vendredi 23 janvier 2009

Celui-là seul qui conserve le souvenir d’un bonheur immémorial


Andrew Wyeth, Christina's World

Rien ne dévoile mieux le sens physique de la nostalgie que l’impossibilité où elle est de coïncider avec quelque moment du temps que ce soit ; aussi cherche-t-elle consolation dans un passé reculé, immémorial, réfractaire aux siècles et comme antérieur au devenir. Le mal dont elle souffre – effet d’une rupture qui remonte aux commencements – l’empêche de projeter l’âge d’or dans l’avenir ; celui qu’elle conçoit naturellement c’est l’ancien, le primordial ; elle y aspire, moins pour s’y délecter que pour s’y évanouir, pour y déposer le fardeau de la conscience. Si elle retourne à la source des temps, c’est pour y retrouver le paradis véritable, objet de ses regrets. Tout à l’opposé, celle dont procède le paradis d’ici-bas sera démunie de la dimension du regret précisément : nostalgie renversée, faussée et viciée, tendue vers le futur, obnubilée par le « progrès », réplique temporelle, métamorphose grimaçante du paradis originel. Contagion ? automatisme ? cette métamorphose a fini par s’opérer en chacun de nous. De gré ou de force, nous misons sur l’avenir, en faisons une panacée, et, l’assimilant au surgissement d’un tout autre temps à l’intérieur du temps même, le considérons comme une durée inépuisable et pourtant achevée, comme une histoire intemporelle. Contradiction dans les termes, inhérente à l’espoir d’un règne nouveau, d’une victoire de l’insoluble au sein du devenir. Nos rêves d’un monde meilleur se fondent sur une impossibilité théorique. Quoi d’étonnant qu’il faille, pour les justifier, recourir à des paradoxes solides ? [...]
Échafauder une société où, selon une étiquette terrifiante, nos actes sont catalogués et réglés, ou, par une charité poussée jusqu’à l’indécence, l’on se penche sur nos arrière-pensées elles-mêmes, c’est transporter les affres de l’enfer dans l’âge d’or, ou créer, avec le concours du diable, une institution philanthropique. Solariens, Utopiens, Harmoniens − leurs noms affreux ressemblent à leur sort, cauchemar qui nous est promis à nous aussi, puisque nous l’avons nous-mêmes érigé en idéal.
A prôner les avantages du travail, les utopies devaient prendre le contre-pied de la Genèse. Sur ce point tout particulièrement, elles sont l’expression d’une humanité engloutie dans le labeur, fière de se complaire aux conséquences de la chute, dont la plus grave demeure l’obsession du rendement. Les stigmates d’une race qui chérit la « sueur au front », qui en fait un signe de noblesse, qui s’agite et peine en exultant, nous les portons avec orgueil et ostentation ; d’où l’horreur que nous inspire, à nous autres réprouvés, l’élu qui refuse de besogner, ou d’exceller dans quelque domaine que ce soit. Le refus dont nous lui faisons grief, en est capable celui-là seul qui conserve le souvenir d’un bonheur immémorial. Dépaysé au milieu de ses semblables, il est comme eux et pourtant il ne peut communier avec eux ; de quelque côté qu’il regarde, il ne se sent pas d’ici ; tout ce qu’il y discerne lui semble usurpation : le fait même de porter un nom... Ses entreprises échouent, il s’y lance sans y croire : des simulacres dont le détourne l’image précise d’un autre monde. L’homme, une fois évincé du paradis, pour qu’il n’y songe plus ni n’en souffre, obtint en compensation la faculté de vouloir, de tendre vers l’acte, de s’y abîmer avec enthousiasme, avec brio. Mais l’aboulique, dans son détachement, dans son marasme surnaturel, quel effort produire, à quel objet se livrer ? Rien ne l’engage à sortir de son absence. Et cependant lui-même n’échappe pas entièrement à la malédiction commune : il s’épuise dans un regret, et y dépense plus d’énergie que nous n’en fournissons dans touts nos exploits.

Emil Michel Cioran, Histoire et Utopie, Gallimard, 1960.

lundi 12 janvier 2009

Une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser

L’injonction, partout, à « être quelqu’un » entretient l’état pathologique qui rend cette société nécessaire. L’injonction à être fort produit la faiblesse par quoi elle se maintient, à tel point que tout semble prendre un aspect thérapeutique, même travailler, même aimer. Tous les « ça va ? » qui s’échangent en une journée font songer à autant de prises de température que s’administrent les uns aux autres une société de patients. La sociabilité est maintenant faite de mille petites niches, de mille petits refuges où l’on se tient chaud. Où c’est toujours mieux que le grand froid dehors. Où tout est faux, car tout n’est que prétexte à se réchauffer. Où rien ne peut advenir parce que l’on y est sourdement occupé à grelotter ensemble. Cette société ne tiendra bientôt plus que par la tension de tous les atomes sociaux vers une illusoire guérison. C’est une centrale qui tire son turbinage d’une gigantesque retenue de larmes toujours au bord de se déverser.

