vendredi 24 avril 2009

Comment cognoist il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ?


The Aberdeen Bestiary Project

La presomption est nostre maladie naturelle et originelle. La plus calamiteuse et fragile de toutes les creatures c’est l’homme, et quant et quant, la plus orgueilleuse. Elle se sent et se void logée icy parmy la bourbe et le fient du monde, attachée et cloüée à la pire, plus morte et croupie partie de l’univers, au dernier estage du logis, et le plus esloigné de la voute celeste, avec les animaux de la pire condition des trois : et se va plantant par imagination au dessus du cercle de la Lune, et ramenant le ciel soubs ses pieds. C’est par la vanité de ceste mesme imagination qu’il s’egale à Dieu, qu’il s’attribue les conditions divines, qu’il se trie soy-mesme et separe de la presse des autres creatures, taille les parts aux animaux ses confreres et compagnons, et leur distribue telle portion de facultez et de forces, que bon luy semble. Comment cognoist il par l’effort de son intelligence, les branles internes et secrets des animaux ? par quelle comparaison d’eux à nous conclud il la bestise qu’il leur attribue ?
Quand je me jouë à ma chatte, qui sçait, si elle passe son temps de moy plus que je ne fay d’elle ? Nous nous entretenons de singeries reciproques. Si j’ay mon heure de commencer ou de refuser, aussi à elle la sienne. Platon en sa peinture de l’aage doré sous Saturne, compte entre les principaux advantages de l’homme de lors, la communication qu’il avoit avec les bestes, desquelles s’enquerant et s’instruisant, il sçavoit les vrayes qualitez, et differences de chacune d’icelles : par où il acqueroit une tres parfaicte intelligence et prudence ; et en conduisoit de bien loing plus heureusement sa vie, que nous ne sçaurions faire. Nous faut il meilleure preuve à juger l’impudence humaine sur le faict des bestes ? Ce grand autheur a opiné qu’en la plus part de la forme corporelle, que nature leur a donné, elle a regardé seulement l’usage des prognostications, qu’on en tiroit en son temps.
Ce defaut qui empesche la communication d’entre elles et nous, pourquoy n’est il aussi bien à nous qu’à elles ? C’est à deviner à qui est la faute de ne nous entendre point : car nous ne les entendons non plus qu’elles nous. Par ceste mesme raison elles nous peuvent estimer bestes, comme nous les estimons. Ce n’est pas grand merveille, si nous ne les entendons pas, aussi ne faisons nous les Basques et les Troglodytes. Toutesfois aucuns se sont vantez de les entendre, comme Apollonius Thyaneus, Melampus, Tiresias, Thales et autres. Et puis qu’il est ainsi, comme disent les Cosmographes, qu’il y a des nations qui reçoyvent un chien pour leur Roy, il faut bien qu’ils donnent certaine interpretation à sa voix et mouvements. Il nous faut remerquer la parité qui est entre nous : Nous avons quelque moyenne intelligence de leurs sens, aussi ont les bestes des nostres, environ à mesme mesure. Elles nous flattent, nous menassent, et nous requierent : et nous elles.
Au demeurant nous decouvrons bien evidemment, qu’entre elles il y a une pleine et entiere communication, et qu’elles s’entr’entendent, non seulement celles de mesme espece, mais aussi d’especes diverses :

Et mutæ pecudes, Et denique secla ferarum
Dissimiles suerunt voces variásque cluere
Cum metus aut dolor est, aut cum jam gaudia gliscunt.
(Les troupeaux sans parole et les bêtes sauvages par des cris différents et variés expriment la crainte, la douleur ou le plaisir qu’ils sentent. Lucrèce, V, 1058.)

En certain abboyer du chien le cheval cognoist qu’il y a de la colere : de certaine autre sienne voix, il ne s’effraye point. Aux bestes mesmes qui n’ont pas de voix, par la societé d’offices, que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication : leurs mouvemens discourent et traictent.

