vendredi 27 octobre 2006

Un chasseur, du nom de Michael Hulzögger, raconte un almanach de la région



Un chasseur, du nom de Michael Hulzögger, raconte un almanach de la région, partit un jour d’été de l’année 1738 pour la forêt de l’Untersberg. Il ne revint pas, et ne se montra nulle part ailleurs. On tint finalement qu’il s’était perdu ou qu’il était tombé d’une paroi rocheuse. Quelques semaines plus tard, son frère fit dire une messe pour le disparu, aux communaux où se trouve un pèlerinage aux environs de la montagne. Or, durant la messe, le chasseur entra dans l’église pour rendre grâce à Dieu de son retour miraculeux. Mais de ce qui lui était arrivé, de ce qu’il avait appris dans la montagne, il ne souffla mot, il resta muet et grave, et déclara qu’il n’y avait rien à dire de plus que ce qu’avait écrit là-dessus Lazarus Gitschner : les enfants et petits-enfants ne devaient en apprendre guère plus. Ce Lazarus Gitschner pourtant n’avait rien vu qu’une galerie sous le Königsee et l’empereur Frédéric, devenu fantôme sur le Welserberg, aussi un livre avec des prophéties et tout ce qui était déjà par ailleurs entré dans les légendes. Impossible de tirer autre chose du chasseur. Mieux, en pleine contradiction avec sa nature antérieure, il devint bientôt complètement muet. L’archevêque Firmian de Salzbourg avait aussi entendu parler de la disparition et de la réapparition énigmatique du chasseur, il le fit appeler. Mais Hulzhögger resta tout aussi muet devant le prince de l’église ; à toutes les questions il répondait qu’il ne pouvait ni ne devait rien dire de ses aventures : seule la confession lui était permise. Après la confession, l’évêque abdiqua sa charge pastorale et se tut jusqu’à sa fin. Elle ne tarda pas à survenir pour l’un comme pour l’autre : elle fut paisible, dit-on.

Ernst Bloch, Traces, traduit de l'allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

Dans les paroles sans nombre prononcées par les hommes un sens à pris corps qui nous surplombe



Il est bien probable que nous appartenons à un âge de critique dont l’absence d’une philosophie première nous rappelle à chaque instant le règne et la fatalité. Âge d’intelligence qui nous tient irrémédiablement à distance d’un langage originaire. Pour Kant, la possibilité d’une critique et sa nécessité étaient liées, à travers certains contenus scientifiques, au fait qu’il y a de la connaissance. Elles sont liées de nos jours — et Nietzsche le philologue en témoigne — au fait qu’il y a du langage, et que, dans les paroles sans nombre prononcées par les hommes — qu’elles soient raisonnables ou insensées, démonstratives ou poétiques — un sens à pris corps qui nous surplombe, conduit notre aveuglement, mais attend dans l’obscurité notre prise de conscience pour venir à jour et se mettre à parler. Nous sommes voués historiquement à l’histoire, à la patiente construction de discours sur les discours, à la tâche d’entendre ce qui a été déjà dit…

Michel Foucault, Naissance de la clinique, Préface, Presses universitaires de France, 1963.

jeudi 26 octobre 2006

Sans doute avait-elle justement envie d’une petite salade de pommes de terre et n’avait en tête qu’huile et vinaigre



