mercredi 27 mars 2013

Être à Venise, c’est croire que l’on est à Venise. Rêver de Venise, c’est être à Venise

Ramón Gómez de la Serna, Greguerías, traduit de l’espagnol par Jean-François Cacelen et Georges Tyras, éditions Cent pages, 2005.

dimanche 3 mars 2013

Philosophie du parti pris

Celui qui voit les choses telles qu’elles sont – qui croit les voir ainsi – devrait naturellement donner sa démission du monde des vivants. Car aucun choix, donc aucun acte, ne saurait lui paraître préférable à un autre ; pour lui, tout est ainsi devient la maxime maudite d’une acception générale de toutes les possibilités. La conscience de ne pas être dupe, l’orgueil de l’œil lucide ne souffrent aucune des restrictions venues des démentis que l’expérience inflige à l’esprit – converti par son propre décret – en miroir du monde. Croire refléter impartialement la réalité c’est vivre dans l’absolu l’illusion de l’objectivité. Les conclusions qui en dérivent sont les plus néfastes pour celui qui les conçoit et les subit.
Le refus prémédité de toute partialité entraîne une répugnance à toute décision avant un examen minutieux des voies qui s’ouvrent à la volonté. Or, cet examen découvre une égale raison et une égale inanité à tout ce qui arrive ou doit arriver. Être objectif c’est n’être plus rien ; c’est regarder agir. Vouloir se soustraire à la fatalité du parti pris c’est enlever aux instincts leur objet. Personne n’agit autrement que par une fausse conception des choses et par une vision suprêmement bornée de leur place et de leur importance. Toute action est une souffrance, voire une souillure de l’universel. Mais toute action est un signe de vie, mieux encore, la vie même. Sans les préventions favorables que chacun nourrit en soi, les phénomènes se volatiliseraient, remplacés par une indifférence scrutatrice et ennemie de la vitalité. Le parti pris, – mais c’est la définition de tout être vivant.
Du point de vue de la stricte connaissance, l’objectivité peut être une simple prétention. Néanmoins, pour celui qui l’adopte comme certitude intérieure, qui ne perçoit pas la nuance d’improbabilité, inséparable de toute image des choses, – elle l’engage à ne s’engager à rien. Elle est un pas vers cette sèche sérénité qui fait présager la mort. Est perdu celui qui porte sur sa propre vie le regard détaché qu’il porte sur les autres, est perdu celui qui est pour lui-même un autre quelconque.
Être objectif c’est n’adhérer qu’à la vue, qui n’adhère à rien. C’est se mettre dans la position d’un dieu, qui n’eût pas créé le monde. Et c’est à cette extrémité qu’arrive l’Esprit quand, maître absolu de ses pouvoirs, il ne les exerce plus sur les choses. Celles-ci, il les voit telles qu’elles sont. Quelle ruine pour la vie, – jardin qui ne fleurit que sous les rayons partiels de points de vue, sous un soleil fragmentaire et émiettant ses trésors de clarté !
Un trouble vital flétrit l’être séparé de la sève des choses, de cette sève qui ne prospère que dans l’étroitesse des absolus finis et successifs, partis pris qui seuls composent l’histoire et en inscrivent les chapitres.
La partialité, c’est la vie ; l’objectivité, c’est la mort.

E.M. Cioran, Exercices négatifs. En marge du Précis de décomposition § Philosophie du parti pris, édition, avec postface, établie et annotée par Ingrid Astier, Gallimard, 2005.

vendredi 1 mars 2013

« Cynique »

Cynique n. Grossier personnage dont la vision déformée voit les choses comme elles sont, et non comme elles devraient être.

Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du diable, 1911, traduit de l’américain par Bernard Salé, éditions Rivages.