lundi 15 octobre 2012

On ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir

On ne peut jamais savoir ce qu’il faut vouloir car on n’a qu’une vie et on ne peut ni la comparer à des vies antérieures ni la rectifier dans des vies ultérieures. (...) Il n’existe aucun moyen de vérifier quelle décision est la bonne car il n’existe aucune comparaison. Tout est vécu tout de suite pour la première fois et sans préparation. Comme si un acteur entrait en scène sans avoir jamais répété. Mais que peut valoir la vie, si la première répétition de la vie est déjà la vie même ? C’est ce qui fait que la vie ressemble toujours à une esquisse. Mais même « esquisse » n’est pas le mot juste, car une esquisse est toujours l’ébauche de quelque chose, la préparation d’un tableau, tandis que l’esquisse qu’est notre vie n’est l’esquisse de rien, une ébauche sans tableau. (...) Ne pouvoir vivre qu’une vie, c’est comme ne pas vivre du tout.

Milan Kundera, Nesnesitelná lehkost bytí, 1982, L’Insoutenable Légèreté de l’être, traduit du tchèque par François Kérel, Gallimard, 1984.

« Silence »



Bien souvent, presque toujours, se taire c’est aussi mentir.

Joan Fuster, Diccionari per a ociosos, 1978, Dictionnaire à l’usage des oisifs, traduit du catalan par Jean-Mari Barberà, éditions Anacharsis, 2010.

jeudi 11 octobre 2012

Un paradis dialectique

L’évêque épiscopalien de Philadelphie avait lu  The Condition of Postmodernity à l’époque où il faisait des études de théologie. Il m’a invité à la conférence qui rassemble, chaque année, tous les prêtres de sa congrégation. En Pennsylvanie. J’y ai parlé d’utopisme dialectique, et nous avons eu avec des théologiens un débat fantastique. Certains sont venus me voir à la fin et m’ont dit : « Vous savez, la conception chrétienne du paradis est bien trop statique ! Nous devrions peut-être imaginer un paradis dialectique ! » Et c’est évident : vous arrivez dans cet endroit, tout est parfait, mais rien de nouveau ne peut advenir ; c’est d’un ennui ! Pas étonnant que personne ne veuille plus y aller !

David Harvey, entretien avec Dominique Dupart, Cécile Gintrac, Philippe Mangeot & Nicolas Viellescazes, Vacarme, n° 59, printemps 2012.

jeudi 27 septembre 2012

Jim a tellement aimé votre carte qu’il l’a mangée


Un jour, un petit garçon m’a envoyé une lettre charmante, avec un dessin dessus. Je réponds à toutes les lettres que les enfants m’envoient – parfois très rapidement – mais cette réponse-là, je l’ai soignée. Je lui ai envoyé une carte sur laquelle j’avais dessiné l’image d’une Chose sauvage. J’ai écrit : « Cher Jim, j’ai adoré ta lettre. » Et puis j’ai reçu une réponse de sa mère, qui disait : « Jim a tellement aimé votre carte qu’il l’a mangée ». C’est le plus beau compliment que j’aie jamais reçu. Ca n’avait pas d’importance pour lui que ce soit un dessin de Maurice Sendak. Il l’a vu, il l’a aimé, il l’a mangé.

Maurice Sendak (1928-2012), L’Impossible, n° 5, juillet 2012.

dimanche 19 août 2012

mercredi 11 juillet 2012

Rien de grand, soit en bien, soit en mal

On a vu s'écouler ma paisible jeunesse dans une vie égale, assez douce, sans de grandes traverses ni de grandes prospérités. Cette médiocrité fut en grande partie l'ouvrage de mon naturel ardent, mais faible, moins prompt encore à entreprendre que facile à décourager, sortant du repos par secousses, mais y rentrant par lassitude et par goût, et qui, me ramenant toujours, loin des grandes vertus et plus loin des grands vices, à la vie oiseuse et tranquille pour laquelle je me sentais né, ne m'a jamais permis d'aller à rien de grand, soit en bien, soit en mal.

Jean-Jacques Rousseau, Les Confessions, livre VII.

mercredi 13 juin 2012

« Temps »



Pendant que vous dormez, votre barbe pousse : c’est ça le temps.

