dimanche 21 novembre 2010

Avec les cheveux roux d’une gamine des rues, je mettrai à feu toute la civilisation moderne


Photo : Dorothea Lange

Il y a quelques temps, certains docteurs et autres personnes que la loi moderne autorise à régenter leurs concitoyens moins huppés, décrétèrent que toutes les petites filles devaient avoir les cheveux courts. J’entends par là, bien entendu, toutes les petites filles dont les parents étaient pauvres. Les petites filles riches ont, elles aussi, de nombreuses habitudes très peu salubres, mais il faudra le temps avant que les docteurs tentent d’y remédier par la force. La raison de cette intervention était que les pauvres vivaient empilés dans des taudis tellement crasseux, nauséabonds et étouffants, qu’on ne peut leur permettre d’avoir des cheveux car cela veut dire qu’ils auraient des poux. Voilà pourquoi les docteurs ont proposé de supprimer les cheveux. Il ne semblerait pas qu’il leur soit même venu à l’esprit de supprimer les poux. C’est pourtant possible. Comme souvent dans les discussions modernes, ce que l’on n’ose mentionner est précisément le pivot de toute la discussion, il est évident que pour tout chrétien, c’est à dire pour tout homme ayant une âme libre, toute contrainte exercée sur la fille d’un cocher devrait pouvoir être exercée sur la fille d’un ministre. Je ne vais pas chercher à savoir pour quelle raison les docteurs n’appliquent pas, en fait, ce qu’ils prescrivent à la fille d’un ministre. Je n’ai pas à chercher à le savoir, je le sais. Ils ne le font pas, parce qu’ils n’osent pas le faire. Mais derrière quelle excuse s’abriteront-ils, de quel prétexte valable se serviront-ils, pour rogner et tondre les enfants pauvres et non les riches ? Leur argument sera-t-il qu’ils ont davantage de risques d’avoir des poux que les riches, et pourquoi ? Parce que les enfants pauvres sont obligés (à l’encontre de tous les instincts profondément familiaux de la classe ouvrière) de s’entasser dans des pièces fermées où on leur inflige un système d’instruction publique d’une démente inefficacité et qu’un enfant sur quarante a des chances d’en avoir et cela, pourquoi ? Parce que le pauvre est tellement asservi à la terre par les gros fermages des grands propriétaires terriens que sa femme doit souvent travailler autant que lui et qu’elle n’a donc pas le temps de veiller sur ses enfants ; c’est pourquoi, un enfant sur quarante est sale. Écrasé par le propriétaire, assis (littéralement) sur son estomac et par le maître d’école, assis (littéralement) sur sa tête, l’ouvrier doit consentir à ce que les cheveux de sa fille soit d’abord négligés du fait de la pauvreté, puis contaminés, du fait de la promiscuité et enfin supprimés au nom de l’hygiène. Peut-être était-il fier des cheveux de sa fille, mais il ne compte pas…
Fort de ce simple principe (ou plus exactement de ce précédent) le docteur en sociologie va de l’avant, le cœur léger. Quand une tyrannie crapuleuse écrase tant et si bien les hommes dans la crasse que même leurs cheveux sont sales, la position de la science est claire. Il serait long et laborieux de couper les têtes des tyrans, il est plus facile de couper les cheveux des esclaves. De même, si des enfants pauvres, tourmentés par une rage de dents, dérangent par leurs hurlements un maître d’école ou un gentleman peintre à ses heures il sera facile d’arracher les dents des pauvres. Leurs ongles sont-ils répugnants ? Autant les arracher. Leur nez est-il indécemment morveux ? Autant le leur couper. L’apparence de notre humble concitoyen pourrait être ainsi étonnamment simplifiée avant que nous en