Non alia longè ratione atque ipsa videtur
Protrahere ad gestum pueros infantia linguæ.
(Ce n'est pas autrement que l’on voit les enfants suppléer par le geste à leur voix impuissante. Lucrèce, V, 1029.)

pourquoy non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent, et content des histoires par signes ? J’en ay veu de si souples et formez à cela, qu’à la verité, il ne leur manquoit rien à la perfection de se sçavoir faire entendre. Les amoureux se courroussent, se reconcilient, se prient, se remercient, s’assignent, et disent en fin toutes choses des yeux.

E’l silentio ancor suole
Haver prieghi e parole.
(Et le silence encore peut avoir prières et paroles. Le Tasse, Aminte, II, chœur 34.)

Quoy des mains ? nous requerons, nous promettons, appellons, congedions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergoignons, doubtons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, tesmoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, mesprisons, deffions, despittons, flattons, applaudissons, benissons, humilions, moquons, reconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, resjouïssons, complaignons, attristons, desconfortons, desesperons, estonnons, escrions, taisons : et quoy non ? d’une variation et multiplication à l’envy de la langue. De la teste nous convions, renvoyons, advoüons, desadvoüons, desmentons, bienveignons, honorons, venerons, dedaignons, demandons, esconduisons, egayons, lamentons, caressons, tansons, soubsmettons, bravons, enhortons, menaçons, asseurons, enquerons. Quoy des sourcils ? Quoy des espaules ? Il n’est mouvement, qui ne parle, et un langage intelligible sans discipline, et un langage publique : Qui fait, voyant la varieté et usage distingué des autres, que cestuy-cy doibt plustost estre jugé le propre de l’humaine nature. Je laisse à part ce que particulierement la necessité en apprend soudain à ceux qui en ont besoing : et les alphabets des doigts, et grammaires en gestes : et les sciences qui ne s’exercent et ne s’expriment que par iceux : Et les nations que Pline dit n’avoir point d’autre langue.

Michel de Montaigne, Essais, livre II, chapitre 12, Apologie de Raymond Sebond.

lundi 20 avril 2009

La photographie est un art peu sûr



Je sentais par la force de mes investigations, leur désordre, leur hasard, leur énigme, que la photographie est un art peu sûr, tout comme le serait (si on se mettait en tête de l’établir) une science des corps désirables ou haïssables.

Roland Barthes, La Chambre claire : Notes sur la photographie, Gallimard/Le Seuil/Cahiers du cinéma, Paris, 1980.

dimanche 19 avril 2009

L’homme de l’État, ce sera l’homme nouveau



Car l’État moderne, c’est l’État de l’idéologie, au sens vrai du terme, c’est-à-dire d’une explication de la société tout aussi imaginaire en un sens et tout autant destinée à l’occultation que l’explication religieuse, mais à la différence que de celle-ci rendant compte de la société à partir d’elle-même. Avec l’idéologie, la raison de ce qui ici constitue notre monde commun n’est plus à chercher qu’ici. Les causes du social sont toutes ramenées dans le social. L’État moderne, c’est l’État qui se libère de toute garantie extra-sociale et libère la société de toute justification extérieure. C’est en ce sens l’État de la toute-puissance, l’État qui peut s’assigner pour tâche la prise en charge d’une totalité sociale qui n’est plus que pour lui, qui ne dépend plus que de lui. L’État qui prétend ressaisir la société dans son ensemble, l’État tout-présent dans la société. L’État transformateur par excellence, l’État producteur de la société, et dans son expression dernière : l’État révolutionnaire.
Nouvelle forme de la puissance qui engendre un nouveau espace de connaissance. L’affirmation de l’État même lorsqu’elle n’est qu’en germe, dès lors qu’elle s’appuie sur ce fondement, c’est l’affirmation d’un savoir possible de la constitution de la société par elle-même. l’État est toujours secrètement athée. Il ne croit pas à l’œuvre divine. Il a de bonnes raisons de ne croire qu’à la sienne. Et s’il s’empare de la religion, c’est pour devoir finalement la détruire. Un jour il lui faudra l’abolir pour vraiment lui-même s’établir. Ni Dieu ni nature au-dessus de lui, rien dans les lois de la société qu’il soit éternellement voué à respecter. Pas de limite à son droit de changer. Omnipotent et productif, il fait voir partout l’artifice et la marque d’une création dans la communauté humaine. Jusque dans le sujet humain : pas d’arrêt de la fabrication sociale sur une intangible nature psycho-anthropologique qui dicterait ses exigences à l’institution. L’homme de l’État, ce sera l’homme nouveau. Sous l’effet de cette négation en marche de la nature, dans cette effacement de toute transcendance autre que celle de l’État lui-mêle, surgit un nouveau mode d’explication de la communauté politique. Le social en tant que tel devient pensable. L’État s’imposant radicalement à la société, impose une autre pensée du social.

