 4°. Reponse à quelques questions sur certains poissons, oiseaux, & insectes. 5°. De la Fauconnerie chez les anciens & les Modernes. 6°. Des Cymbales. 7°. De Versibus Ropalicis, seu Gradualibus. 8°. Des langues & en particulier de la Saxone. 9°. Des Collines, des Montagnes &c. faites de main d’homme en plusieurs endroits de l’Angleterre. 10°. De la Troade par laquelle S. Paul passa. 11°. De la Reponse de l’Oracle de Delphes à Cresus. 12°. Prophetie sur l’état futur de plusieurs nations. 13°. Musæum Clausum, seu Bibliotheca abscondita.

6. Les Œuvres de Thomas Browne, (en Anglois) Londres 1686. in-fol. C’est un recueil de tous les Ouvrages précedens.

7. Œuvres Posthumes de Thomas Browne imprimés sur les Originaux. 1°. Les Antiquitez de l’Eglise Cathedrale de Norwich. 2°. Description des Urnes, qui furent decouvertes à Brampton dans la Province de Norfolk en 1667. 3°. Lettres du Chevalier Guillaume Dugdale & du Chevalier Browne. 4°. Observations meslées. On a joint la vie de l’Auteur, & une description des Antiquitez de la chapelle de S. Jean l’Evageliste, qui est aujourd’huy l’Ecole Royale de Norwich, composée par Jean Burton Maitre-ès-Arts. (en Anglois) Londres 1712. in-8vo. On est redevable de la publication de ces Oeuvres posthumes à Mr. Brigstoke qui a épousé une petite fille de M. Browne.

On a imprimé sous le nom de Browne le livre suivant.
Le Cabinet de la Nature ouvert, où l’on decouvre les causes naturelles des Metaux, des Pierres, des terres differentes &c. (en Anglois) 1657. in-12. Mais il ne peut être de Browne : puisque c’est une pure compilation tirée de la Physique de Magirus, & faite par un Ignorant, qui y est tombé en plusieurs fautes grossieres, dont Browne étoit incapable.

V. Historia Universitatis Oxoseniensis, & Athenæ Oxoniensis tom. 2, p. 714.

Jean-Pierre Niceron, Memoires pour servir à l’histoire des hommes illustres, t. XXIII (1733).

Think not thy time short in this World since the World it self is not long.



Think not thy time short in this World since the World it self is not long. The created World is but a small Parenthesis in Eternity, and a short interposition for a time between such a state of duration, as was before it and may be after it. And if we should allow of the old Tradition that the World should last Six Thousand years, it could scarce have the name of old, since the first Man lived near a sixth part thereof, & seven Methusela's would exceed its whole duration. However to palliate the shortness of our Lives, and somewhat to compensate our brief term in this World, it's good to know as much as we can of it, and also so far as possibly in us lieth to hold such a Theory of times past, as though we had seen the same. He who hath thus considered the World, as also how therein things long past have been answered by things present, how matters in one Age have been acted over in another, & how there is nothing new under the Sun, may conceive himself in some manner to have lived from the beginning, and to be as old as the World; and if he should still live on 'twould be but the same thing.

Thomas Browne (1605-1682), Christian Morals, 1716, III, 29.

Les mots que nous avons sous la main



Mots présents à notre esprit. – Nous exprimons toujours nos pensées avec les mots que nous avons sous la main. Ou plutôt, pour exprimer tous mes soupçons : à chaque instant, nous ne formons que la pensée pour laquelle nous avons précisément sous la main les mots qui peuvent l’exprimer approximativement.
Friedrich Nietzsche, Aurore, 257.

