mardi 29 août 2006

Quelque chose qui est resté en route et n’a pas été tiré au clair



À l’instant. – Quand arriverons-nous plus près de nous-mêmes ? Au Lit ? en voyage ? chez soi où tant de choses au retour nous paraissent meilleures ? Chacun connaît le sentiment d’avoir oublié quelque chose dans sa vie consciente, quelque chose qui est resté en route et n’a pas été tiré au clair. C’est pourquoi ce qu’on allait dire à l’instant et qui vient de nous échapper nous semble souvent si important. Et lorsqu’on quitte une chambre qu’on a assez longtemps habitée, on jette un regard bizarre autour de soi avant de partir. Là aussi, quelque chose est resté dont on n’a pas eu l’idée. On l’emporte néanmoins avec soi pour recommencer ailleurs.

Ernst Bloch, Traces, traduit de l'allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

Je donne mon argent au théâtre, en retour de quoi j’exige une passion bien visible


The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark, with engravings by Eric Gill,
High Wycombe, Printed for the members of the Limited Editions Club
by Hague & Gill, 1933.

On sait par exemple que dans le théâtre bourgeois, l’acteur, « dévoré » par son personnage, doit paraître embrasé par un véritable incendie de passion. Il faut à tout prix « bouillir », c’est à dire à la fois brûler et se répandre; d’où les formes humides de cette combustion. Dans une pièce nouvelle (qui a eu un prix), les deux partenaires masculins se sont répandus en liquides de toutes sortes, pleurs, sueurs et salive. On avait l’impression d’assister à un travail physiologique effroyable, une torsion monstrueuse des tissus internes, comme si la passion était une grosse éponge mouillée pressée par la main implacable du dramaturge. On comprend bien l’intention de cette tempête viscérale : faire de la « psychologie » un phénomène quantitatif, obliger le rire ou la douleur à prendre des formes métriques simples, en sorte que la passion devienne elle aussi une marchandise comme les autres, un objet de commerce, inséré dans un système numérique d’échange : je donne mon argent au théâtre, en retour de quoi j’exige une passion bien visible, computable, presque ; et si l’acteur fait la mesure bien pleine, s’il sait faire travailler son corps devant moi sans tricher, si je ne puis douter de la peine qu’il se donne, alors je décréterai l’acteur excellent, je lui témoignerai de ma joie d’avoir placé mon argent dans un talent qui ne l’escamote pas, mais me le rend au centuple sous la forme de pleurs et de sueurs véritables. Le grand avantage de la combustion est d’ordre économique : mon argent de spectateur a enfin un rendement contrôlable.
Naturellement, la combustion de l’acteur se pare de justifications spiritualistes : l’acteur se donne au démon du théâtre, il se sacrifie, se laisse manger de l’intérieur par son personnage ; sa générosité, le don de son corps à l’Art, son travail physique sont dignes de pitié, d’admiration ; on lui tient compte de ce labeur musculaire, et lorsque, exténué vidé de toutes ses humeurs, il vient à la fin saluer, on l’applaudit comme un recordman du jeûne ou des altères, on lui propose secrètement d’aller se restaurer, refaire sa substance intérieure, remplacer toute cette eau dont il a mesuré la passion que nous lui avons achetée. Je ne pense pas qu’aucun public bourgeois résiste à un « sacrifice » aussi évident, et je crois qu’un acteur qui sait pleurer ou transpirer sur scène est toujours certain de l’emporter : l’évidence de son labeur suspend de juger plus avant.

Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1970.

Pas d’excuse ni de plainte, pas de pacte



Il y a des gens de ma génération auxquels je suis lié par le sentiment d’un naufrage commun. Nous nous considérons mutuellement comme de forts sympathiques naufragés. Souvent, je les connais à peine, mais quand j’en rencontre un, nous sommes pleins d’égards l’un pour l’autre, pleins de considérations aussi. Nous savons. Entre gens intelligents, le naufrage, la conversation en outsider de la vie créent quasiment des liens de sang. À condition qu’on n’en parle pas. Pas d’explication, pas d’excuse ni de plainte, pas de pacte. D’où le préalable de l’intelligence : les deux naufragés doivent se reconnaître intimement, et intuitivement aussi savoir qu’ils ont été reconnus.

