dimanche 31 janvier 2016

Deux fois (dans le même fleuve)

Quand le fleuve est lent, et que l’on peut compter sur une bonne bicyclette ou un bon cheval, il est vraiment possible de se baigner deux (et même trois, selon les règles d’hygiène propres à chacun) fois dans le même fleuve.

Augusto Monterroso. — Cité dans Roberto Bolaño, La literatura nazi en America, 1996 ; La littérature nazie en Amérique, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Christian Bourgois, 2003.

lundi 25 janvier 2016

Une chemise (deux fois)



La chute dans le présent. — On peut aussi arriver par des voies singulières au hic et nunc qui n’est jamais bien loin de nous. Je connais une petite histoire, presque vulgaire, qu’on raconte chez les Juifs de l’Est, dont la conclusion produit une déception bizarre, il faut bien le dire. Elle prétend manifestement finir sur un mot d’esprit, mais il est plutôt embarrassé et insipide, pas drôle, et il doit pourtant suffire à combler le trou où l’on est tombé. Ce trou est notre présent, où nous sommes tous et dont le récit ne va nullement s’éloigner, comme ils font presque toujours ; préparons donc notre trappe. On s’était instruit et querellé, on s’en était lassé. Les Juifs discutaient dans le temple de la petite ville du vœu que chacun présenterait au cas où un ange viendrait. Le rabbin disait qu’il serait déjà bien content d’être débarrassé de sa toux. Et moi, disait un autre, d’avoir marié mes filles. Et moi, dit un troisième, je ne voudrais pas de filles du tout, mais un fils qui reprenne mon affaire. Finalement le rabbin s’adressa à un mendiant qui avait rappliqué la veille et qui était assis, en loques et misérable, sur le dernier banc. « Et toi, mon cher, quel vœu présenterais-tu ? Dieu t’entende, tu n’as pas l’air de n’avoir plus rien à désirer. » « Moi, dit le mendiant, je voudrais être un grand roi avec un grand royaume. Dans chacune de mes villes j’aurais un palais et dans la plus belle ma résidence, faite d’onyx, de santal et de marbre. C’est là que je serais assis sur mon trône, craint de mes ennemis, aimé de mon peuple, comme le roi Salomon. Mais à la guerre, je n’ai pas la chance de Salomon ; l’ennemi envahit mes terres, mes armées sont battues et toutes les villes et les forêts sont en flammes. L’ennemi est aux portes de ma résidence, j’entends le tumulte des rues et je siège tout seul dans la salle du trône, avec ma couronne, mon sceptre, la pourpre et l’hermine, abandonné de tous mes dignitaires, et j’entends le peuple hurler à mort contre moi. Alors, je me déshabille, je dépouille toute la pompe royale, je saute en chemise par la fenêtre dans la cour. Traversant la ville en tumulte, la campagne, je cours, je cours à travers mon pays incendié pour sauver ma vie. Dix jours durant jusqu’à la frontière où personne ne me connaît, j’arrive ici, chez d’autres hommes qui ne savent rien de moi, qui ne me veulent rien, je suis sauvé et depuis hier soir je suis ici. » Là-dessus, un long silence, le coup avait porté, le mendiant s’était dressé et le rabbin le regardait. « Je dois dire, fit le rabbin lentement, je dois dire que tu es un drôle d’homme. Pourquoi donc tant désirer pour ensuite tout perdre ? Que te resterait-il de ta richesse et de ta splendeur ? — Il m’en resterait quelque chose, rabbin, j’aurais au moins une chemise. » Les Juifs éclatèrent de rire et hochèrent la tête, et firent au roi cadeau d’une chemise, d’un mot d’esprit le coup avait été amorti. Ce drôle de passage au présent, pour finir, ou si l’on veut la fin du présent, avec les mots : depuis hier soir je suis ici, cette irruption du présent en plein rêve. Grammaticalement transmis par un mode d’expression compliqué : de la forme optative dont il part dans son récit, le mendiant passe au présent historique et soudain au présent proprement dit. L’auditeur est parcouru d’un certain frisson quand il atterrit là où il se trouve ; pas de fils pour reprendre l’affaire.

 

Ernst Bloch, Spuren, Berlin, 1930 ; Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

 

 

On raconte que dans un village hassidique, un soir, à l’issue du sabbat, les Juifs étaient assis dans une auberge misérable. C’étaient tous des habitants du lieu, à l’exception d’un seul, que personne ne connaissait, un miséreux vêtu de guenilles, qui se tenait en retrait, blotti dans un coin obscur. Les conversations allaient bon train. Puis quelqu’un demanda ce que chacun souhaiterait, s’il lui était accordé un vœu. L’un aurait demandé de l’argent, l’autre un gendre, le troisième un nouvel établi, et l’on fit ainsi le tour de l’assemblée. Chacun ayant répondu, ce fut le tour du mendiant dans son coin obscur. À contrecœur et en hésitant, il accéda au désir des questionneurs : « Je voudrais être un roi puissant régnant sur un vaste pays et que je dorme la nuit dans mon palais et que les ennemis passent la frontière et qu’avant l’aube ils aient chevauché jusque sous les murs de mon château sans rencontrer de résistance et que, réveillé en sursaut, je n’aie pas même le temps de m’habiller et que je doive prendre la fuite vêtu d’une simple chemise et que je sois traqué sans répit, par monts et par vaux, jour et nuit, jusqu’à ce que je trouve refuge sur un banc dans un coin de votre auberge. Voilà ce que je souhaiterais. » Les autres se regardaient sans comprendre. « Et ça t’apporterait quoi ? » demanda quelqu’un. – « Une chemise », répondit-il.

 

Walter Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort » (1934), traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac et Pierre Rusch, Œuvres II, Gallimard (collection Folio), 2000.

jeudi 21 janvier 2016

Qu’on me le montre

Qu’on me le montre, celui qui aurait conquis la certitude
et qui rayonnerait à partir de là dans la paix
comme une montagne qui s’éteint la dernière
et ne frémit jamais sous la pesée de la nuit.

Philippe Jaccottet, « Le mot joie », Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983.

mardi 19 janvier 2016

Pour qu’ils ne s’en mettent pas plein les doigts

(J’aime bien les oranges, mais par paresse je n’en mange guère, car c’est un fruit ennuyeux à peler et à couper : on s’en met plein les doigts. Or, en Espagne, au Maroc, si je le demande, le serveur du restaurant pèle et coupe l’orange pour moi : l’orange est aliñada, mise en lignes. C’est ce que je fais ici du discours amoureux : je le débite en tranches, en figures, pour les autres, pour qu’ils ne s’en mettent pas plein les doigts : le discours est aliñado, comme une orange.)

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux : inédits dans Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études, 1974-76, Le Seuil, 2007.

dimanche 17 janvier 2016

Ce que nous sommes dès que nous nous taisons

Nous ne sommes qu’une succession d’états discontinus par rapport au code des signes quotidiens et sur laquelle la fixité du langage nous trompe : tant que nous dépendons de ce code, nous concevons notre continuité, quoique nous ne vivions que de discontinu : mais ces états discontinus ne concernent que notre façon d’user ou de ne pas user de la fixité du langage : être conscient, c’est en user. Mais de quelle façon le pouvons-nous pour jamais savoir [« ] ce que nous sommes dès que nous nous taisons ? » (Klossowski, [Pierre, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969, 1975, p.] 69). Le fragmentaire du discours et du texte serait une concession, la plus petite concession qu’il soit possible de faire à la fixité du langage.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux : inédits dans Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études, 1974-76, Le Seuil, 2007.