Une fois les mots posés, les hommes croient qu’il leur correspond nécessairement quelque chose, par exemple l’âme, Dieu, la volonté, le destin, etc.
Friedrich Nietzsche, Œuvres posthumes complètes, III.

vendredi 8 septembre 2006

La mauvaise conscience de l’hypocrisie



L’ironie est la mauvaise conscience de l’hypocrisie. Comprenons bien que l’intérêt le plus évident du scandale est de rester camouflé et d’entretenir une équivoque dont il est le seul bénéficiaire : la guerre, par exemple, ne demande qu’à devenir juridique pour constituer, comme la paix, un certain ordre naturel ; et le plus mauvais tour qu’on puisse lui jouer, c’est de lui refuser, au contraire, cette légalité dérisoire dont elle s’accommoderait si bien, c’est de la vouloir inhumaine, absurde et anormale, comme elle doit être ; il ne faut pas que l’hypocrisie du « droit des gens », en la rendant supportable et presque sociable, nous crée un modus vivendi avec ce scandale. Qu’elle soit horrible, puisqu’elle est, et qu’elle s’extermine elle-même ! Heureusement la lucide ironie ne s’en laisse pas accroire ; et les bonnes âmes malfaisantes ne seront pas tranquilles tant qu’il y aura des ironistes pour crier à tue-tête leur vrai nom et pour dénoncer leurs nobles rôles, leurs postiches, leurs momeries et leur rhétorique en carton. Que l’ironie est donc indiscrète !

Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Flammarion, 1964.

De parfaits inutiles



« Et comble du comble, a-t-il ajouté en guise de conclusion, tu dois savoir que ton père s’ennuie beaucoup. »
Je le savais, je l’avais déjà remarqué. Il s’ennuyait comme une vraie huître. S’asseyant toujours à table avant l’heure, bien que ma mère avançât constamment l’heure du repas, il vivait de plus en plus à l’avance, tant il s’ennuyait.
« Tu ne sais pas comme je t’envie, m’a-t-il dit. Je donnerai tout pour avoir ton âge, pour me retrouver sur les marches de la lutte pour la vie, de la lutte pour le prestige social. J’aimerais tant que le temps fasse machine arrière, réintégrer le monde de l’action et ne pas être contraint de me voir assis à une table sans écrire un seul mot. J’aimerais tant recommencer à inspecter des êtres terrorisés, des Cacériens toujours enclins à la subornation. Je ne suis pas né pour être assis devant une table ronde en train de feuilleter des journaux. Je ne suis pas né pour rester à la maison, passif et vieux, regardant avec incrédulité les feuilles blanches d’une biographie que je n’écrirai jamais parce que je ne trouve rien qui mérite d’être couché sur le papier et qu’en plus, les mots me paralysent. Que ne donnerais-je pour avoir ton âge et recommencer à me battre pour être quelqu’un ! […]
– J’aimerais être à ta place, lui ai-je dit. J’aimerais être comme toi, voué à des feuilles blanches sans que personne exige de moi autre chose, voué au blanc d’une vie à écrire. »
Ce n’était pas ce que je cherchais, mais j’ai vu qu’il était irrité, fâché contre moi. Il s’est brusquement éloigné, me laissant sous la pluie. Mais, imperturbable, j’ai continué à parler :
