mardi 30 janvier 2007

« S’il avait voulu »

A force de vivre replié sur lui-même, à force de douter de tout et de tout le monde y compris de lui-même, il est tout naturellement porté à se prendre pour une version moderne du héros byronien. A côté des figures historiques de l’individualisme romantique de l’homme de la Renaissance, de Robinson Crusoé et de Jean-Jacques Rousseau, le déraciné propose une variante nouvelle, celle du solitaire qui emploie toute son énergie à s’apitoyer sur lui-même. Notre romantique frustré, tout pénétré qu’il est de la nécessité de « s’engager » et de s’embarquer, appareille bien rarement, car c’est à peine s’il croit que le voyage en vaut la peine : il reste le plus souvent sur la rive et devient l’éternel nostalgique « qui aurait pu, s’il avait voulu ».

Richard Hoggart, La Culture du pauvre. Étude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, traduit de l’anglais par Françoise & Jean-Claude Garcias et par Jean-Claude Passeron, Éditions de Minuit, 1970.

Ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier



“Nec certam sedem, nec propriam faciem, nec munus ullum peculiare tibi dedimus, o Adam, ut quam sedem, quam faciem, quae munera tute optaveris, ea, pro voto, pro tua sententia, habeas et possideas. Definita ceteris natura intra praescriptas a nobis leges coercetur. Tu, nullis angustiis coercitus, pro tuo arbitrio, in cuius manu te posui, tibi illam praefinies. Medium te mundi posui, ut circumspiceres inde commodius quicquid est in mundo. Nec te caelestem neque terrenum, neque mortalem neque immortalem fecimus, ut tui ipsius quasi arbitrarius honorariusque plastes et fictor, in quam malueris tute formam effingas. Poteris in inferiora quae sunt bruta degenerare; poteris in superiora quae sunt divina ex tui animi sententia regenerari.”

« Si nous ne t’avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c’est afin que la place, l’aspect, les dons que toi-même aurais souhaités, tu les aies et les possèdes selon ton voeu, à ton idée. Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. Si je t’ai mis dans le monde en position intermédiaire, c’est pour que de là tu examines plus à ton aise tout ce qui se trouve dans le monde alentour. Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir arbitral et honorifique de te modeler et de te façonner toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. Tu pourras dégénérer en formes inférieures, qui sont bestiales; tu pourras, par décision de ton esprit, te régénérer en formes supérieures, qui sont divines. »

Giovanni Pico de la Mirandola (dit Jean Pic de la Mirandole), Oratio de hominis dignitae (Sur la dignité humaine), 1487, traduit du latin par Yves Hersant, Éditions de l’Éclat, 1993.

dimanche 21 janvier 2007

Un roi dépossédé de son royaume

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C’est ici qu’il nous faut reprendre l’analyse que fait Panofsky de la Melencolia de Dürer (…). La conscience mélancolique, dit-il, selon la tradition néoplatonicienne, est la conscience de l’homme qui, sous l’influence de Saturne, est plus apte que quiconque à la pratique des mathématiques, à l’ars geometriae, le cinquième des arts libéraux, et à leurs diverses applications. Mais cette pratique, en confinant l’esprit dans le monde fini de la grandeur, de la quantité et du mesurable, fait soupçonner à son auteur, au-delà de l’univers du quantifiable, du mesurable, du repérable ou du nommable, l’existence d’une sphère métaphysique dont l’inaccessibilité même le remplira de tristesse. Et le peintre, géomètre par excellence dans la mesure où, pour saisir la réalité du monde phénoménal, il est amené à appliquer la science exacte de la perspective, est aussi entre tous l’homo melancholicus.
La perspective artificielle, telle que le Quattrocento en a codifié les règles, est bien cet instrument mathématique dont l’usage raisonné permet d’appréhender le monde visible et d’en tracer un tableau qui posera comme équivalent ce qui est représenté et ce qui est vu. Mais elle est aussi l’artifice qui, par-delà le visible, nous introduit au discours sur le peu de réalité du monde ; image d’un faux infini, elle crée l’illusion d’un espace par la seule combinaison de rapports de proportions ; cette illusion, en retour, nous introduit à l’absence d’être et à la vacance du sens. Si cette perspective fixe et centrée installe le spectateur à la place du roi, il s’agit d’un roi dépossédé de son royaume.

Jean Clair, « Machinisme et mélancolie », Jean Clair (sous la direction de), Mélancolie. Génie et folie en Occident, Gallimard/Réunion des Musées nationaux, 2005.

On vous marche sur les pieds. C'est DADA.

Où l’homme s’est-il caché ?



Un jour que Valéry s’ennuyait, il s’approcha de la fenêtre et, le regard perdu dans la transparence d’une vitre, demanda : « Le moyen de cacher un homme ? » Gide était présent ; déconcerté par ce laconisme étudié, il se tut. Pourtant, les réponses ne manquaient pas : tous les moyens sont bons depuis la misère et la faim jusqu’aux dîners priés, de la maison centrale à l’Académie. Mais ces deux bourgeois trop fameux avaient bonne opinion d’eux-mêmes ; ils faisaient tous les jours publiquement la toilette de leurs âmes jumelles et croyaient se révéler dans leur vérité nue ; quand ils moururent, longtemps après, l’un morose, l’autre satisfait, tous les deux dans l’ignorance, ils n’avaient pas même écouté la voix qui criait pour nous tous, leurs petits-neveux : « Où l’homme s’est-il caché ? Nous étouffons ; dès l’enfance on nous mutile : il n’y a que des monstres ! »

Jean-Paul Sartre, Préface (1960) à Paul Nizan, Aden, Arabie, 1932, Éditions François Maspero, 1960.

samedi 13 janvier 2007

Vu de 2074



Au sein de cette époque d’absolues ténèbres, la fonction des houellebecqs (…) fut d’élever l’état d’abaissement où l’homme se trouvait au rang de philosophia perennis. Ils contribuèrent à intégrer au discours dominant une critique fragmentaire de la consommation, du Divertissement et de la marchandise, mais ce dans l’unique dessein de donner cette misère pour ontologique, c’est-à-dire d’exclure de toute réflexion l’idée d’une pratique qui ferait éclater cette malédiction. (…) Ils critiquèrent l’aliénation non dans le sens de sa suppression, mais dans le sens de la dépression, qui nourrissait alors des pans entiers de l’industrie.

