lundi 18 avril 2011

Désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part

La richesse a remplacé toutes les valeurs aristocratiques : mariage, honneurs, privilèges, réputation, pouvoir, elle peut tout procurer. Désormais, c’est l’argent qui fait l’homme. Or contrairement à toutes les autres « puissances », la richesse ne comporte aucune limite : rien en elle qui puisse marquer son terme, la borner, l’accomplir. l’essence de la richesse, c’est la démesure ; elle est la figure même que prend l’hubris dans le monde. Tel est le thème qui revient de façon obsédante dans la pensée morale du VIe siècle. Aux formules de Solon, passées en proverbes : « Pas de terme à la richesse. Koros, satiété, enfante hubris », font écho les paroles de Theognis : « Ceux qui ont aujourd’hui le plus en convoitent le double. La richesse, ta chrèmata, devient chez l’homme folie, aphrosunè. » Qui possède veut plus encore. La richesse finit par n’avoir plus d’autre objet qu’elle-même ; faite pour satisfaire les besoins de la vie, simple moyen de subsistance, elle devient sa propre fin, elle se pose comme besoin universel, insatiable, illimité, que rien ne pourra jamais assouvir. À la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise, une pleonexia : désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. Ploutos comporte bien aux yeux du Grec une fatalité, mais elle n’est pas d’ordre économique ; c’est la nécessité immanente à un caractère, à un ethos, la logique d’un type de comportement. Koros, hubris, pleonexia sont les formes de déraison que revêt à l’âge de Fer la morgue aristocratique, cet esprit d’Eris qui, au lieu d’une noble émulation, ne peut plus enfanter qu’injustice, oppression, dusnomia.

Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, Presses universitaires de France, 1962.

mercredi 6 avril 2011

Ce que je pense du monde ?



O que penso eu do mundo?
Sei lá o que penso do mundo!
Se eu adoecesse pensaria nisso.

Ce que je pense du monde ?
Est-ce que je sais, moi, ce que je pense du monde !
Si je tombais malade, j'y penserais.

Alberto Caeiro [Fernando Pessoa], O Guardador do rebanhos, 1911-12, Le Gardeur de troupeau, Poèmes d'Alberto Caeiro publiés du vivant de Fernando Pessoa, traduits du portugais par Dominique Touati, éditions de la Différence, 1989.

dimanche 3 avril 2011

L’œuf déçoit



L’œuf déçoit. Une telle perfection formelle, simple, évidente, tant de potentialités, de promesses contenues, et à la fin quoi ? Un serpent, un crapaud, un crocodile, une tortue ou quelque volatile stupide.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

vendredi 1 avril 2011

Notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons



Je compris aussitôt, dès le 7 août probablement, soit un jour après Hiroshima et deux jours avant Nagasaki, que le 6 août était le premier jour à partir duquel l’humanité était devenue capable, de manière irréversible, de s’exterminer elle-même. Seulement, il m’a fallu des années avant d’oser me mettre devant une feuille de papier, pour remplir cette tâche qui était de rendre concevable ce que nous — par ce « nous », j’entendais l’humanité — étions alors capable de produire. Je me souviens : c’est en Nouvelle-Angleterre, quelque part du côté du Mont Washington, que j’ai essayé pour la première fois. Je suis resté assis des heures entières sous un noyer, la gorge nouée, devant ma feuille de papier, incapable d’écrire uns seul mot. La deuxième fois — c’était en Europe, déjà, probablement en 1950 ou 51 — je crois que j’y suis arrivé. Ce qui a pris forme là était le chapitre de Die Antiquiertheit des Menschen [L’Obsolescence de l’homme] sur les « Racines de notre aveuglement face à l’Apocalypse » et sur le décalage [Diskrepanz] entre ce que nous sommes capables de produire [herstellen] et ce que nous sommes capables d’imaginer [vorstellen]. Aujourd’hui encore, je pense que j’ai effectivement dépeint, en soulignant ce décalage, la conditio humana de notre siècle et de tous les siècles à venir pour autant qu’ils nous soient encore accordés ; et que l’immoralité ou la faute, aujourd’hui, ne réside ni dans la sensualité ou l’infidélité, ni dans la malhonnêteté ou l’immoralité, ni même dans l’exploitation, mais dans le manque d’imagination [Phantasie]. Au contraire, aujourd’hui, notre premier postulat doit être : élargis les limites de ton imagination pour savoir ce que tu fais. Ceci est d’ailleurs d’autant plus nécessaire que notre perception n’est pas à la hauteur de ce que nous produisons : comme ils ont l’air inoffensif, ces bidons de Zyklon B — je les ai vus à Auschwitz — avec lesquels on a supprimé des millions de gens ! Et un réacteur atomique, comme il a l’air débonnaire, avec son toit en forme de coupole ! Même si l’imagination seule reste insuffisante, entraînée de façon consciente elle saisit [nimmt] infiniment plus de « vérité » [mehr « Wahr »] que la perception [Wahrnehmung]. Pour être à la hauteur de l’empirique, justement, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, il nous faut mobiliser notre imagination. C’est elle la « perception » d’aujourd’hui.

Günther Anders, Et si je suis désespéré, que voulez-vous que j’y fasse ? Entretien avec Mathias Greffath, 1977, traduit de l’allemand par Christophe David, éditions Allia, 2004.