mercredi 22 novembre 2006

Une forme d'aliénation moins inhabituelle qu'on ne le pense

Une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité



Il y a d’abord les utopies. Les utopies, ce sont des emplacements sans lieu réel. (...) Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui sont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables. Ces lieux, parce qu’ils sont absolument autres que tous les emplacements qu’ils reflètent et dont ils parlent, je les appellerai, par opposition aux utopies, des hétérotopies; et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait une espèce d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent : utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là bas. A partir de ce regard qui en quelque sorte se porte sur moi, du fond de cet espace virtuel qui est de l’autre côté de la glace, je reviens vers moi et je recommence à porter mes yeux vers moi même et à me reconstituer là où je suis; le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens qu’il rend cette place que j’occupe au moment où je me regarde dans cette glace, à la fois absolument réelle, en liaison avec tout l’espace qui l’entoure, et absolument irréelle, puisqu’elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est là bas.

Michel Foucault, « Des espaces autres », conférence au Centre d’Etudes architecturales, 14 mars 1967, Architecture, Mouvement, Continuité, n° 5, octobre 1984, Dits et Ecrits II, Gallimard, 1994, 2001.

mardi 21 novembre 2006

Tout serait alors comme dans les Mille et une nuits



J’ai remarqué, bien souvent, que certains personnages de romans prennent à nos yeux un relief que ne possèderont jamais nos amis ou nos connaissances, tous ceux qui nous parlent et nous écoutent dans la vie réelle et bien visible. Et j’en viens à rêver à cette question, à me demander si tout n’est pas, dans la totalité de ce monde, une série imbriquée de rêves et de romans, comme de petites boîtes placées dans d’autres boîtes encore – tout serait alors comme dans les Mille et une nuits, une histoire recélant d’autres histoires, et se déroulant, mensongère, dans la nuit éternelle.

Fernando Pessoa, Le Livre de l’intranquillité de Bernardo Soares (Livro do Desassossego por Bernardo Soares), traduit du portugais par Françoise Laye, Christian Bourgeois, 1999.

Les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie



Il n’était pas pourtant l’ami que mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penser que les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand-mère n’étaient pas feintes, mais ils savaient d’instinct ou par expérience que les élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos actes et la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, la fidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ont un fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transports momentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch des compagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorder à ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraient pas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là pensé à moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en ma faveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simple mouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pas davantage à mon préjudice.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

vendredi 10 novembre 2006

Si le Christ n’avait pas été



Si le Christ n’avait pas été, Rembrandt eut trouvé d’autres légendes pour raconter, du berceau à la tombe, le drame humain qu’il vivait, ou bien il se fût passé de légendes et n’eût pas mis sous ses tableaux les titres dont il n’a pas besoin. Dans la naissance de n’importe qui, dans la mort de n’importe qui il se retrouve. Son humanité est réellement formidable, elle est fatale comme la plainte, l’amour, l’échange continu, indifférent et dramatique entre tout ce qui naît et tout ce qui meurt. Il suit notre marche à la mort aux traces de sang qui la marquent. Il ne pleure pas sur nous, il ne nous réconforte pas, puisqu’il est avec nous, puisqu’il est nous-mêmes. Il est là quand le berceau s’éclaire. Il est là quand la jeune fille nous apparaît penchée à la fenêtre avec ses yeux qui ne savent pas et une perle entre les seins. Il est là quand nous l’avons déshabillée, quand son torse dur tremble au battement de notre fièvre. Il est là quand la femme nous ouvre les genoux avec la même émotion maternelle qu’elle a pour ouvrir ses bras à l’enfant. Il est là quand le fruit tombe dix ou quinze fois dans sa vie. Il est là après, quand elle est mûre, que son ventre est raviné, sa poitrine pendante, ses jambes lourdes. Il est là quand elle est vieillie, que son visage crevassé est entouré de coiffes, que ses mains desséchées se croisent sur la ceinture pour dire qu’elle n’en veut pas à la vie de lui avoir fait du mal. Il est là quand nous sommes vieux, que nous regardons fixement du côté de la nuit qui vient, il est là quand nous sommes morts et que notre cadavre tend le suaire aux bras de nos fils.

Élie Faure, Histoire de l’art. L’Art moderne, 1921, 1923.