Jan Zabrana, Toute une vie [journal de l’année 1969], traduit du tchèque par Marianne Canavaggio & Patrick Ourednik, Editions Allia, 2005.

mardi 22 août 2006

Món perdut



Mai no ha entès ningú
Per què sempre parlo
Del meu món perdut.

Salvador Espriu, Les Hores, 1952-55.

vendredi 18 août 2006

En Amérique, nous dit Thomas Browne


Manuel Álvarez Bravo, El Soñador, 1930

Ce soir-là, à Southwold, comme j’étais assis à ma place surplombant l’océan allemand, j’eus soudain l’impression de sentir très nettement la lente immersion du monde basculant dans les ténèbres. En Amérique, nous dit Thomas Browne dans son traité sur l’enfouissement des urnes, les chasseurs se lèvent à l’heure où les Persans s’enfoncent dans le plus profond sommeil. L’ombre de la nuit se déplace telle une traîne halée par-dessus terre, et comme presque tout, après le coucher du soleil, s’étend cercle après cercle – ainsi poursuit-il – on pourrait, en suivant toujours le soleil couchant, voir continuellement la sphère habitée par nous pleine de corps allongés, comme coupés et moissonnés par la faux de Saturne - un cimetière interminablement long pour une humanité atteinte du haut mal.

W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Actes Sud, 1999, Gallimard, 2006.

Non, tout reste, n'est-ce pas ?



Sonde-toi bien : y a-t-il un sentiment que tu aies eu qui soit disparu ? Non, tout reste, n'est-ce pas ? tout. Les momies que l'on a dans le cœur ne tombent jamais en poussière et, quand on penche la tête par le soupirail, on les voit en bas, qui vous regardent avec leurs yeux ouverts, immobiles.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Colet, 16 janvier 1852.

Tant qu’il y a des partitions

Peu de gens savent que la proue du Titanic a plongé si vite dans la mer glacée qu’une poche d’air est restée emprisonnée dans les salons pendant un certain temps. C’est là (dans une masse d’air comprimée de trois cents mètres cubes) que l’orchestre du navire a joué jusqu’à cinq heures du matin toutes les partitions qu’ils avaient prises à Southampton. Ils ne jouaient bien sûr plus pour être payés, ils ne jouaient pas non plus par fidélité pour les armateurs ou le capitaine à qui rien ne les rattachait. Ils jouaient des pots-pourris. S’ils avaient changé leurs habitudes, ils auraient été submergés par le désespoir. Que pouvaient-ils faire d’autre, alors qu’ils sentaient que toutes les issues de ce salon magnifiquement éclairé étaient assaillies par les flots ? (...)

Alexander Kluge, Chroniques des sentiments, traduit de l'allemand par Pierre Deshusses, Gallimard, 2003.

mercredi 16 août 2006

Dieu est du côté de qui est persécuté



Midrash (commentaire rabbinique ancien) de Lévitique 27,5. C’est Rabbi Huna qui parle au nom de Rabbi Joseph :
« Dieu est toujours du côté de qui est persécuté. On peut trouver un cas où un juste persécute un juste, et Dieu est du côté du persécuté ; quand un méchant persécute un juste, Dieu est du côté du persécuté ; quand un méchant persécute un méchant, Dieu est du côté du persécuté, et même quand un juste persécute un méchant, Dieu est du côté de qui est persécuté ».

Pierre Vidal-Naquet, « Du côté des persécutés », Le Monde, 15 avril 1981, Les Assassins de la mémoire, la Découverte, 1981, 1987, le Seuil, 1995.

