jeudi 26 mai 2011

Ou rien du tout

J’ai autrefois voulu être camaldule, puis renégat, turc. Maintenant, c’est brahman. Ou rien du tout, ce qui est plus simple.

Gustave Flaubert, lettre à Louise Collet, 30 janvier 1847.

dimanche 22 mai 2011

« Finir dans le journal »

« Finir dans le journal » représentait pour nos vieillards l’un des pires malheurs, une véritable honte. L’indétermination de l’expression n’était pas due au hasard ; elle en étendait la signification bien au-delà de l’évidente référence aux faits divers sanglants, pour en faire quelque chose d’absolu. Le même sentiment de répulsion, à peine nuancé, frappait le criminel et la victime, le protagoniste d’un scandale et le personnage à succès, et plus que tout autre celui qui mettait volontairement son nom dans le journal : le journaliste. Le mot fama conservait encore l’acception négative qu’il avait en latin. Selon l’opinion commune, on ne pouvait pas être en même temps « comme il faut » et célèbre (famoso). Le métier de journaliste était considéré comme à peine moins infamant que la prostitution. La rudesse de nos vieillards était parfois dotée d’un flair infaillible.

Piergiorgio Bellocchio, Nous sommes des zéros satisfaits, précédé de Limiter le déshonneur, traduit de l’italien par Jean-Marc Mandosio, éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2011.

lundi 9 mai 2011

Quand on se refuse à tout lyrisme

Quand on se refuse à tout lyrisme, noircir une page devient une épreuve : à quoi bon dire exactement ce qu’on avait à dire ?

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, 1973.

vendredi 6 mai 2011

De l’impossibilité d’être partout


Vivian Maier, Floride, 22 août 1956.

Nous sommes des mortels aux tympans fragiles ; l’omniprésence ne nous a pas été donnée, pour notre bien probablement, si nous sommes incapables de supporter l’épreuve de l’ubiquité. Être fait de matière suppose de ne jamais pouvoir être partout à la fois : aussi il existe un étroit rapport entre exister et être assis sur une chaise – et j’invite à ne pas lire cette loi comme une facétie de Jean-Paul Richter reprise par De Quincey, reprise par Stephen Leacock, reprise par Macedonio Fernandez, et ainsi de suite jusqu’à ces pages. Être venu au monde, avoir braillé, s’être tenu dans des langes et se savoir limité dans l’espace et le temps suppose pour chaque homme d’élaborer une géographie de mortel, et de mortel localisé : nos planisphères, nos mappemondes, nos voyages, nos antipodes, nos sextants, nos cartes du ciel, nos géostratégies, les calculs de projection de Mercator et les merveilles de l’Extrême-Orient dépendent aussi de notre incapacité d’être à la fois allongé sur le lit et debout à son pied pour se regarder dormir.

Pierre Senges, Environs et mesures, éditions Le Promeneur, 2011.

jeudi 5 mai 2011

De l’impossibilité d’être ailleurs


Vivian Maier

Ce que partagent les sédentaires (sédentaires par raison ou par nécessité) et les grands impermanents voyageurs est la conviction qu’il est impossible de se tenir véritablement ailleurs (on y verrait une plaisanterie logique à la Lewis Carroll : un lapin pressé ferait la démonstration, sans jamais s’arrêter de courir, qu’à chaque de son voyage ou de sa fuite, il se trouve, c’est indubitable, ici – d’où cette désagréable impression de ne jamais mettre vraiment un pied devant l’autre). Ça pourrait compliquer la vie des capitaines au long cours ; ça complique celle des fugitifs qui voudraient précisément échapper à un ici d’autant plus dangereux qu’un policier s’y tient, menotté à un juge, et le juge menotté au code pénal. (Ce serait une leçon sur la relativité des lieux, pas vraiment uns sermon sur la vanité des voyages ; ça serait une façon de dire qu’échapper à soi-même est aussi difficile qu’échapper à ici.) Le sédentaire éprouve l’ici posément, avec lenteur, il y consacre des années ; le voyageur (d’après le sédentaire) s’épuise sans toujours comprendre qu’ici colle à ses semelles comme son ombre et il se grise de ne pas comprendre – l’ivresse de la route ne serait pas le vent de l’océan ni le bonheur d’échapper à son patelin natal (encore lui) mais simplement ce décalage entre la réalité de l’ici écrasée sous ses semelles comme une terre argileuse, et l’illusion ou la certitude de l’ailleurs.

Pierre Senges, Environs et mesures, éditions Le Promeneur, 2011.

mercredi 4 mai 2011

Pourquoi pas l’escargot ?

L’escargot, pourquoi pas l’escargot ? Quand la vie se diversifia, quand les êtres se distinguèrent, il y eut l’escargot, pourquoi pas ? Pourquoi pas, en effet, l’escargot, c’était une possibilité, une option, elle fut retenue, bon, très bien, il y eut l’escargot, donc, c’est un peu bizarre, sans doute, mais c’est comme ça, continuons avec l’escargot puisqu’il est là.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

mardi 3 mai 2011

Trop près


Vivian Maier

Je me tiens auprès de moi.
Je vais, je parle et rien de cela n’est présent. C’est seulement immédiatement après que je peux en fixer l’image. Nous ne nous voyons pas nous-mêmes dans ce que nous sommes en train de vivre, le courant nous emporte. Ce qui s’y produit , ce que nous y fûmes en vérité ne saurait donc coïncider avec ce que nous pouvons éprouver. Ce n’est pas ce que l’on est, encore moins ce que l’on pense.

Ernst Bloch, Geist der Utopie, 1964 ; L’Esprit de l’utopie, traduit de l’allemand par Anne-Marie Lang et Catherine Pinon-Audard, Gallimard, 1977.

lundi 2 mai 2011

Trop tôt

Songeant à son meilleur ami, décédé il y a maintenant trois ans, un homme à l’idée saugrenue de dresser un bilan des événements survenus depuis sa disparition. Force est de constater qu’il ne s’est à peu près rien passé qui aurait suscité l’enthousiasme de son ami, à plus forte raison modifié sa vie. Certes, chacun a, à tout instant, la liberté de bouleverser son destin et, faute d’une telle force, regarder autour de soi, marcher, respirer sont déjà des ambitions respectables. Cependant, l’homme ne peut chasser l’idée qu’à presque tous égards ces trois années auraient équivalu pour son ami à du temps mort. Et il en arrive à se demander si, croyant à la Résurrection, et la sachant même imminente, il ne serait pas tenté de s’écrier : « Halte-là ! Va-t-on vraiment réveiller quelqu’un pour si peu ? N’est-il pas préférable d’attendre encore un peu ? »

Marcel Cohen, Faits. Lecture courante à l’usage des grands commençants, Gallimard, 2002.

dimanche 1 mai 2011

Trop tard

Nul plus que moi n’a aimé ce monde, et cependant me l’aurait-on offert sur un plateau, même enfant je me serais écrié : « Trop tard, trop tard ! ».

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, 1973.