Quoiqu’il n’y ait dans ma tête deux idées et demi, et quoique j’aie mal aux dents, je raconte toutefois qu’un jour une jeune fille vêtue d’un costume d’homme fit son apparition en société. Je continue d’une main tremblante le joyau qu’est cette nouvelle. Est-ce que jamais auteur écrivit ainsi au petit bonheur ? La jeune fille possédait un visage charmant, comme les yeux flamboyaient, comme avaient une expression taquine les lèvres finement arquées ! Les cheveux, qu’elle portait sans les attacher, parlaient à eux seuls tout un langage. Une femme accoutumée à ce que devant elle les messieurs se liquéfient en gentillesse tenta d’intimider l’intrus, mais dut constater qu’on l’ignorait complètement. Elle en fut si affectée qu’elle se retira dans une pièce attenante meublée avec style et qu’elle jeta un petit chien de porcelaine sur le sol recouvert de tapis. Par pure exaspération, elle se mordit la bouche, porta la main sur une poitrine agitée d’impressions qui n’étaient peut-être déplaisantes que par excès d’amour, elle chassa un admirateur qui semblait vouloir la calmer, et…
Ici je bute et m’arrête un moment, et je demande au lecteur autant de patience qu’il faut pour que je me recueille. Que l’arôme d’une cigarette veuille bien me conférer de l’élan.
Sortant d’un phonographe, retentissait la voix de ténor de Caruso. Un poète baisait galamment la main de la maîtresse de maison. Comme toutes les demoiselles dans leurs longues robes à traîne dansaient gracieusement ! Plus d’un battait ses précédents records en matière d’attentions. Ah, si seulement le plus possible de bonnes idées pouvaient germer dans mon esprit assoupi !
Sur un divan datant du Deuxième Empire était assise une jeune femme qui eût été plus belle si elle s’était moins souciée de l’être. L’insouciance confère la jeunesse, et l’occupation le charme. L’une des conditions pour rester jeune dans la faculté de toujours se distraire avec quelque chose, même de prosaïque. Un portier peut être heureux en cirant des chaussures, une virtuose malheureuse en jouant du piano. Il peut-être plus avantageux de s’abaisser que de monter.
N’est-ce pas, j’écris là avec une sécheresse stupéfiante ?
Un acrobate se cramponnait à un plateau de petits sandwichs. Son impresario l’exhorta à ne pas penser exclusivement à lui-même, à se plonger dans l’Idée, à accorder à autrui une copieuse sollicitude. Entre temps, la jeune fille singulière était tombée follement amoureuse. Sa poitrine lui paraissait transpercée.
« Alors, comédien ! » lui lança brutalement quelqu’un qui l’observait et cherchait à faire sa connaissance, et n’avait su trouver d’autre moyen que d’être désobligeant. Les gens parfois nous traitent cavalièrement parce qu’ils nous apprécient et n’aiment pas se l’avouer.
Ce fut une dame au visage angélique qui, avec sa douceur laiteusement candide et sa sérénité sirupeuse, porta à notre petit personnage le coup de grâce qui la plia en deux.
« N’as-tu point de pitié ? » murmura la tremblette en songeant à la fille de fromager qui s’avançait avec une dignité de pot de confiture et qui récuserait de pareilles expressions avec une nonchalance marmeladière et, au demeurant, avec courtoisie.
Est-ce que cette bonne femme à la haute silhouette, toute parée de grâces et évoluant avec une incroyable noblesse, n’aurait pas eu sa place dans un roman de Sienkiewicz ?
Sans doute avait-elle justement envie d’une petite salade de pommes de terre et n’avait en tête qu’huile et vinaigre, lacérant du même coup le cœur de la jeune fille en costume d’homme.
Mes efforts m’ont fatigué, je vais me coucher. Que celui qui en a envie tire cette histoire au clair.

Robert Walser, « La jeune fille étrange », Die Rose, 1925, La Rose, traduit de l’allemand par Bernard Lortholary, Gallimard, 1987.

mercredi 25 octobre 2006

Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage



Nous avons devant nous une tâche qu’il nous faut accomplir rapidement. Nous savons que tarder, c’est notre ruine. La plus importante crise de notre vie réclame avec la voix impérative d’une trompette l’action et l’énergie immédiates. Nous brûlons, nous sommes consumés de l’impatience de nous mettre à l’ouvrage ; l’avant-goût d’un glorieux résultat met toute notre âme en feu. Il faut, il faut que cette besogne soit attaquée aujourd’hui, – et cependant nous la renvoyons à demain ; – et pourquoi ? Il n’y a pas d’explication, si ce n’est que nous sentons que cela est pervers ; – servons-nous du mot sans comprendre le principe. Demain arrive, et en même temps une plus impatiente anxiété de faire notre devoir ; mais avec ce surcroît d’anxiété arrive aussi un désir ardent, anonyme, de différer encore, – désir positivement terrible, parce que sa nature est impénétrable. Plus le temps fuit, plus le désir gagne de force. Il n’y a plus qu’une heure pour l’action, cette heure est à nous. Nous tremblons par la violence du conflit qui s’agite en nous, – de la bataille entre le positif et l’indéfini, entre la substance et l’ombre. Mais, si la lutte en est venue à ce point, c’est l’ombre qui l’emporte, – nous nous débattons en vain. L’horloge sonne, et c’est le glas de notre bonheur. C’est en même temps pour l’ombre qui nous a si longtemps terrorisés le chant réveille-matin, la diane du coq victorieuse des fantômes. Elle s’envole, – elle disparaît, – nous sommes libres. La vieille énergie revient. Nous travaillerons maintenant. Hélas ! il est trop tard.