L’émotion provoquée par la catastrophe



La relative et surprenante facilité avec laquelle nous supportons la fin d’une relation intime vient de ce que nous gardons encore en nous un peu de l’émotion provoquée par la catastrophe. Celle-ci a ranimé en nous toutes les énergies possibles dont l’élan nous porte encore pendant un certain temps et nous permet de tenir debout. Mais la mort d’un être aimé ne déploie pas toute son horreur à la première heure, parce que d’abord le temps continue à se dérouler, ramenant ainsi toutes les situations dont il était un élément : nous devons à présent les vivre comme si on nous avait arraché un membre, et le premier moment ne pouvait pas nous y préparer en nous montrant tout cela – de la même manière on pourrait dire qu’une relation précieuse ne se défait pas dans le premier moment de la séparation, où ce sont au contraire les raisons de sa fin qui occupent notre conscience ; mais nous n’éprouvons cette perte de toutes les heures qu’au gré des circonstances, et pour cette raison ce n’est souvent que bien plus tard que notre sensibilité, qui semblait au début la supporter avec une certaine indifférence, y réagit vraiment.

Georg Simmel, « le Conflit », Sociologie. Etudes sur les formes de la socialisation, 1908, 1992, traduit de l’allemand par Lilyane Deroche-Gurcel et Sybille Muller, Presses universitaires de France, 1999.

lundi 14 août 2006

L’extension de l’écoute et la disparition de la pratique



Si vous aimez Schubert et si vous n’aimez pas Fisher-Dieskau, Schubert vous est interdit : exemple de cette censure positive (par le plein) qui caractérise la culture de masse sans qu’on la lui reproche jamais.

(…)

C’est peut-être que son art, expressif, dramatique, sentimentalement clair, porté par une voix sans « grain », sans poids signifiant, correspond à la demande d’une culture moyenne, cette culture, définie par l’extension de l’écoute et la disparition de la pratique (plus d’amateurs), veut bien de l’art, de la musique pourvu que cet art, cette musique soient « clairs », qu’ils « traduisent » une émotion et représentent un signifié (le « sens du poème ») : art qui vaccine la jouissance (en la réduisant à une émotion codée) et réconcilie le sujet avec ce qui dans la musique peut être dit : ce qu’en disent prédicativement l’École, la Critique, l’Opinion.

Roland Barthes, Le Grain de la voix, Le Seuil, 1974.

Ce soir à Samarcande



Il y avait une fois dans Bagdad un calife et son vizir… Un jour, le vizir arriva devant le calife pâle et tremblant. « Pardonne mon épouvante, Lumière des croyants, mais devant le palais, une femme m’a heurté dans la foule. Je me suis retourné et cette femme au teint pâle, aux cheveux sombres, à la gorge voilée par une écharpe rouge était la mort. En me voyant, elle a fait un geste vers moi. (…) puisque la mort me cherche ici, Seigneur, permets-moi de fuir me cacher loin d’ici, à Samarcande. En me hâtant, j’y serai avant ce soir. » Sur quoi, il s’éloigna au grand galop de son cheval et disparut dans un nuage de poussière vers Samarcande. Le calife sortit alors de son palais et lui aussi rencontra la mort. « Pourquoi avoir effrayé mon vizir, qui est jeune et bien portant ? » demanda-t-il. Et la mort répondit : « Je n’ai pas voulu l’effrayer mais en le voyant dans Bagdad, j’ai eu un geste de surprise, car je l’attends ce soir à Samarcande ».

Clément Rosset, Le Réel et son double, Gallimard, 1976, nouvelle édition augmentée, 1993.

