dimanche 29 juin 2014

Plutôt que dépeuplées ses photographies sont silencieuses



Plutôt que dépeuplées ses photographies sont silencieuses. D’un silence particulier, atgétien ; en quoi la lumière des longues secondes d’exposition se convertit, qui détache l’image du monde ambiant et lui fait comme un reliquaire. Silence qui va jusqu’à des nettetés de visions, impératives et soudaines, comme si l’on avait ôté le langage dans le cerveau d’un fou. [...]
Cette immobilité et ce silence, ce présent, ne sont pas d’un temps suspendu, fixé ; de ce temps dont nous disons étourdiment qu’il passe, qu’il s’écoule ; mais le temps lui même, immobile, au sein de quoi tout passe. Le temps n’est pas ce qui use les choses et fait vieillir la vie, il est ce qu’engendre la fatigue des choses, la croissance et la décrépitude, la vie périssable, la ruine. [...] Une mélancolie héraclitéenne infuse dans cette œuvre : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, qui n’est pas celui du temps, mais notre propre vie allant au déversoir.

Baudouin de Bodinat, « Eugène Atget, poète matérialiste », Trouvailles, novembre 1992, rééd. éditions Fario, 2014.

samedi 21 juin 2014

lundi 16 juin 2014

Un trou de serrure avec une clef dedans

Il faut d’abord que j’avoue une tentation absolument charmante, longue, caractéristique, irrésistible pour mon esprit.
C’est de donner au monde, à l’ensemble des choses que je vois ou que je conçois pour la vue, non pas comme le font la plupart des philosophes et comme il est sans doute raisonnable, la forme d’une grande sphère, d’une grande perle, molle et nébuleuse, comme brumeuse, ou au contraire cristalline et limpide, dont comme l’a dit l’un d’eux le centre serait partout et la circonférence nulle part, ni non plus d’une « géométrie dans l’espace », d’un incommensurable damier, ou d’une ruche aux innombrables alvéoles tour à tour vivantes et habitées, ou mortes et désaffectées, comme certaines églises sont devenues des granges ou des remises, comme certaines coquilles autrefois atténués à un corps mouvant et volontaire de mollusque, flottent vidées par la mort, et n’hébergent plus que de l’eau et un peu de fin gravier jusqu’au moment où un bernard-l’hermite les choisira pour habitacle et s’y collera par la queue, ni même d’un immense corps de la même nature que le corps humain, ainsi qu’on pourrait encore l’imaginer en considérant dans les systèmes planétaires l’équivalent des systèmes moléculaires et en rapprochant le télescopique du microscopique.
Mais plutôt, d’une façon tout arbitraire et tour à tour, la forme des choses les plus particulières, les plus asymétriques et de réputation contingentes (et non pas seulement la forme mais toutes les caractéristiques, les particularités de couleurs, de parfums), comme par exemple une branche de lilas, une crevette dans l’aquarium naturel des roches au bout du môle du Grau-du-Roi, une serviette-éponge dans ma salle de bains, un trou de serrure avec une clef dedans.
Et à bon droit sans doute peut-on s’en moquer ou m’en demander compte aux asiles, mais j’y trouve tout mon bonheur.

Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1942.

vendredi 13 juin 2014

Le lieu le plus sombre, dit un proverbe chinois, est toujours sous la lampe.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Le Seuil, 1977.

jeudi 12 juin 2014

La terre est ronde comme une boule

La terre est ronde comme une boule mais elle n’est pas lisse comme la boule. Si l’on pouvait la toucher d’un gros doigt on sentirait des aspérités : montagnes, monuments. Un toucher très sensible pourrait aussi sentir des populations affolées.

Chaval, Les Gros Chiens, éditions Climats, 1990. 

mercredi 11 juin 2014

Le pessimisme est l’optimisme du pessimiste.

Louis Scutenaire, Mes inscriptions, 1943-44, éditions Labor, 1990.

dimanche 8 juin 2014

Qu’est-ce que la langue ? C’est le fouet de l’air

Parvenu à un certain âge, l’on s’aperçoit que les sentiments qui vous apparaissaient comme l’effet d’un affranchissement absolu, dépassant la naïve révolte : la volonté de savoir jouer tous les rôles, et une préférence pour les rôles les plus communs parce qu’ils vous cachent mieux, rejoignent dangereusement ceux auxquels leur veulerie ou leur bassesse amènent vers la trentaine tous les bourgeois.
C’est alors de nouveau la révolte la plus naïve qui est méritoire.
Mais est-ce que de l’état d’esprit où l’on se tient en décidant de n’envisager plus les conséquences de ses actes, l’on ne risque pas de glisser insensiblement bientôt à celui où l’on ne tient compte d’aucun futur, même immédiat, où l’on ne tente plus rien, où l’on se laisse aller? Et si encore c’était soi qu’on laissait aller, mais ce sont les autres, les nourrices, la sagesse des nations, toute cette majorité à l’intérieur de vous qui vous fait ressembler aux autres, qui étouffe la voix du plus précieux.
Et pourtant, je le sais, tout peut tourner immédiatement au pire, c’est la mort à très bref délai si je décide un nouveau décollement, une vie libre, sans tenir compte d’aucune conséquence. Par malchance, par goût du pire, — et tout ce qui se déchaîne à chaque instant dans la rue... Dieu sait ce que je vais désirer ! Quelle imagination va me saisir, quelle force m’entraîner !
Mais enfin, si se mettre ainsi à la disposition de son esprit, à la merci de ses impulsions morales, si rester capable de tout est assurément le plus difficile, demande le plus de courage, — peut-être n’est-ce pas une raison suffisante pour en faire le devoir.
À bas le mérite intellectuel ! Voilà encore un cri de révolte acceptable.
Je ne voudrais pas en rester là, — et je préconiserai plutôt l’abrutissement dans un abus de technique, n’importe laquelle ; bien entendu de préférence celle du langage, ou rhétorique.
Quoi d’étonnant en effet à ce que ceux qui bafouillent, qui chantent ou qui parlent reprochent à la langue de ne rien savoir faire de propre ? Ayons garde de nous en étonner. Il ne s’agit pas plus de parler que de chanter. « Qu’est-ce que la langue, lit-on dans Alcuin ? C’est le fouet de l’air. » On peut être sûr qu’elle rendra un son si elle est conçue comme une arme. Il s’agit d’en faire l’instrument d’une volonté sans compromission, — sans hésitation ni murmure. Traitée d’une certaine manière la parole est assurément une façon de sévir.

Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1942.

jeudi 5 juin 2014

J’ai mordu Cléopâtre, renversé Babylone, incendié Gomorrhe. Je le regrette.
J’ai bâti Londres et Rome, j’ai inspiré saint Augustin. Je n’en suis plus fier.

Louis Scutenaire, Les inscriptions, 1943-44, éditions Labor, 1990.

dimanche 1 juin 2014

De là nous passerons à autre chose

L’homme physiquement ne changera sans doute pas beaucoup (si l’on peut concevoir pourtant certaines modifications de détail : une plus complète atrophie des orteils par exemple, une disparition presque totale du système pileux). Nous pouvons donc le décrire. De là nous passerons à autre chose.

Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1942.