Edgar Allan Poe, « Le Démon de perversité » (1845), traduit de l’américain par Charles Baudelaire, 1857.

mercredi 18 octobre 2006

Je ne peux m’expliquer le monde que d’une seule façon : par le désespoir



À chat perché. – Je ne peux m’expliquer le monde que d’une seule façon : par le désespoir. Dans ce monde que je ne comprends pas, dont je ne peux rien admettre, où je ne peux rien désirer (nous sommes trop loin de compte), je suis obligé par surcroît à une certaine tenue, à peu près n’importe laquelle, mais une tenue. Mais alors si je suppose à tout le monde le même handicap, la tenue incompréhensible de tout ce monde s’explique : par le hasard des poses où vous force le désespoir. Exactement comme au jeu du chat perché. Sur un seul pied, sur n’importe quoi, mais pas à terre : il faut être perché, même en équilibre instable, lorsque le chasseur passe. Faute de quoi il vous touche : c’est alors la mort ou la folie. Ou comme quelqu’un surpris fait n’importe quel geste : voilà à tout moment votre sort. Il faut à tout moment répondre quelque chose alors qu’on ne comprend rien à rien; décider n’importe quoi, alors qu’on ne compte sur rien; agir, sans aucune confiance. Point de répit. Il faut « n’avoir l’air de rien », être perché. Et cela dure ! Quand on n’a plus envie de jouer, ce n’est pas drôle. Mais alors tout s’explique : le caractère idiot, saugrenu, de tout au monde : même les tramways, l’école de Saint-Cyr, et plusieurs autres institutions. Quelque chose s’est changé, s’est figé en cela, subitement, au hasard, pourchassé par le désespoir. Oh ! s’il suffisait de s’allonger par terre, pour dormir, pour mourir. Si l’on pouvait se refuser à toute contenance ! Mais le passage du chasseur est irrésistible : il faut, quoiqu’on ne sache pas à quelle force on obéit, il faut se lever, sauter dans une niche, prendre des postures idiotes. [...] Mais il est peut-être une pose possible qui consiste à dénoncer à chaque instant cette tyrannie : je ne rebondirai jamais que dans la pose du révolutionnaire ou du poète. (1929-1930)

Francis Ponge, Proêmes, Gallimard, 1948.

vendredi 13 octobre 2006

jeudi 12 octobre 2006

La crétinisation par la communication remplace avantageusement la caporalisation d’antan



Être passé de la chair à canon à la chair à consensus et à la pâte à informer est certes un « progrès ». Mais ces chairs se gâtent vite : la matière première consensuelle est essentiellement putrescible et se transforme en une unanimité populiste des majorités silencieuses, qui n’est jamais innocente. À ce populisme classique semble désormais se greffer un populisme yuppie – un techno-populisme – qui entend bien afficher sa postmodernité carnassière, prompte à repérer et à digérer le best-of des biens et services de la planète. Le point de vue techno-populiste s’exhibe désormais sans complexe et souhaite réconcilier deux spiritualités : celle de l’épicier du coin et du chef comptable – « un sou est un sou » – et la spiritualité administrative – autrefois un plus ambitieuse – de l’Inspecteur des finances.
Ces deux spiritualités marchent désormais main dans la main, sûres de leur bon droit, distribuant des ultimatums : « A quoi servez-vous ? Vous devriez avoir honte d’être aussi abstraits, aussi élitistes », agacés, sinon exaspérés, par toute activité qui ne se laisse pas enfermer dans un horizon borné de chef comptable et apparaît donc comme un défi insupportable à la misère du « pragmatisme » contemporain dont aime à se réclamer le techno-populisme. Nous touchons ici un point sensible de sa tartuferie : se sentir insulté par tout ce qui le dépasse et dénoncer comme « élitiste » toute démarche un tant soit peu éloignée des affairements de l’« homme de la rue » – de ce qu’il est convenu d’appeler le « sérieux de la vie » – et de la niaiserie de son « vouloir-communiquer ».
C’est pourquoi, pour nos « démocrates » techno-populistes, l’enseignement coûte toujours trop cher puisque de toute manière la crétinisation par la communication remplace avantageusement la caporalisation d’antan. […]
On devine facilement pourquoi le techno-populisme flatte les bassesses et les lâchetés de l’homme moyen de l’homme moyen, et surtout celle de son avant-garde technico-commerciale, de ces petits truands portuaires initiés à l’économétrie, de tous ces prototypes peu ragoûtants dont raffolent les instituts de prédiction, de ces « mangeurs d’hommes » en 4 x 4 dont le sens critique n’excède que de peu celui du ver solitaire, et gambergent à longueur de journée leur « faut pas rêver » et leur « ma différence à moi ».
Le techno-populisme distingue soigneusement deux « radicalités » : celle qu’il déteste – soupçonnée d’être ennemie de la démocratie, parce qu’elle prétend faire l’effort de se soustraire à la goujaterie et à l’impatience contemporaines et espère faire déraper les scénarios socio-économiques de la Banque mondiale –, et celle dont il apprécie les odeurs fortes de majorité morale, celles du Père Fouettard et des piloris médiatiques. À ceux qui lui demanderaient de définir le new-age, il répondrait : « C’est l’ère de l’Internet, des associations de mères de famille vidéo-visionnieuses et de la chaise électrique. » C’est pourquoi il adore transfigurer ses Agripinnes, ses Thénardiers et ses Tartarins en Gavroches de plateaux télévisés qui pourfendent les « privilèges » et se goinfrent de Justes Causes.

Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs. De l’incitation à l’envie et à l’ennui dans les démocraties-marchés, Exils, 1998.

mercredi 11 octobre 2006

Rien de mieux



Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s’est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux.

Guy Debord, Panégyrique, tome premier, Éditions Gérard Lebovici, 1989, Gallimard, 1993.

mardi 10 octobre 2006

Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales



Ma moquerie, dites-vous, a tué votre amour. Mais je ne me suis jamais moqué de vous. Quand on est disposé à voir le grotesque partout on ne le voit nulle part. Rien n’est triste comme la figure des gargouilles des cathédrales. Elles rient toujours pourtant. Il y a des gens dont l’âme est de même. Une idée bouffonne a plissé leur granit, et pourtant les fleurs y poussent tout de même. Mais personne n’en sent le parfum et ces bêtes-là ne servent qu’à cracher la pluie sur les passants.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, décembre 1846.

lundi 9 octobre 2006

mardi 3 octobre 2006

Nous ne connaissons jamais que les passions des autres

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quand il tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même, qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres, et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nous avons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une façon seconde, par l’imagination qui substitue aux premiers mobiles des mobiles de relais qui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillait d’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandin de lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces. Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait de l’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaient qu’il en était un ; car, grâce à l’incapacité où ils étaient de comprendre le travail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l’une de l’autre l’activité mondaine de Legrandin et sa cause première.

Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même



Pour ma part, quand j’entre le plus intimement dans ce que j’appelle moi-même, je bute toujours sur quelque perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais, à aucun moment, me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception. Quand mes perceptions sont supprimées pour un temps, comme par un sommeil profond, aussi longtemps que je suis sans conscience de moi-même, on peut vraiment dire que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé, et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. Si quelqu’un, à partir d’une réflexion sérieuse et sans préjugé, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne puis raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point. Il peut peut-être percevoir quelque chose de simple et de continu, qu’il appelle lui-même, mais je suis certain qu’il n’existe pas un tel principe en moi.

David Hume, Traité de la nature humaine, essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux (1739), livre I, 4e partie, section VI, traduit de l'anglais par Philippe Folliot.

Douter comme il faut

Rien n’est plus malaisé que de douter comme il faut, car ceux qui ont assez d’esprit pour douter n’en ont pas toujours assez pour faire un choix raisonnable : ils ne doutent que pour mieux s’ancrer ensuite dans l’erreur ; & d’autres, s’étant mis une fois à douter, doutent toute leur vie.

Pierre Bayle, Nouvelles lettres critiques, Lettre IX, § 17.

lundi 2 octobre 2006

La « zone grise »

J’ai été très frappé par toutes les pages de Primo Levi où il explique que les camps nazis ont introduit en nous « la honte d’être un homme ». Non pas, dit-il, que nous soyons tous responsables du nazisme, comme on voudrait nous le faire croire, mais nous avons été souillés par lui : même les survivants des camps ont dû passer des compromis, ne serait-ce que pour survivre. Honte qu’il y ait eu des hommes pour être nazis, honte de n’avoir pas pu ni su l’empêcher, honte d’avoir passé des compromis, c’est tout ce que Primo Levi appelle la « zone grise ». Et la honte d’être un homme, il arrive aussi que nous l’éprouvions dans des circonstances simplement dérisoires : devant une trop grande vulgarité de penser, devant une émission de variétés, devant le discours d’un ministre, devant des propos de bons vivants. C’est un des motifs les plus puissants de la philosophie, ce qui en fait forcément une philosophie politique. Dans le capitalisme, il n’y a qu’une chose qui soit universelle, c’est le marché. Il n’y a pas d’État universel, justement parce qu’il y a un marché universel dont les États sont des foyers, des Bourses. Or il n’est plus universalisant, homogénéisant, c’est une fantastique fabrication de richesse et de misère. Il n’y a pas d’État démocratique qui ne soit compromis jusqu’au cœur dans cette fabrication de la misère humaine. La honte, c’est que nous n’ayons aucun moyen sûr pour préserver, et à plus forte raison faire lever les devenirs, y compris en nous-mêmes. Comment un groupe tournera, comment il retombera dans l’histoire, c’est ce qui impose un perpétuel « souci ». Nous ne disposons plus d’une image du prolétaire duquel il suffirait de prendre conscience.

Gilles Deleuze, « Le devenir révolutionnaire et les créations politiques », entretien avec Toni Negri, Multitudes, 1990.