mercredi 9 août 2006

Dans un grain de sable Flaubert a vu le Sahara tout entier


David Levine, New York Review of Books

Hormis cela, elle avait tenté, elle qui atteignait souvent un stade d’exaltation presque inquiétant au fur et à mesure qu’elle exposait ses idées, de sonder, en leur accordant toute son attention personnelle, les scrupules de l’écrivain Flaubert : une peur du faux, disait-elle, qui le clouait parfois durant des semaines, voire des mois sur son canapé, tourmenté par la crainte de ne plus jamais pouvoir jeter, sans ce compromettre irrémédiablement, ne serait-ce qu’une demi-ligne sur le papier. Dans ces moments-là, disait Janine, non seulement il lui semblait totalement exclu de se remettre à écrire mais il était convaincu en outre que tout ce qu’il avait écrit jusque-là ne constituait qu’une succession de fautes et de mystifications aux conséquences incalculables. Janine affirmait que les scrupules de Flaubert étaient alimentés par l’abêtissement en perpétuel progrès qu’il n’avait eu de cesse d’observer autour de lui et qui était en passe, croyait-il, de s’attaquer à sa propre tête. C’était, aurait-il déclaré un jour, comme si l’on s’enfonçait dans le sable. Et sans doute cela expliquait-il, comme le pensait Janine, l’irruption si hautement significative du sable dans les ouvrages de Flaubert. Le sable y régnait en maître. Les rêves de Flaubert, disait Janine, étaient traversés sans cesse par de formidables nuages de poussière qui se soulevaient au-dessus des plaines desséchées du continent africain, se déplaçaient vers le nord, à travers la Méditerranée et la péninsule ibérique, et retombaient à un moment ou à un autre, comme une pluie de cendres, sur le jardin des Tuileries ou sur un faubourg de Rouen, ou encore sur une petite ville de Normandie, et se frayaient passage à travers les plus minces interstices. Dans un grain de sable pris dans l’ourlet d’un costume d’hiver d’Emma Bovary, dit Janine, Flaubert a vu le Sahara tout entier, et la moindre poussière pesait autant à ses yeux que la chaîne de l’Atlas.

W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Actes Sud, 1999, Gallimard, 2006.

mardi 8 août 2006

Autant en diroit bien un perroquet

Nous sçavons dire : « Cicero dit ainsi ; voilà les meurs de Platon ; ce sont les mots mesmes d’Aristote. » Mais nous, que disons nous nous mesmes ? que jugeons nous ? que faisons-nous ? Autant en diroit bien un perroquet.

Michel de Montaigne, Les Essais, livre I, chap.XXV.

Ceol lé gcodladh Fionn (La musique qui endormait Finn)



Scolgháire loin Doire an Chairn,
búireadh an daimh d’Aill na gCaor-
ceol lé gcodladh Fionn go moch,
lachain ó Loch na dTrí gCaol.
Cearca fraoich um Chruachain Chuinn,
feadáil dobhráin Dá Loch,
gotha fiolar Ghlinn na bhFuath,
longhaire cuach Chnoic na Scoth.
Gotha gadhar Ghleanna caoin
is gáir fhiolair chaoich na sealg ;
tairm na gcon ag triall go moch
isteach ó Thráigh na gCloch nDearg.
An thráth do mhair Fionn ‘s an Fhiann,
dob ansa leo sliabh ná cill,
fá binn leo-san fuíle lon-
gliogar na gclog leo níor bhinn.


Le chant du merle du Bosquet du Tertre,
le mugissement du cerf de la Falaise des Mûres,
c’est la musique qui endormait Finn de bonne heure,
les canards du Lac des Trois Détroits.
Les poules de bruyère autour de Croghan de Conn,
le sifflement de la loutre de Drom da Loch,
la voix de l’aigle de la Vallée des Fantômes,
l’appel des coucous de Cnoc na Scoth.
Les voix des chiens de Glenkeen
et le cri de l’aigle de chasse aveuglé,
le vacarme des chiens partant de bonne heure
depuis la plage des Pierres Rouges.
Tant que vécurent Finn et la Fianna,
plus chère leur était la montagne que l’église,
harmonieux leur était le chant des merles —
mais non le tintement des cloches.

Anonyme irlandais, Moyen Âge.
Ossianiques, traduit du gaélique par André Verrier, La Différence, 1989.

Rien de ce qui s’est produit ne s’est encore produit


Manuel Álvarez Bravo, Muchacha viendo pajaros, Mexico, 1931.

De fait, dit Austerlitz, je n’ai jamais possédé d’heure, ni de réveil, ni de gousset, ni encore moins de montre-bracelet. Avoir l’heure m’a toujours paru quelque chose de ridicule, de fondamentalement mensonger, peut-être parce qu’une nécessité interne que je n’ai moi-même jamais réussi à comprendre m’a toujours fait regimber contre le pouvoir du temps et me tenir à l’écart de ce qu’on a coutume d’appeler l’actualité, dans l’espoir, me dis-je aujourd’hui, dit Austerlitz, que le temps ne passe pas, ne soit point révolu, que je puisse revenir en arrière et lui courir après, que là-bas tout soit alors comme avant ou, plus précisément, que tous les moments existent simultanément, auquel cas, rien de ce que raconte l’histoire ne serait vrai, rien de ce qui s’est produit ne s’est encore produit mais au contraire se produit juste à l’instant où nous le pensons, ce qui d’un autre côté ouvre naturellement sur la perspective désespérante d’une détresse perpétuelle et d’un tourment sans fin.