ayons terminé avec lui. Mais tout ceci n’est pas plus ahurissant que le fait qu’un docteur puisse entrer chez un homme libre et ordonner qu’on coupe les cheveux de sa fille fussent-ils aussi propres que fleurs de printemps. Ces gens ne semblent jamais comprendre que la leçon que l’on peut tirer des poux dans les taudis, c’est que ce sont les taudis qui sont à condamner et non pas les cheveux. Les cheveux, c’est le moins qu’on en puisse dire, ont des racines. Leurs ennemis, (comme les insectes et autres armées orientales dont j’ai parlé) ne nous assaillent que rarement. A vrai dire, ce n’est que par des institutions éternelles comme les cheveux que nous pouvons évaluer des institutions éphémères, comme les empires. Si l’on se cogne la tête en rentrant dans une pièce, c’est que la porte est mal placée.
[…]
Ces grands ciseaux de la science, si prompt à couper les boucles des petits écoliers pauvres, ne cessent de rogner de plus près, tranchant tous les coins et tous les bords des arts et des fiertés du pauvre. Bientôt ils tailleront les cous pour les adapter à des cols propres et raccourciront les pieds pour les faire rentrer dans des bottes neuves. Ils ne semblent jamais se rendre compte que le corps est plus important que le vêtement, que le Sabbat a été fait pour l’homme ; que toutes les institutions seront jugées en fonction de leur adaptation à la chair et à l’esprit de l’homme normal.
[…]
Cette parabole, ces dernières pages et même, toutes ces pages, visent à démontrer que nous devons tout recommencer, à l’instant, et par l’autre bout. Je commencerai par les cheveux d’une petite fille. Ça, je sais que c’est bon, dans l’absolu. Si mauvais que soit le reste, la fierté d’une bonne mère pour la beauté de sa fille est chose saine. C’est l’une de ces tendresses inaltérables qui sont les pierres de touche de toutes les époques et de toutes les races. Tout ce qui ne va pas dans ce sens doit disparaître. Si les propriétaires, les lois et les sciences s’érigent là-contre, que les propriétaires, les lois et les sciences disparaissent. Avec les cheveux roux d’une gamine des rues, je mettrai à feu toute la civilisation moderne. Puisqu’une fille doit avoir les cheveux longs, elle doit les avoir propres ; puisqu’elle doit avoir les cheveux propres, elle ne doit pas avoir une maison mal tenue ; puisqu’elle ne doit pas avoir une maison mal tenue, elle doit avoir une mère libre et détendue ; puisqu’elle doit avoir une mère libre et détendue , elle ne doit pas avoir de propriétaire usurier ; puisqu’elle ne doit pas avoir de propriétaire usurier, il doit y avoir une redistribution de la propriété ; puisqu’il doit y avoir une redistribution de la propriété, il doit y avoir une révolution.
Cette gamine aux cheveux d’or roux (que je viens de voir passer en trottinant devant chez moi), on ne l’élaguera pas, on ne l’estropiera pas, en rien on ne la modifiera ; on ne la tondra pas comme un forçat. Loin de là. Tous les royaumes de la terre seront découpés, mutilés à sa mesure. Les vents de ce monde s’apaiseront devant cet agneau qui n’a pas été tondu. Les couronnes qui ne vont pas à sa tête seront brisées. Les vêtements, les demeures qui ne conviennent pas à sa gloire s’en iront en poussière. Sa mère peut lui demander de nouer ses cheveux car c’est l’autorité naturelle, mais l’Empereur de la Planète ne saurait lui demander de les couper. Elle est l’image sacrée de l’humanité. Autour d’elle l’édifice social s’inclinera et se brisera en s’écroulant ; les colonnes de la société seront ébranlées, la voûte des siècles s’effondrera, mais pas un cheveu de sa tête ne sera touché.