Comité invisible, L’Insurrection qui vient, éditions La Fabrique, 2007.

vendredi 9 janvier 2009

Le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout



Les milices ouvrières, du fait qu’elles étaient levées sur la base des syndicats et composées, chacune, d’hommes ayant à peu de choses près les mêmes opinions politiques, eurent pour conséquence de canaliser vers une seule même portion de territoire tout ce que le pays comptait de sentiments les plus révolutionnaires. J’étais tombé plus ou moins par hasard dans la seule communauté de quelque importance de l’Europe occidentale où la conscience de classe et le refus d’avoir confiance dans le capitalisme fussent des attitudes plus courantes que leurs contraires. Ici, sur ces hauteurs, en Aragon, l’on se trouvait parmi des dizaines de milliers d’hommes, pour la plupart, mais non tous cependant, d’origine prolétarienne, vivant tous sur le même plan, mêlés sur un pied d’égalité. En théorie c’était l’égalité absolue, et dans la pratique même, il s’en fallait de peu. En un sens il serait conforme à la vérité de dire qu’on faisait là l’expérience d’un avant-goût du socialisme, et j’entends par là que l’état d’esprit qui régnait était celui du socialisme. Un grand nombre de mobiles normaux de la vie civilisée — affectation, thésaurisation, crainte du patron, etc. — avaient absolument cessé d’exister. L’habituelle division en classes de la société avait disparu dans une mesure telle que c’était chose impossible à concevoir dans l’atmosphère corrompue par l’argent de l’Angleterre ; il n’y avait là que les paysans et nous, et nul ne reconnaissait personne pour son maître. Bien entendu, un tel état de choses ne pouvait durer. Ce fut seulement une phase temporaire et locale dans la gigantesque partie qui est en train de se jouer sur toute la surface de la terre. Mais elle dura suffisamment pour avoir une action sur tous ceux qui la vécurent. Sur le moment, nous pûmes bien jurer et sacrer violemment, mais nous nous rendîmes compte après coup que nous avions pris contact avec quelque chose de singulier et de précieux. Nous avions fait partie d’une communauté où l’espoir était plus normal que l’indifférence et le scepticisme, où le mot camarade signifiait camaraderie et non comme dans la plupart des pays, connivence pour faire des blagues. Nous avions respiré l’air de l’égalité. Je n’ignore pas qu’il est de mode, aujourd’hui, de nier que le socialisme ait rien à voir avec l’égalité. Dans tous les pays du monde une immense tribu d’écrivassiers de parti et de petits professeurs d’université papelards sont occupés à « prouver » que le socialisme ne signifie rien de plus qu’un capitalisme d’Etat plus planifié et qui conserve entièrement sa place comme mobile à la rapacité. Mais heureusement il existe aussi une façon d’imaginer le socialisme tout à fait différente de celle-là. Ce qui attire le commun des hommes au socialisme, ce qui fait qu’ils sont disposés à risquer leur peau pour lui, la « mystique » du socialisme, c’est l’idée d’égalité ; pour l’immense majorité des gens, le socialisme signifie une société sans classes, ou il ne signifie rien du tout. Et c’est à cet égard que ces quelques mois passé dans les milices ont été pour moi d’un grand prix. Car les milices espagnoles, tant qu’elles existèrent, furent une sorte de microcosme d’une société sans classes.
Cette communauté où personne ne poursuivait un but intéressé, où il y avait pénurie de tout, mais nul privilège et où personne ne léchait les bottes à quelqu’un, était comme une anticipation sommaire qui permettait d’imaginer à quoi pourraient ressembler les premiers temps du socialisme. Et, somme toute, au lieu d’être désillusionné, j’étais profondément attiré. Et cela eut pour résultat de rendre mon désir de voir établi le socialisme beaucoup plus réel qu’il n’était auparavant. En partie, peut-être, cela vint de ce que j’eus la chance d’être parmi des Espagnols qui, avec leur décence innée et cette pointe d’anarchisme toujours présente en eux, rendraient même les débuts du socialisme supportables, si l’occasion leur en était donnée.

George Orwell, Hommage à la Catalogne (Homage to Catalonia), Londres, 1938, traduit de l’anglais par Yvonne Davet, éditions Champ Libre, 1981.