W.G. Sebald, Austerlitz, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002, Gallimard, 2006.

lundi 7 août 2006

Misère de l'homme du monde (sonnet)

Venir à la clarté sans force & sans adresse,
Et n’ayant fait long temps que dormir & manger,
Souffrir mille rigueurs d’un secours estranger
Pour quitter l’ignorance en quittant la foiblesse :
Apres, servir long temps une ingratte Maistresse,
Qu’on ne peut acquerir, qu’on ne peut obliger ;
Ou qui d’un naturel inconstant & leger,
Donne fort peu de joye & beaucoup de tristesse.
Cabaler dans la Cour ; puis devenu grison,
Se retirant du bruit, attendre en sa maison
Ce qu’ont nos derniers ans de maux inevitables.
C’est l’heureux sort de l’homme. O miserable sort !
Tous ces atachemens sont-ils considerables,
Pour aimer tant la vie, & craindre tant la mort ?

François dit Tristan L'Hermite (1601-1655), Stances et autres œuvres du sieur Tristan, Paris, à la Sirène.

Parce qu’il piquait le nez comme la moutarde de Dijon



Les Américains qui ont débarqué en 1944 en Normandie étaient de vrais gaillards ils mesuraient en moyenne 1m73 et si on avait pu les ranger bout à bout plante des pieds contre crâne ils auraient mesuré 38 kilomètres. Les Allemands étaient également de vrais gaillards mais les plus gaillards de tous étaient les tirailleurs sénégalais de la Première Guerre mondiale qui mesuraient 1 m 76 et qu’on envoyait en première ligne pour que les Allemands soient pris de panique.
On a dit de la Première Guerre mondiale que les gens tombaient comme des graines et les communistes ont calculé combien de kilomètres de cadavres pouvait donner d’engrais et combien ils économiseraient en coûteux engrais étrangers s’ils se servaient des cadavres des traîtres et des criminels. Et les Anglais inventèrent les chars d’assaut et les Allemands un gaz qu’on appelait ypérite parce qu’ils l’auraient utilisé pour la première fois près de la ville d’Ypres mais on a dit plus tard que ce n’était pas vrai. On l’a appelé aussi gaz moutarde parce qu’il piquait le nez comme la moutarde de Dijon et certains soldats rentrés chez eux après la guerre n’ont plus jamais voulu manger de moutarde de Dijon.

Patrik Ourednik, Europeana. Une brève histoire du XXe siècle, Editions Allia, 2005.

Comme la lourdeur de toute la terre



Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer. Des choses insignifiantes les attristaient, les réclames des journaux, le profil d’un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard. En songeant à ce que l’on disait dans leur village, et qu’il y avait aux Antipodes d’autres Coulon, d’autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre.

Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, 1881.

vendredi 4 août 2006

Qui résout les énigmes perd la lumière du vivant



Il est vrai que vivre nous présente les réponses longtemps avant les questions. Le monde est devant nous, chargé de réponses, et nous restons muets. Dans la « lande » ou « chambre » du temps dévasté nous errons, non à la recherche des réponses, mais dans la quête des questions. Mais à la différence de Perceval le Gallois, si nous les trouvons, il est trop tard pour restituer à la prospérité la « Terre Gaste », la Waste Land de nos vies. Je ne crois même pas que le nœud se tranche au dernier moment, celui de notre mort. L’énigme reste énigme, jusque dans les yeux troués du cadavre. Qui résout les énigmes perd la lumière du vivant.

Jacques Roubaud, Le grand incendie de Londres, Le Seuil, 1989.