Gilbert Keith Chesterton, What's Wrong with the World, 1910, Le Monde comme il ne va pas, traduit de l'anglais par Marie-Odile Fortier Masek, L'Âge d'homme, 1994.

(Via La Cave du Dr Orlof)

lundi 15 novembre 2010

Une expérience large de cinq doigts


Roland Topor

À côté de l’expérience. — Les grands esprits eux-mêmes n’ont qu’une expérience large de cinq doigts — immédiatement après cesse la réflexion ; et leur vide infini, leur bêtise commencent.

Friedrich Nietzsche, Aurore. Réflexions sur les préjugés moraux, § 564, traduction de l’allemand par Henri Albert, revue par Angèle Kremer-Marietti, Librairie générale française, Livre de poche, 1995.

samedi 13 novembre 2010

Tout est fait pour prendre les agents « par les affects joyeux » de la consommation



L’accès élargi à la marchandise, dont il faut redire ce qu’il doit à des transformations structurelles historiques résumées par la théorie de la Régulation sous le nom de « fordisme », a durci par la captation de toutes les forces du désir d’objet une sorte de point de renoncement — au renversement du capitalisme. Il n’est que de voir l’habileté (élémentaire) du discours de défense de l’ordre établi à dissocier les figures du consommateur et du salarié, pour induire les individus à s’identifier à la première exclusivement, et faire retomber la seconde dans l’ordre des considérations accessoires. Tout est fait pour prendre les agents « par les affects joyeux » de la consommation en justifiant toutes les transformations contemporaines — de l’allongement de la durée du travail (« qui permet aux magasins d’ouvrir le dimanche ») jusqu’aux dérèglementations concurrentielles (« qui font baisser les prix ») — par adresse au seul consommateur en eux. La construction européenne a porté cette stratégie à son plus haut point de perfection en réalisant l’éviction quasi complète du droit social par le droit de la concurrence, conçu et affirmé comme le plus grand service susceptible d’être rendu aux individus, en fait comme la seule façon de servir véritablement leur bien-être — mais sous leur identité sociale de consommateurs seulement. Il faudrait mettre ce point d'aboutissement en perspective historique et, là encore, le rapporter à la « réussite historique » du fordisme à qui décidément l’on doit la surrection de cette figure du consommateur, émergée de celle du salariée pour finir par s’y substituer presque complètement, en tout cas dans le discours majoritaire mais aussi d’une certaine manière dans les psychés individuelles qui pratiquent en cette matière des formes parfois stupéfiantes de compartimentage. Car les médiations qui mènent du travail salarié de chacun à ses objets de consommation sont si étirées et si complexes que tout favorise cette déconnexion, et nul ou presque ne fait le lien entre ce qu’il reçoit comme avantage en tant que consommateur et ce qu’il souffre de sujétions supplémentaires en tant que salarié — et ceci notamment du fait que les objets consommés ont été produits par d’autres, ignorés et trop éloignés pour que leurs sujétions salariales viennent à la conscience du consommateur et puissent faire écho aux siennes propres.

Frédéric Lordon, Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza, éditions La Fabrique, 2010.