Tiqqun : organe conscient du Parti imaginaire, n° 1, février 1999.

Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ?



J’ai toujours éprouvé une répugnance presque physique pour les choses secrètes – les intrigues, la diplomatie, les sociétés secrètes, l’occultisme. Ces deux dernières activités, en particulier, m’ont toujours agacé au plus haut point, ainsi que cette prétention affichée par certaines gens d’avoir accès, grâce à une entente spéciale avec les Dieux, les Maîtres ou les Démiurges – et cela se passe entre eux à l’exclusion de tous les autres – aux grands secrets qui sont les fondements de l’univers. (…) Ce qui impressionne le plus chez ces maîtres, ces grands connaisseurs de l’invisible, c’est que lorsqu’ils écrivent pour nous conter ou nus suggérer leurs fameux mystères, ils écrivent tous fort mal. Mon entendement s’offusque de constater qu’un homme capable de maîtriser le Diable n’est pas capable de maîtriser la langue portugaise. Pourquoi le commerce avec les démons serait-il plus aisé que le commerce avec la grammaire ? Lorsque, après avoir longuement exercé son attention et sa volonté, un homme réussit, selon ses dires, à avoir des visions astrales, pourquoi ne réussirait-il pas, pour une dépense bien moindre d’attention et de volontés, à avoir une claire vision de la syntaxe ?

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares (Livro do Desassossego por Bernardo Soares), traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgeois, 1999.

dimanche 7 janvier 2007

Comment Hank Williams s’est tenu à distance de Joseph Staline



Ce livre ne vous fera pas grossir du pénis. Il ne vous fera pas maigrir des cuisses. Il ne vous dira pas comment tirer parti de la crise économique, ni comment faire l’amour à une femme. Un mois après l’avoir lu, vous aurez toujours de la graisse autour du ventre, et vous ne saurez toujours pas comment séduire Jane Fonda durant les années de vaches maigres qui s’annoncent. Toutes ces questions, à dire vrai, sont risibles et dérisoires en comparaison de la sagesse hermétique contenue dans ces pages. Jugez-en par vous-mêmes, ballots : La véritable signification de Spo-Dee-O-Dee ! La relation entre la grosseur des seins et le talent ! Ce qui arrive aux gars qui dépensent tout leur argent en pinard ! Pourquoi un Noir appelé « Docteur Saucisse » ne sera jamais élu président des États-Unis ! Mafia à gogo ! Qui a engrossé Annie ! Comment Louis Prima s’est fait la tête qu’il a ! Comment draguer Keely Smith ! Pourquoi Elvis a eu un jour de retard et un dollar en moins ! Comment les gens évitaient les rapports sexuels avant le temps du sida et des jeans de luxe ! Les pilules capables de modifier la couleur de votre peau ! Le prix du premier plateau-télé et de la gloire ! Pourquoi Johnny Ace s’est fait sauter la cervelle ! Comment Hank Williams s’est tenu à distance de Joseph Staline ! Vous apprendrez encore une foule d’autres choses dans ce livre – le seul livre sur le rock’n’roll qui sait de quoi il parle !

Samuel Beckett, Préface à Nick Tosches, Héros oubliés du rock’n’roll : les années sauvages du rock avant Elvis (1984), traduit de l’américain par Jean-Marc Mandosio, Allia, 2000.

samedi 6 janvier 2007

Avec de la lenteur on perd son temps lentement



On brise tout parce qu’on veut faire neuf. On a donc l’illusion de pouvoir tout remplacer. Mais ce n’est pas vrai pour cent raisons. Ne fût-ce que pour celle-ci, qu’avec de la vitesse on fait tout sauf de la lenteur. Et par exemple on perd son temps beaucoup plus vite. Avec de la lenteur on perd son temps lentement ; donc moins. Une civilisation qui se prive de la lenteur n’est pas dans le sens de la nature. On essaie d’y revenir par des voies détournées, on n’y arrive pas, on a perdu le génie du lent : pour prendre un exemple entre mille, la poubelle à pédale ne remplace pas le vélo. Je connais bien la question, ma belle-fille en a une. J’ai essayé, c’est très décevant. Même sur de très faibles distances.

Alexandre Vialatte, chronique de La Montagne du 22 mai 1962.

lundi 1 janvier 2007

Le premier de l’an date de la plus haute antiquité



Le premier de l’an date de la plus haute antiquité. Si loin que l’on remonte dans l’histoire de la Terre, les années ont toujours fini et recommencé. Si bien que le premier de l’an date de bien avant l’homme. Il en a pris une majesté considérable. Il ne cessera que le jour où la Terre, qui tourne à une vitesse terrible, sera usée par le frottement. Son rayon diminue chaque jour. Chaque jour rapproche donc l’homme du centre de la Terre. Le dernier jour, n’ayant plus de support, il tournera autour de ses pieds. Finalement, il mourra de vertige. En attendant, il meurt de chagrin.


Alexandre Vialatte, L’Éléphant est irréfutable, Julliard, 1980.