Ceste truandaille de monde



Bien pis y a, ie me donne à sainct Babolin le bon sainct, en cas que toute ma vie ie n’aye estimé debtes estre comme une connexion & colligence des Cieulx & Terre : un entretenement unicque de l’humain lignaige : ie dis sans lequel bien tost tous humains periroient : estre par adventure celle grande ame de l’univers, laquelle scelon les Academicques, toutes choses vivifie. Qu’ainsi soit, repræsentez vous en esprit serain l’idée & forme de quelque monde, prenez si bon vous semble, le trentiesme de ceulx que imaginoit le philosophe Metrodorus : ou le soixante & dix huyctiesme de Petron : on quel ne soit debteur ne crediteur aulcun. Un monde sans debtes. Là entre les astres ne sera cours regulier quiconque. Tous seront en desarroy. Iuppiter ne s’estimant debiteur à Saturne, le depossedera de sa sphære, & avecques sa chaine Homericque suspendera les intelligences, Dieu, Cieulx, Dæmons, Genies, Heroes, Diables, Terre, mer, tous elemens. Saturne se raliera avecques Mars, & mettront tout ce monde en perturbation. Mercure ne vouldra soy asservir les aultres, plus ne sera leur Camille, comme langue Hetrusque estoit nommé. Car il ne leurs est en rien debteur. Venus ne sera venerée, car elle n’aura rien presté. La Lune restera sanglante & tenebreuse. A quel propous luy departiroit le Soleil sa lumière? Il n’y estoit en rien tenu. Le Soleil ne luyra sus leur terre : les Astres ne y feront influence bonne. Car la terre desistoit leurs prester nourrissement par vapeurs & exhalations : des quelles disoit Heraclitus, prouvoient les Stoiciens, Ciceron maintenoit estre les estoilles alimentées. Entre les elemens ne sera symbolisation, alternation, ne transmutation aulcune. Car l’un ne se reputera obligé à l’autre, il ne luy avoit rien presté. De terre ne sera faicte eau : l’eau en aër ne sera transmuée : de l’aër ne sera faict feu : le feu n’eschauffera la terre. La terre rien ne produira que monstres, Titanes, Aloides, Geans : Il n’y pluyra pluye, n’y luyra lumière, n’y ventera vent, n’y sera esté ne automne. Lucifer se desliera, & sortant du profond d’enfer avecques les Furies, les Poines, & Diables cornuz, vouldra deniger des cieulx tous les dieux tant des maieurs comme des mineurs peuples. De cestuy monde rien ne prestant ne sera qu’une chienerie : que une brigue plus anomale que celle du Recteur de Paris, qu’une Diablerie plus confuse que celle des ieuz de Doué. Entre les humains l’un ne saluera l’aultre : il aura beau crier à l’aide, au feu, à l’eau, au meurtre. Personne ne ira à secours. Pourquoy? Il n’avoit rien presté, on ne luy debvoit rien. Personne n’a interest en sa conflagration, en son naufrage, en sa ruine, en sa mort. Aussi bien ne prestoit il rien. Aussi bien n’eust il par après rien presté. Brief de cestuy monde seront bannies Foy, Esperance, Charité. Car les homes sont nez pour l’ayde & secours des homes. En lieu d’elles succederont Defiance, Mespris, Rancune, avecques la cohorte de tous maulx, toutes maledictions, & toutes misères. Vous penserez proprement que là eust Pandora versé sa bouteille. Les hommes seront loups es hommes. Loups guaroux, & lutins, comme feurent Lychaon, Bellerophon, Nabugotdonosor : briguans, assassineurs, empoisonneurs, malfaisans, malpensans, malveillans, haine portans un chascun contre tous, comme Ismael, comme Metabus, comme Timon Athenien, qui pour ceste cause feut surnommé. Si que chose plus facile en nature seroit, nourrir en l’aër les poissons, paistre les cerfz on fond de l’Océan, que supporter ceste truandaille de monde, qui rien ne preste. Par ma foys ie les hays bien.

François Rabelais, Le Tiers livre des faicts et dicts héroïques du bon Pantagruel, chapitre 3, Paris, 1552.

jeudi 3 août 2006

Le partage est difficile à faire



Un climat d’insatisfaction générale se répand, empêchant de percevoir les évolutions favorables. De nombreuses personnes devront veiller à ne pas porter sur toute chose un regard négatif, ce qui les enfermerait dans une impasse. Il est vrai qu’entre la morosité provoquée par l’environnement et la revendication authentique pour plus d’autonomie et d’initiative, le partage est difficile à faire.

