mardi 8 janvier 2008

Il aura la forme du général Debelle, mort à Saint-Domingue



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Article 2
Les miracles suivants ne seront aperçus ni soupçonnés par personne.

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Article 4
Miracle. Le privilégié ayant une bague au doigt et serrant cette bague en regardant une femme, elle devient amoureuse de lui à la passion, comme nous croyons qu’Héloïse le fut d’Abélard. Si la bague est un peu mouillée de salive, la femme regardée devient seulement une amie tendre et dévouée. Regardant une femme et ôtant une bague du doigt, les sentiments inspirés en vertu de privilèges précédents cessent. La haine se change en bienveillance en regardant l’être haineux et frottant une bague au doigt. Ces miracles ne pourront avoir lieu que quatre fois par an pour l’amour passion, huit fois pour l’amitié, vingt fois pour la cessation de la haine, et cinquante fois pour l’inspiration d’une simple bienveillance.

Article 5
Beaux cheveux, excellentes dents, belle peau jamais écorchée. Odeur suave et légère. Le 1er février et le 1er juin de chaque année les habits du privilégié deviennent comme ils étaient la troisième fois qu’il les a portés.

Article 6
Miracles. Aux yeux de tous ceux qui ne le connaissent pas, le privilégié aura la forme du général Debelle, mort à Saint-Domingue, mais aucune imperfection. Il jouera parfaitement au whist, à l’écarté, au billard, aux échecs, mais ne pourra jamais gagner plus de cent francs ; il tirera le pistolet, il montera à cheval, il fera des armes dans la perfection.

Article 7
Miracle. Quatre fois par an il pourra se changer en l’animal qu’il voudra, et ensuite se rechanger en homme. (…)

Article 8
Quand l’homme privilégié portera sur lui ou au doigt pendant deux minutes une bague qu’il aura portée un instant dans sa bouche, il deviendra invulnérable pour le temps qu’il aura désigné. Il aura dix fois par an la vue de l’aigle et pourra faire en courant cinq lieues en une heure.

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Article 14
Si le privilégié voulait raconter ou révélait un des articles de son privilège, sa bouche ne pourrait former aucun son, et il aurait mal aux dents pendant vingt quatre heures.

Article 15
Le privilégié prenant une bague au doigt et disant : « Je prie que les insectes nuisibles soient anéantis », tous les insectes à six mètres de sa bague, dans tous les sens, seront frappés de mort. Ces insectes sont puces, punaises, poux de toute espèce, morpions, cousins, mouches, rats, etc., etc. Les serpents, vipères, lions, tigres, loups et tous les animaux venimeux prendront la fuite, saisis de crainte et s’éloigneront d’une lieue.

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Article 23
Dix fois par an, le privilégié pourra être transporté au lieu où il voudra, à raison de une heure pour cent lieues ; pendant le transport il dormira.

Henri Beyle dit Stendhal, Les Privilèges, Rome, 10 avril 1840, Œuvres intimes, tome 2, édition établie par Victor Del Litto, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1982.

mercredi 2 janvier 2008

Des terreurs, des privations, des appauvrissements, des minuits de l’âme, des aventures, des risques, des coups manqués



La volonté de souffrance et les compatissants.
— Vous est-il à vous-mêmes avantageux d’être avant tout des hommes compatissants ? (...) Cela même dont nous souffrons le plus profondément et le plus personnellement est incompréhensible et inaccessible à presque tous les autres : c’est en quoi nous restons cachés au prochain, dût-il manger avec nous à la même marmite. Partout, en revanche, où nous sommes remarqués en tant que souffrants, notre souffrance est expliquée de la manière la plus plate ; il appartient à la nature de l’affection compatissante de dévêtir la souffrance étrangère de ce qui lui est essentiellement personnel : — nos « bienfaiteurs » plus que nos ennemis sont les rapetisseurs de notre valeur et de notre volonté. A voir la plupart des bienfaits dont on use envers les malheureux, il y a je ne sais quoi de révoltant dans la désinvolture intellectuelle avec laquelle le compatissant se plaît à jouer le rôle du destin : il ignore tout de cet enchevêtrement et de ces conséquences intérieures qui se nomment malheur pour moi et pour toi ! L’ensemble de l’économie de mon âme et la compensation de celle-là par le « malheur », l’irruption de nouvelles sources et de nouveaux besoins, la cicatrisation d’anciennes blessures, le refoulement de différents passés — tout ceci qui peut être lié au malheur, n’inquiète nullement la chère âme compatissante : elle veut secourir et ne songe à aucun moment qu’il existe une nécessité personnelle du malheur qu’à toi comme à moi, des terreurs, des privations, des appauvrissements, des minuits de l’âme, des aventures, des risques, des coups manqués sont aussi nécessaires que leurs contraires, et que même, pour m’exprimer de façon mystique, le chemin qui conduit à notre ciel personnel passe toujours par la volupté de notre propre enfer. Non, l’âme compatissante n’en sait rien : la « religion de la pitié » (ou le « cœur ») commande de secourir, et l’on croit avoir le mieux secouru quand on a secouru le plus promptement. Si vous autres adeptes de pareille religion pratiquez réellement pour vous-mêmes cet état d’esprit dont vous témoignez envers vos semblables, qui ne voulez pas même laisser une heure durant votre propre souffrance se reposer en vous-mêmes pour aller sans cesse au devant de toute sorte de malheur possible, si vous éprouvez absolument la souffrance et le déplaisir en tant que mauvais, haïssables, dignes d’être supprimés, en tant que tare de l’existence : c’est qu’outre votre religion de la pitié, vous avez encore une autre religion dans le cœur, et celle-ci est peut-être la mère de celle-là : — la religion du confort ! Ah ! Combien peu de choses savez-vous de la félicité de l’homme, vous autres âmes confortables et bienveillantes ! — Car bonheur et malheur sont deux frères jumeaux qui ou bien grandissent ensemble ou bien, comme c’est le cas chez vous, — demeurent petits ensemble !

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir, § 338, édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, trad. de l’allemand par Pierre Klossowski, édition revue, corrigée et augmentée par Marc B. de Launay, Gallimard, Folio Essais.