mardi 29 août 2006

Je donne mon argent au théâtre, en retour de quoi j’exige une passion bien visible


The Tragedy of Hamlet, Prince of Denmark, with engravings by Eric Gill,
High Wycombe, Printed for the members of the Limited Editions Club
by Hague & Gill, 1933.

On sait par exemple que dans le théâtre bourgeois, l’acteur, « dévoré » par son personnage, doit paraître embrasé par un véritable incendie de passion. Il faut à tout prix « bouillir », c’est à dire à la fois brûler et se répandre; d’où les formes humides de cette combustion. Dans une pièce nouvelle (qui a eu un prix), les deux partenaires masculins se sont répandus en liquides de toutes sortes, pleurs, sueurs et salive. On avait l’impression d’assister à un travail physiologique effroyable, une torsion monstrueuse des tissus internes, comme si la passion était une grosse éponge mouillée pressée par la main implacable du dramaturge. On comprend bien l’intention de cette tempête viscérale : faire de la « psychologie » un phénomène quantitatif, obliger le rire ou la douleur à prendre des formes métriques simples, en sorte que la passion devienne elle aussi une marchandise comme les autres, un objet de commerce, inséré dans un système numérique d’échange : je donne mon argent au théâtre, en retour de quoi j’exige une passion bien visible, computable, presque ; et si l’acteur fait la mesure bien pleine, s’il sait faire travailler son corps devant moi sans tricher, si je ne puis douter de la peine qu’il se donne, alors je décréterai l’acteur excellent, je lui témoignerai de ma joie d’avoir placé mon argent dans un talent qui ne l’escamote pas, mais me le rend au centuple sous la forme de pleurs et de sueurs véritables. Le grand avantage de la combustion est d’ordre économique : mon argent de spectateur a enfin un rendement contrôlable.
Naturellement, la combustion de l’acteur se pare de justifications spiritualistes : l’acteur se donne au démon du théâtre, il se sacrifie, se laisse manger de l’intérieur par son personnage ; sa générosité, le don de son corps à l’Art, son travail physique sont dignes de pitié, d’admiration ; on lui tient compte de ce labeur musculaire, et lorsque, exténué vidé de toutes ses humeurs, il vient à la fin saluer, on l’applaudit comme un recordman du jeûne ou des altères, on lui propose secrètement d’aller se restaurer, refaire sa substance intérieure, remplacer toute cette eau dont il a mesuré la passion que nous lui avons achetée. Je ne pense pas qu’aucun public bourgeois résiste à un « sacrifice » aussi évident, et je crois qu’un acteur qui sait pleurer ou transpirer sur scène est toujours certain de l’emporter : l’évidence de son labeur suspend de juger plus avant.

Roland Barthes, Mythologies, Le Seuil, 1970.