mercredi 9 août 2006

Dans un grain de sable Flaubert a vu le Sahara tout entier


David Levine, New York Review of Books

Hormis cela, elle avait tenté, elle qui atteignait souvent un stade d’exaltation presque inquiétant au fur et à mesure qu’elle exposait ses idées, de sonder, en leur accordant toute son attention personnelle, les scrupules de l’écrivain Flaubert : une peur du faux, disait-elle, qui le clouait parfois durant des semaines, voire des mois sur son canapé, tourmenté par la crainte de ne plus jamais pouvoir jeter, sans ce compromettre irrémédiablement, ne serait-ce qu’une demi-ligne sur le papier. Dans ces moments-là, disait Janine, non seulement il lui semblait totalement exclu de se remettre à écrire mais il était convaincu en outre que tout ce qu’il avait écrit jusque-là ne constituait qu’une succession de fautes et de mystifications aux conséquences incalculables. Janine affirmait que les scrupules de Flaubert étaient alimentés par l’abêtissement en perpétuel progrès qu’il n’avait eu de cesse d’observer autour de lui et qui était en passe, croyait-il, de s’attaquer à sa propre tête. C’était, aurait-il déclaré un jour, comme si l’on s’enfonçait dans le sable. Et sans doute cela expliquait-il, comme le pensait Janine, l’irruption si hautement significative du sable dans les ouvrages de Flaubert. Le sable y régnait en maître. Les rêves de Flaubert, disait Janine, étaient traversés sans cesse par de formidables nuages de poussière qui se soulevaient au-dessus des plaines desséchées du continent africain, se déplaçaient vers le nord, à travers la Méditerranée et la péninsule ibérique, et retombaient à un moment ou à un autre, comme une pluie de cendres, sur le jardin des Tuileries ou sur un faubourg de Rouen, ou encore sur une petite ville de Normandie, et se frayaient passage à travers les plus minces interstices. Dans un grain de sable pris dans l’ourlet d’un costume d’hiver d’Emma Bovary, dit Janine, Flaubert a vu le Sahara tout entier, et la moindre poussière pesait autant à ses yeux que la chaîne de l’Atlas.

W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, traduit de l'allemand par Bernard Kreiss, Actes Sud, 1999, Gallimard, 2006.