samedi 30 mai 2009

Cette démocratie si parfaite


Photo AFP.

Cette démocratie si parfaite fabrique elle-même son inconcevable ennemi, le terrorisme. Elle veut, en effet, être jugée sur ses ennemis plutôt que sur ses résultats. L’histoire du terrorisme est écrite par l’État ; elle est donc éducative. Les populations spectatrices ne peuvent certes pas tout savoir du terrorisme, mais elles peuvent toujours en savoir assez pour être persuadées que, par rapport à ce terrorisme, tout le reste devra leur sembler plutôt acceptable, en tout cas plus rationnel et plus démocratique.

Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, éditions Gérard Lebovici, 1988 ; Gallimard, 1992.

vendredi 29 mai 2009

Grogner, fouir, ricaner, se convulser



La honte d’être un homme, nous ne l’éprouvons pas seulement dans les situations extrêmes décrites par Primo Levi, mais dans des conditions insignifiantes, devant la bassesse et la vulgarité d’existence qui hante les démocraties, devant la propagation de ces modes d’existence et de pensée-pour-le-marché, devant les valeurs, les idéaux et les opinions de notre époque. L’ignominie des possibilités de vie qui nous sont offertes apparaît du dedans. Nous ne nous sentons pas hors de notre époque, au contraire nous ne cessons de passer avec elle des compromis honteux. Ce sentiment de honte est un des plus puissants motifs de la philosophie. Nous ne sommes pas responsables des victimes, mais devant les victimes. Et il n’y a pas d’autre moyen que de faire l’animal (grogner, fouir, ricaner, se convulser) pour échapper à l’ignoble : la pensée même est parfois plus proche d’un animal qui meurt que d’un homme vivant, même démocrate.

Gilles Deleuze & Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, éditions de Minuit, 1991.

samedi 23 mai 2009

Messe ocus Pangur Bán / Pangur le blanc, mon chat, et moi



Messe ocus Pangur Bán,
cechtar nathar fria saindan:
bíth a menmasam fri seilgg,
mu memna céin im saincheirdd.

Caraimse fos (ferr cach clu)
oc mu lebran, leir ingnu;
ni foirmtech frimm Pangur Bán:
caraid cesin a maccdán.

O ru biam (scél cen scís)
innar tegdais, ar n-oendís,
taithiunn, dichrichide clius,
ni fris tarddam ar n-áthius.

Gnáth, huaraib, ar gressaib gal
glenaid luch inna línsam;
os mé, du-fuit im lín chéin
dliged ndoraid cu ndronchéill.

Fuachaidsem fri frega fál
a rosc, a nglése comlán;
fuachimm chein fri fegi fis
mu rosc reil, cesu imdis.

Faelidsem cu ndene dul
hi nglen luch inna gerchrub;
hi tucu cheist ndoraid ndil
os me chene am faelid.

Cia beimmi a-min nach ré
ni derban cách a chele:
maith la cechtar nár a dán;
subaigthius a óenurán.

He fesin as choimsid dáu
in muid du-ngni cach oenláu;
du thabairt doraid du glé
for mu mud cein am messe.


Moine irlandais anonyme, VIIIe siècle, Reichenauer Schulheft, Codex 86a/1), Stift Sankt Paul, Levanttal, Autriche.


Paris, Bibliothèque Mazarine, ms. 0013, f. 267v

Each of us pursues his trade,
I and Pangur my comrade,
His whole fancy on the hunt,
And mine for learning ardent.

More than fame I love to be
Among my books and study,
Pangur does not grudge me it,
Content with his own merit.

When ­ a heavenly time! ­ we are
In our small room together
Each of us has his own sport
And asks no greater comfort.

While he sets his round sharp eye
On the wall of my study
I turn mine, though lost its edge,
On the great wall of knowledge.

Now a mouse drops in his net
After some mighty onset
While into my bag I cram
Some difficult darksome problem.

When a mouse comes to the kill
Pangur exults, a marvel!
I have when some secret's won
My hour of exultation.

Though we work for days and years
Neither the other hinders;
Each is competent and hence
Enjoys his skill in silence.

Master of the death of mice,
He keeps in daily practice,
I too, making dark things clear,
Am of my trade a master.

Traduit du vieil irlandais par Frank O’Connor.