Albert Poirot, Rapport de synthèse sur la Bibliothèque nationale de France, Inspection générale des bibliothèques, mars 1999.

mercredi 2 août 2006

Que s’il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres


Henri Cartier-Bresson, Berlin, 1963.

Les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire. Pour s’agréger chacun doit exagérer sa médiocrité : on fouille ses poches et l’on en tire à contrecœur la petite monnaie du bavardage : ce qu’on a lu dans le journal, des images que la télévision a montrées, un film que l’on a vu, des marchandises récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société, de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation ; et encore ces insignifiances sont à la condition d’un fond musical excitant, comme si le moindre silence devait découvrir le vide qu’il y a entre nous, la déconcertante évidence que nous n’avons rien à nous dire ; et c’est exact.
[…] La conversation, outre de vouloir cet esprit particulier qui consiste en des raisonnements et des déraisonnements courts, suppose des expériences vécues dignes d’être racontées, de la liberté d’esprit, de l’indépendance et des relations effectives. Or on sait que même les semaines de stabulation libre n’offrent jamais rien de digne d’être raconté, que nous avons d’ailleurs grand soin de prévenir ces hasards ; que s’il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

Chacun sera tenu d’envier le bonheur d’autrui


Henri Cartier-Bresson, Shangai, 1949.

Art. 14. – Chacun sera tenu d’envier le bonheur d’autrui et de lui causer par conséquent tous les désagréments qui dépendront de lui ; et s’il en avait la possibilité et qu’il ne le fît pas, il sera puni suivant le bon vouloir du président.

Art. 22. – Chacun, soit homme, soit femme, afin de se mettre mieux en crédit, devra se vanter de ce qu’il n’a pas et de ce qu’il ne fait pas ; s’il vient à dire la vérité et à découvrir ainsi sa misère ou toute autre chose, il sera puni suivant le bon plaisir du président.

Niccoló Machiavelli, dit Nicolas Machiavel (1469-1527), Règlement pour une société de plaisir, Œuvres complètes (sic), éd. Edmond Barincou, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952.

mardi 1 août 2006

Existentialisme et pantalon


Christer Strömholm

Comment expliquer que l’existentialisme ne m’ait pas séduit ? Je n’étais peut-être pas tellement loin de choisir une existence qu’ils appellent authentique – au rebours de la vie légère de l’instant, cette vie qu’ils disent banale –, de la choisir, si grande est la pression universelle de l’esprit de sérieux. Dans les temps rudes que nous sommes en train de vivre, il n’existe ni pensée ni art qui ne vous appelle à grande voix : voyons, ne t’esquive pas, n’élude pas, accepte le jeu décisif, assume ta responsabilité ; surtout ne plaisante pas, ne fuis pas, ne te défile pas ! Bon, mais moi, je voulais tout de même essayer de ne pas me mentir au sujet de ma propre existence. Alors je me mis en devoir d’essayer cette vie authentique et d’user d’une loyauté absolue vis-à-vis de l’existence. Eh bien non, ça n’allait pas, car cette authenticité se révélait encore plus mensongère que tout l’arsenal de mes bonds, sauts, feintes et cabrioles pris ensemble. Avec mon tempérament d’artiste, si je ne m’y connais guère en théorie, je possède pas mal de flair lorsqu’il s’agit de style. Lorsque, pour vivre, j’eus recours au maximum de conscience, en essayant d’établir mon existence en elle, je m’aperçus qu’il m’arrivait quelque chose de stupide. Rien à faire ! rien ne marchait. Il est absolument impossible de se plier aux exigences de « l’existence authentique », et de prendre en même temps son café-crème avec des croissants au goûter – non, il n’est pas possible de concilier la « conscience définitive » avec le fait qu’on circule en pantalon et qu’on parle au téléphone. Vous pouvez inventer tout ce que vous voudrez, mettre ce machin à toutes les sauces, il y a là quelque chose d’irréconciliable.

Witold Gombrowicz, Journal 1953-56, traduit du polonais par Allan Kosko, Éditions Christian Bourgois, 1981, rééd. Gallimard 1995.