jeudi 4 novembre 2010

Asiniam melancholiam



Hercule de Saxonie remarque, de même que Guaineri, que ceux qui sont naturellement mélancoliques ont un teint plombé ou noir ; c’est également le cas des personnes qui, en imagination, se voient souvent mortes, ou de celles qui croient voir des hommes noirs, des morts, des esprits et des gobelins et qui parlent avec eux, tout cela exagérément. Ces symptômes varient en fonction des proportions des autres humeurs non adustes, ou des proportions des quatre humeurs adustes, dans le cas de la mélancolie non naturelle. Car, comme l’a écrit Alexandre de Tralles, il n’existe pas de cause unique de la mélancolie, ni d’humeur, qui à elle seule, suffise à la provoquer, mais c’est la diversité des mélanges, selon des proportions changeantes, qui produit cette grande variété de symptômes, variété qui dépend aussi de la chaleur ou de la froideur. La mélancolie froide (explique Benedetto Vettori) provoque le délire et des symptômes moins graves, tandis que si elle est chaude ou plus aduste, elle occasionne des passions extrêmement violentes et la fureur. Fracastoro nous demande de bien distinguer le type de mélancolie qui affecte les gens, car il est très utile de savoir s’il s’agit d’une chaleur torride qui pousse à la fureur ou si les gens sont possédés par une froide tristesse, dans un cas les personnes sont honteuses et timides, dans l’autre impudentes et vaillantes, à l’exemple d’Ajax, qui saisit ses armes et, furieux, défie les dieux, plutôt fou ou ayant une tendance à la folie, et se précipite d’abord sur ceux-ci, puis sur ceux-là. Bellérophon, en revanche, allait seul, misérable, errait dans la plaine : l’un est au désespoir et pleure, las de la vie, l’autre rit, &c. Cette grande diversité provient des différents degrés de chaud et de froid, lesquels, selon Hercule de Saxonie, sont dus uniquement à la dyscrasie des esprits vitaux, particulièrement des esprits animaux, mais aussi des esprits immatériels, car ces derniers sont la seconde cause immédiate de la mélancolie, selon qu’ils sont chauds, froids, secs, humides, et c’est leur agitation qui produit la diversité des symptômes, énumérés dans le 13e chapitre de son traité sur la mélancolie – et ce, plus ou moins dans toutes les parties du corps. Selon d’autres auteurs, il s’agit des différentes adustions des quatre humeurs, c’est-à-dire, en ce qui concerne cette mélancolie non naturelle, la corruption du sang et la bile aduste, et, en ce qui concerne la mélancolie non naturelle, en raison d’une dyscrasie chaude excessive qui se transforme, contrairement à ce qui passe pour la mélancolie naturelle, en une lessive acide, due à la puissance de l’adustion, ce qui provoque divers symptômes étranges selon les différences entre leurs matières, symptômes que Bright énumère dans son chapitre suivant. Arculano fait de même, ainsi que d’autres auteurs, en fonction des quatre humeurs principales.

Par exemple, si la mélancolie est due au flegme (ce qui est relativement moins fréquent), elle engendre des symptômes moins violents et une sorte de stupidité, ou douleur sans passion ; les personnes flegmatiques, dit Savonarole, ont l’air endormi, elles sont indolentes, froides, lentes, stupides, pareilles à des ânes ; Mélanchthon parle d’asiniam melancholiam, elles pleurent souvent et prennent plaisir à se tenir près de l’eau, des étangs, des rivières, elles aiment pêcher et chasser les oiseaux, &c. Elles ont le teint pâle, sont paresseuses, s’endorment facilement, se sentent lourdes, souffrent souvent de migraines, méditent sans cesse & se parlent à elles-mêmes; elles rêvent d’eau, qu’elles sont sur le point de se noyer et redoutent intensément ces choses-là. Ces gens-là sont plus corpulents que les mélancoliques d’autres types, plus pâles, ont le teint brouillé, crachent souvent, ils sont endormis, plus sujets aux écoulements muqueux que les autres et ont toujours le regard baissé. Hercule de Saxonie avait une patiente de ce genre, une veuve vénitienne qui était grosse et toujours somnolente, et Cristóbal de Vega soignait lui aussi un patient flegmatique. Si cette maladie devient chronique et violente, les symptômes en sont plus visibles, ces personnes sont évidemment insensées & tous leurs gestes, leurs actions, leurs paroles les ridiculisent aux yeux des autres ; elles imaginent des choses impossibles, comme ce patient de Cristóbal de Vega, qui se prenait pour un tonneau de vin et ce Siennois qui avait décidé de ne plus pisser de crainte de noyer toute la ville.

Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, What it is: With all the Kinds, Causes, Symptomes, Prognostickes, and Several Cures of it. In Three Maine Partitions with their several Sections, Members, and Subsections. Philosophically, Medicinally, Historically, Opened and Cut Up, 1621 ; L'Anatomie de la mélancolie, traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner, éditions José Corti, 2000, nouvelle édition 2004.