Miguel Abensour & Marcel Gauchet, « Les Leçons de la servitude et leur destin », dans Étienne de la Boétie, Le Discours de la servitude volontaire, éditions Payot, 1976.

samedi 18 avril 2009

Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude



Il et bon d’avoir un peu de mal à vivre et de ne pas suivre une route toute unie. Je plains les rois qui n’ont qu’à désirer ; et les dieux, s’il y en a quelque part, doivent être un peu neurasthéniques. [...] Le bonheur suppose sans doute toujours quelque inquiétude, quelque passion, une pointe de douleur qui nous éveille à nous-même. [...] J’ai connu plus d’un roi. C’étaient de petits rois, d’un petit royaume ; rois dans leur famille, trop aimés, trop flattés, trop choyés, trop bien servis, ils n’avaient pas le temps de désirer. Des yeux attentifs lisaient dans leur pensée. Eh bien, ces petits Jupiters voulaient malgré tout lancer la foudre ; ils inventaient des obstacles, ils se forgeaient des désirs capricieux, changeaient comme un soleil de janvier, voulaient à tout prix vouloir, et tombaient de l’ennui dans l’extravagance. Que les dieux, s’ils ne sont pas morts d’ennui, ne vous donne pas à gouverner de ces plats royaumes ; qu’ils vous conduisent par des chemins de montagne ; qu’ils vous donnent pour compagne quelque bonne mule d’Andalousie, qui ait des yeux comme des puits, le front comme une enclume, et qui s’arrête tout à coup parce qu’elle voit sur la route l’ombre de ses oreilles.

Émile-Auguste Chartier, dit Alain, Propos, 22 janvier 1908.

lundi 13 avril 2009

Y a des punaises dans l’rôti de porc !

1.
Lorsqu’attablés avec des camarades
Autour d’un moribond vous rêvez d’avenir
Dites-vous pour vous endormir
Que ça va mal et que demain
Vous irez mendier votre pain.
Oui, de Paris à Malakoff
Et de Sydney jusqu’à Moulins
Ce ne sont que tourments, chagrins et catastrophes.

Refrain
Ah ! Ça va mal ! Ah ! Ça va mal !
Le beesteack c’est du cheval
Et même, plus fort que le Roq’fort
Y a des punaises dans l’rôti de porc !
Y a des pupu, y a des nainaises,
Y a des punaises dans l’rôti de porc !

2.
Enfants, prenez garde à votre cervelle,
Ne la surmenez pas, ça la fatiguerait.
Trop manger abîme le portrait.
Les chauv’ n’ont pas mal aux ch’veux,
Les culs-de-jatte envient les boiteux,
Les cabots envient les sous-off’,
Tout le monde est bien malheureux.
Ce ne sont que tourments, chagrins et catastrophes.

Refrain

3.
L’heureux auteur de cette chansonnette
L’a faite avec l’espoir de gagner de l’argent
Pour ach’ter une clarinette
Car il n’est pas exigeant.
Manger, c’est bon, ça c’est certain,
Mais il faut manger à sa faim.
Et chacune de ces trois strophes
Et ces ces vers tombant un à un,
Ce ne sont que tourments, chagrins et catastrophes.

Robert Desnos, « La Sérénade du rôti de porc, par les complices de Fantômas », Fantômas, opéra-ballet-comédie musicale, 1933, Œuvres, édition établie et présentée par Marie-Claire Denis, Gallimard, « Quarto », 1999.