Pangur le blanc, mon chat, et moi,
Nous avons une tâche semblable.
La chasse aux souris est son délice,
A la chasse aux mots je me livre toute la nuit.

Bien plus que la renommée des hommes,
J’aime m’asseoir avec un livre et un stylet.
Pangur ne me montre aucune mauvaise volonté,
Lui aussi exerce son art simple.

C’est chose plaisante de voir
Combien nous sommes heureux à nos tâches
Quand nous sommes assis au logis
Et que nous trouvons de quoi divertir nos esprits.

Souvent, une souris vient s’égarer
Sur le passage du héros Pangur ;
Souvent ma pensée affûtée
Prend un sens dans ses filets.

Vers le mur il dirige son œil
Droit, farouche, perçant et rusé ;
Contre le mur de la connaissance
J’éprouve mon peu de sagesse.

Quand une souris sort de sa tanière,
Comme Pangur est heureux !
Quelle joie j’éprouve
Quand je résous les doutes que j’aime !

Ainsi en paix, nous jouons à nos travaux,
Pangur le blanc, mon chat, et moi.
Dans nos arts nous trouvons notre bonheur,
J’ai le mien et lui le sien.

Une pratique quotidienne a rendu
Pangur parfait dans son métier ;
Je cherche la sagesse jour et nuit
Faisant de l'obscurité lumière.

Traduction (médiocre) de Laurence Bobis (Une histoire du chat de l’Antiquité à nos jours, Fayard, 2000, Le Seuil, Points histoire, 2006) d’après la traduction anglaise de Robin Flower (The Irish Tradition, Oxford, 1947).

mercredi 20 mai 2009

Sinon, non !


Lyon, le 17 mai 1846.

à M. Marx

Mon cher monsieur Marx, je consens volontiers à devenir l’un des aboutissants de votre correspondance, dont le but et l’organisation me semblent devoir être très utiles. Je ne vous promets pas pourtant de vous écrire ni beaucoup ni souvent : mes occupations de toute nature, jointes à une paresse naturelle, ne me permettent pas ces efforts épistolaires. Je prendrai aussi la liberté de faire quelques réserves, qui me sont suggérées par divers passages de votre lettre. D’abord, quoique mes idées en fait d’organisation et de réalisation soient en ce moment tout à fait arrêtées, au moins pour ce qui regarde les principes, je crois qu’il est de mon devoir, qu’il est du devoir de tout socialiste, de conserver pour quelque temps encore la forme critique ou dubitative ; en un mot, je fais profession avec le public, d’un antidogmatisme économique presque absolu.
Cherchons ensemble, si vous voulez, les lois de la société, le mode dont ces lois se réalisent, le progrès suivant lequel nous parvenons à les découvrir; mais, pour Dieu ! après avoir démoli tous les dogmatismes a priori ne songeons point à notre tour, à endoctriner le peuple ; ne tombons pas dans la contradiction de votre compatriote Martin Luther, qui après avoir renversé la théologie catholique, se mit aussitôt, à grand renfort d’excommunications et d’anathèmes, à fonder une théologie protestante. Depuis trois siècles, l’Allemagne n’est occupée que de détruire le replâtrage de M. Luther ; ne taillons pas au genre humain une nouvelle besogne par de nouveaux gâchis.
J’applaudis de tout mon cœur à votre pensée de produire au jour toutes les opinions ; faisons-nous une bonne et loyale polémique ; donnons au monde l’exemple d’une tolérance savante et prévoyante, mais, parce que nous sommes à la tête d’un mouvement, ne nous faisons pas les chefs d’une nouvelle intolérance, ne nous posons pas en apôtres d’une nouvelle religion ; cette religion fût-elle la religion de la logique, la religion de la raison.
Accueillons, encourageons toutes les protestations ; flétrissons toutes les exclusions, tous les mysticismes ; ne regardons jamais une question comme épuisée, et quand nous aurons usé jusqu’à notre dernier argument, recommençons s’il le faut avec éloquence et ironie. A cette condition, j’entrerai avec plaisir dans votre association, sinon, non ! (...)

Pierre-Joseph Proudhon, Les Confessions d’un révolutionnaire pour servir à l’histoire de la révolution de février, 1850.