Joan Fuster, Diccionari per a ociosos, 1978, Dictionnaire à l’usage des oisifs, traduit du catalan par Jean-Mari Barberà, éditions Anacharsis, 2010.

samedi 28 avril 2012

Une baleine voit les hommes



Toujours si affairés, avec leurs longs membres que souvent ils agitent. Et comme ils manquent de rondeur, privés qu'ils sont de la noblesse des formes pleines et complètes, avec leur petite tête mobile dans laquelle se concentre, semble-t-il, toute leur étrange vie. Ils arrivent sur la mer en glissant plutôt qu'en nageant, presque comme des oiseaux, et ils dispensent la mort avec fragilité, avec une délicate férocité. Ils restent longtemps silencieux et puis ils se mettent à crier entre eux, soudainement avec furie dans un enchevêtrement de sons qui ne varient presque jamais et auxquels manque la perfection de nos sons essentiels : appel, amour, cri de deuil. Et combien pitoyable doit être leur étreinte amoureuse : et sauvage, presque brutale, sans l'obstacle d'une molle couche de graisse, rendue trop facile par leur nature filiforme qui ne prévoit pas l'héroïque difficulté de l'union ni les magnifiques efforts nécessaires pour la réaliser.
Ils n'aiment pas l'eau, ils la craignent même, et on ne comprend pas bien pourquoi ils la fréquentent. Eux aussi vont par bandes, mais ils n’emmènent pas leurs femelles, et l'on peut deviner qu'elles sont ailleurs, mais elles restent toujours invisibles. Parfois ils chantent, mais pour eux-mêmes seulement, et leur chant n'est pas un appel mais une forme de poignante lamentation. Ils se fatiguent vite et, quand tombe la nuit, ils s'étendent sur de petites îles qui les portent, et peut-être s'endorment-ils ou regardent-ils la lune. Ils s'en vont en glissant, silencieux, et l'on comprend qu'ils sont tristes.

Antonio Tabucchi [1943-2012], Femmes de Porto Pim et autres histoires [Donna di Porto Pim, 1983], «Post-Scriptum. Une baleine voit les hommes », traduit de l'italien par Lise Chapuis, Christian Bourgois, 1987.

vendredi 27 avril 2012

Le jour où nous réveillerons du rêve d'être vivants


Les baroques aimaient les équivoques et les malentendus. Calderón, et d'autres avec lui, érigèrent le malentendu en métaphore du monde. Je suppose qu'ils étaient animés par la conviction que, le jour où nous réveillerons du rêve d'être vivants, notre malentendu terrestre sera finalement éclairci. Je leur souhaite de ne pas avoir trouvé un malentendu sans appel. De toute façon, on le verra bien.

Antonio Tabucchi [1943-2012], Petits malentendus sans importance [Piccoli equivoci senza importanza, 1985], « Note », traduit de l'italien par Martine Dejardin, Christian Bourgois, 1987.

jeudi 26 avril 2012

Tu peux



Tu peux t’abstenir des souffrances du monde, cela t’est permis et c’est conforme à ta nature, mais peut-être cette abstention est-elle justement l’unique souffrance que tu pouvais éviter.

Franz Kafka, Réflexions sur le péché, la souffrance, l’espérance et le vrai chemin, § 103, traduit de l’allemand par Bernard Pautrat, Rivages, 2001.

mercredi 25 avril 2012

L’imagination ne vient qu’à ceux qui en ont vraiment envie

À ceux qui, fondamentalement, ne désirent pas changer l’ordre des choses, il est bien certain que les difficultés semblent tout de suite immenses et les impossibilités immédiatement constituées. Il faudrait redire ce que la capacité de penser doit au désir de penser, et que l’imagination ne vient qu’à ceux qui en ont vraiment envie. Pour tous les autres qui ont surtout envie de conserver, la conservation est à coup sûr la solution de bon sens, et comme elle est l’attracteur de toute leur pensée il n’y a pas lieu de s’étonner qu’ils s’y rendent aussi vite — à moins que ne se produise un événement exceptionnel dont la force finit par leur arracher un doute.

Frédric Lordon, « À 75 %, les riches partiront »,  La Pompe à phynance (les blogs du Monde diplomatique), 16 mars 2012.

mardi 7 février 2012

mercredi 18 janvier 2012

Chère Madame



Christian Dotremont

jeudi 5 janvier 2012

Rien n’est encore advenu

Dans l’évolution de l’humanité l’instant décisif est permanent. C’est donc à bon droit que les mouvements révolutionnaires intellectuels décrètent comme nul et non avenu tout ce qui les précède, car rien n’est encore advenu.

Franz Kafka, Aphorismes, traduits de l’allemand par Guy Fillion, éditions Joseph K., 2011, série 1917-1919, n° 6.

mercredi 4 janvier 2012

Est-ce qu’il faut rajeunir le monde ou le regard ?



– Est-ce qu’il faut rajeunir le monde ou le regard ?
- Les deux, tiens !

Christian Dotremont, 1973.
Encre de Chine et mine graphite sur papier, 42 x 59 cm. Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, cabinet d’art graphique. Don de Pierre et Micky Alechinsky, 2011