« Tu ne vois donc pas que la vieillesse et l’écriture se ressemblent comme deux gouttes d’eau. C’est le seul moyen de transformer la vie, qui est une maladie.
– Une maladie ? a-t-il demandé, visiblement inquiet, tout en rapprochant de moi son parapluie.
– Oui. Une maladie de la matière.
– Je n’ai jamais entendu pareille sottise.
– La vieillesse et l’écriture sont les seuls médicaments contre cette maladie. Tu ne vois donc pas que nous sommes tous des inutiles et que la vie aussi est inutile. Et si nous sommes tous des inutiles, le vieil homme l’est encore plus. Le vieil homme est l’inutile par excellence. »
Ces mots ne lui ont guère fait plaisir, mais j’ai poursuivi, plus imperturbable que jamais.
« Peut-être ne t’en aperçois-tu pas ? lui ai-je dit. Le vieil homme a l’avantage d’être complètement hors jeu, étranger à ces efforts si pénibles auxquels se vouent, par exemple, ceux qui sentent qu’ils doivent devenir quelqu’un. Le vieil homme est déjà loin d’efforts aussi grossiers. Seul le sommeil expulse quelque chose de ce délire de prestige auquel on est voué quand on termine ses études.
– Je t’ai fait des confidences, a dit mon père, mais, toi, tu es allé trop loin et tu as traité ton père d’inutile, d’inutile par excellence. Et c’est très grave. Tu as besoin d’une correction, la plus sévère possible. »
J’ai vu qu’il marchait très nerveusement, de plus en plus rapidement, forçant le pas. À ce train, me suis-je dit, nous aurons vite atteint l’Avenida de la Montafia. Je le suivais comme je pouvais.
« La seule correction que je connaisse, lui ai-je dit, la seule qui est parfois capable de nous guérir de nos maux et de nos délires de prestige, c’est le sommeil.
– Tu es fou... Tu dis que tu ne te sens pas préparé pour la vie... Aussi bien ne penses-tu pas fonder une famille comme tout le monde ? Une famille que tu aurais à nourrir ! Penses-tu vivre de l’air du temps ?
– Seul le sommeil, ai-je ajouté sans perdre mon calme, mais en pressant le pas, est un traitement systématique, une correction infinie de notre ambition absurde d’être quelqu’un. Dans le sommeil, nous transportons de lourds bagages dont nous désirerions nous défaire. Nos bagages ne sont rien d’autre que cette inquiétude constante que nous avons accumulée tout au long de notre vie, devenir quelqu’un, posséder quelque chose qui soit à nous, pour ne pas nous sentir nus comme des vers. Mais je te répète, père, que la vie est quelque chose de parfaitement inutile et nous, par conséquent, nous sommes des êtres inutiles. Nous n’allons nulle part, nous n’avons pas besoin de bagages. Nous sommes de parfaits inutiles. Et toi, père, tu es l’inutile par excellence. »
Je me suis senti profondément satisfait d’avoir eu le courage de le traiter d’inutile par excellence, et de l’avoir fait pour la deuxième fois. J’ai vu mon père s’emporter de nouveau.
« J’insiste, m’a-t-il dit en essayant de contrôler ses nerfs. Le sommeil ne te donnera pas à manger.
– Peu importe. Je me vois tout seul, et je pense qu’il en sera toujours ainsi. Je ne serai jamais responsable d’une famille. »

