jeudi 29 novembre 2007

Personnalité & bretelles


Depuis toujours, le développement de la personnalité au sens où l’entendent nos classiques, était lié à l’existence des bretelles. Elles seules produisaient cette harmonie de l’esprit et du corps, de l’idéal et de la vie qui est le signe de la plus haute perfection. Si elles étaient fixées, le naturel recevait son dû, sans que l’âme perde le sien. Les pantalons étaient entraînés vers le haut, les idées conservaient un lien avec le sol. (…)
La grande époque est finie depuis bien longtemps. À la place des bretelles, on porte aujourd’hui des ceintures de sport – et cette association de mots en dit déjà assez long. Où qu’on regarde, partout on voit des ceintures. Elles ont une boucle brillante sur le devant, qu’elles découvrent sans hésiter. Si l’époque contemporaine déplore à bon droit le déclin de la personnalité : c’est le port horizontal des ceintures qui en est responsable, il faut lui attribuer l’état de décadence dans lequel se trouve le monde d’aujourd’hui.

Siegfried Kracauer, Straßen in Berlin und anderswo, 1965, Rues de Berlin et d’ailleurs, traduit de l’allemand par Jean-François Boutout, Le Promeneur, 1995.

mercredi 28 novembre 2007

Caractère & personnalité


Albert Watson, Monkey with masks, 1994.

Aux États-Unis, entre les années 1880 et 1910, la naissance de la consommation de masse est liée à la montée des managers dans les firmes bureaucratiques et à celle d’un nouveau corps spécialisé dans l’harmonie sociale et psychologique qui offre simultanément les promesses d’un bien-être matériel et psychologique aussi bien qu’une légitimité au nouvel ordre social. (…) L’éthique protestante du salut amorce un déplacement vers une culture thérapeutique caractérisée par un souci intense de la santé physique et psychologique, et une réalisation de soi dans le monde terrestre : la consommation de masse amorce son essor à ce moment-là, et en même temps se développe le langage psychologique à travers une abondante littérature sur la personnalité regorgeant de recettes multiples sur les moyens de la développer, de séduire les autres, de bien se présenter. Le caractère, auquel suffisait une morale de la retenue et une discipline corporelle, recule au profit de la personnalité, qui a besoin d’être soutenue par des conseils pour se prendre en charge en fonction des situations.

Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, éditions Calmann-Lévy, 1995.

mardi 20 novembre 2007

mercredi 14 novembre 2007

J’étais né pour être empereur de Cochinchine


Jacques-Henri Lartigue

J’étais né pour être empereur de Cochinchine, pour fumer dans des pipes de 36 toises, pour avoir 6 mille femmes et 1 400 bardaches, des cimeterres pour faire sauter la tête des gens dont la figure me déplaît, des cavales numides, des bassins de marbre, et je n’ai rien que des désirs immenses et insatiables, un ennui atroce, et des bâillements continus ! De plus, un brûle-gueule écorné et du tabac trop sec.

Gustave Flaubert à Ernest Chevalier, 14 novembre 1840.

samedi 3 novembre 2007

Fin des fantômes



Il était vital de se souvenir et d’assurer la conservation du passé quand la densité de population était faible. Peu d’objets étaient manufacturés et seul l’espace était une donnée abondante. On ne pouvait se passer des autres alors, même une fois mort. Au contraire, dans les sociétés urbaines de la fin du XXe siècle, où chacun est instantanément remplaçable et superflu depuis le jour même de sa naissance, il nous faut sans cesse jeter du lest par dessus bord et oublier tout ce dont nous risquerions de nous souvenir : notre jeunesse, notre enfance, nos origines, nos prédécesseurs et nos ancêtres. Sur Internet a récemment été créé un site funéraire, « Memorial Grove » : vous pouvez y « enterrer » vos chers disparus et aller leur rendre hommage sur leur tombe virtuelle. Mais ce cimetière virtuel à son tour sera atteint de caducité, finira par se dissoudre dans l’éther, et le passé tout entier s’écoulera en un flot informe et silencieux. Au jour de notre mort, quittant un présent sans mémoire, entrant dans un futur qu’aucun esprit ne peut envisager, nous quitterons la vie sans ressentir le besoin d’y séjourner plus longtemps ni même d’y revenir de temps à autres.

W. G. Sebald, Camposanto, 2003 ; traduit de l’allemand par Marie De Gandt.