Enrique Vila-Matas, Hijos sin hijos (1993), trad. par André Gabastou, Enfants sans enfants, Christian Bourgois, 1999.

mardi 29 août 2006

Quelque chose qui est resté en route et n’a pas été tiré au clair



À l’instant. – Quand arriverons-nous plus près de nous-mêmes ? Au Lit ? en voyage ? chez soi où tant de choses au retour nous paraissent meilleures ? Chacun connaît le sentiment d’avoir oublié quelque chose dans sa vie consciente, quelque chose qui est resté en route et n’a pas été tiré au clair. C’est pourquoi ce qu’on allait dire à l’instant et qui vient de nous échapper nous semble souvent si important. Et lorsqu’on quitte une chambre qu’on a assez longtemps habitée, on jette un regard bizarre autour de soi avant de partir. Là aussi, quelque chose est resté dont on n’a pas eu l’idée. On l’emporte néanmoins avec soi pour recommencer ailleurs.

Ernst Bloch, Traces, traduit de l'allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

Je donne mon argent au théâtre, en retour de quoi j’exige une passion bien visible


The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark, with engravings by Eric Gill,
High Wycombe, Printed for the members of the Limited Editions Club
by Hague & Gill, 1933.

On sait par exemple que dans le théâtre bourgeois, l’acteur, « dévoré » par son personnage, doit paraître embrasé par un véritable incendie de passion. Il faut à tout prix « bouillir », c’est à dire à la fois brûler et se répandre; d’où les formes humides de cette combustion. Dans une pièce nouvelle (qui a eu un prix), les deux partenaires masculins se sont répandus en liquides de toutes sortes, pleurs, sueurs et salive. On avait l’impression d’assister à un travail physiologique effroyable, une torsion monstrueuse des tissus internes, comme si la passion était une grosse éponge mouillée pressée par la main implacable du dramaturge. On comprend bien l’intention de cette tempête viscérale : faire de la « psychologie » un phénomène quantitatif, obliger le rire ou la douleur à prendre des formes métriques simples, en sorte que la passion devienne elle aussi une marchandise comme les autres, un objet de commerce, inséré dans un système numérique d’échange : je donne mon argent au théâtre, en retour de quoi j’exige une passion bien visible, computable, presque ; et si l’acteur fait la mesure bien pleine, s’il sait faire travailler son corps devant moi sans tricher, si je ne puis douter de la peine qu’il se donne, alors je décréterai l’acteur excellent, je lui témoignerai de ma joie d’avoir placé mon argent dans un talent qui ne l’escamote pas, mais me le rend au centuple sous la forme de pleurs et de sueurs véritables. Le grand avantage de la combustion est d’ordre économique : mon argent de spectateur a enfin un rendement contrôlable.
Naturellement, la combustion de l’acteur se pare de justifications spiritualistes : l’acteur se donne au démon du théâtre, il se sacrifie, se laisse manger de l’intérieur par son personnage ; sa générosité, le don de son corps à l’Art, son travail physique sont dignes de pitié, d’admiration ; on lui tient compte de ce labeur musculaire, et lorsque, exténué vidé de toutes ses humeurs, il vient à la fin saluer, on l’applaudit comme un recordman du jeûne ou des altères, on lui propose secrètement d’aller se restaurer, refaire sa substance intérieure, remplacer toute cette eau dont il a mesuré la passion que nous lui avons achetée. Je ne pense pas qu’aucun public bourgeois résiste à un « sacrifice » aussi évident, et je crois qu’un acteur qui sait pleurer ou transpirer sur scène est toujours certain de l’emporter : l’évidence de son labeur suspend de juger plus avant.

Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1970.

Pas d’excuse ni de plainte, pas de pacte



Il y a des gens de ma génération auxquels je suis lié par le sentiment d’un naufrage commun. Nous nous considérons mutuellement comme de forts sympathiques naufragés. Souvent, je les connais à peine, mais quand j’en rencontre un, nous sommes pleins d’égards l’un pour l’autre, pleins de considérations aussi. Nous savons. Entre gens intelligents, le naufrage, la conversation en outsider de la vie créent quasiment des liens de sang. À condition qu’on n’en parle pas. Pas d’explication, pas d’excuse ni de plainte, pas de pacte. D’où le préalable de l’intelligence : les deux naufragés doivent se reconnaître intimement, et intuitivement aussi savoir qu’ils ont été reconnus.

Jan Zabrana, Toute une vie [journal de l’année 1969], traduit du tchèque par Marianne Canavaggio & Patrick Ourednik, Editions Allia, 2005.

mardi 22 août 2006

Món perdut



Mai no ha entès ningú
Per què sempre parlo
Del meu món perdut.

Salvador Espriu, Les Hores, 1952-55.

vendredi 18 août 2006

En Amérique, nous dit Thomas Browne


Manuel Álvarez Bravo, El Soñador, 1930

Ce soir-là, à Southwold, comme j’étais assis à ma place surplombant l’océan allemand, j’eus soudain l’impression de sentir très nettement la lente immersion du monde basculant dans les ténèbres. En Amérique, nous dit Thomas Browne dans son traité sur l’enfouissement des urnes, les chasseurs se lèvent à l’heure où les Persans s’enfoncent dans le plus profond sommeil. L’ombre de la nuit se déplace telle une traîne halée par-dessus terre, et comme presque tout, après le coucher du soleil, s’étend cercle après cercle – ainsi poursuit-il – on pourrait, en suivant toujours le soleil couchant, voir continuellement la sphère habitée par nous pleine de corps allongés, comme coupés et moissonnés par la faux de Saturne - un cimetière interminablement long pour une humanité atteinte du haut mal.

W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Actes Sud, 1999, Gallimard, 2006.