dimanche 27 septembre 2009

samedi 26 septembre 2009

Voilà pour l’art et la manière

Tout ce qui précède oublier. Je ne peux pas beaucoup à la fois. Ça laisse à la plume le temps de noter. Je ne la vois pas mais je l’entends là-bas derrière. C’est dire le silence. Quand elle s’arrête je continue. Quelquefois elle refuse. Quand elle refuse je continue. Trop de silence je ne peux pas. Ou c’est ma voix trop faible par moments. Celle qui sort de moi. Voilà pour l’art et la manière.

Samuel Beckett, « Assez » (1966), Têtes-mortes, éditions de Minuit, 1967, 1972.

jeudi 24 septembre 2009

Déjà le titre est crétin



Déjà le titre est insupportablement crétin. Sa crétinerie est un chantage, parce qu’elle implique une sorte de complicité dans le mauvais goût, et parce qu’elle est imposée au nom d’un conformisme que la plus grande majorité accepte. Et ce que l’on peut dire du titre, on peut le dire également de toute l’émission. C’est un chantage odieux selon lequel la légèreté, la superficialité, l’ignorance et la vanité se voient imposées comme un état d’âme et une condition humaine obligatoire.
Pour moi, les responsables de cette émission sont de purs et simples criminels, et pas dans le sens métaphorique du terme. Ils exercent une répression qui équivaut à la violence des pires régimes antidémocratiques : la différence est infime entre rendre les hommes imbéciles et mauvais et les tuer. Malheureusement les hauts dirigeants de la télé qui ont voulu cette horrible émission (qui, du reste, en plus tapageur, est du niveau d’au moins 80 % de ce qui est transmis à la télévision) ont créé autour d’eux une chaîne infinie de l’omerta car, en ayant conquis, par la violence, l’opinion publique, ils ont également entraîné dans leur dessein criminel tous ceux qui sont contraints de tenir compte de cette opinion publique : par exemple, les journalistes, les directeurs d’hebdomadaires et de quotidiens, etc.
L’impopularité la plus féroce et la plus intangible s’est alors créée autour de quiconque manifeste son désaccord devant une telle honte (j’ai honte, je rougis à l’idée même de répéter le titre de cette chose). Honte acceptée avec autant de légèreté (et une réelle brutalité) par la petite-bourgeoisie et la classe ouvrière. Celle-ci (cette honte) est donc une des manifestations les plus tapageuses de cette culture de masse que le capitalisme impose et prétend interclassiste.
Quand les ouvriers de Turin et de Milan commenceront à lutter aussi pour une réelle démocratisation de cet appareil fasciste qu’est la télé, on pourra réellement commencer à espérer. Mais tant que tous, bourgeois et ouvriers, s’amasseront devant leur téléviseur pour se laisser humilier de cette façon, il ne nous restera que l’impuissance du désespoir.

Pier Paolo Pasolini, Réponse à une enquête sur l’émission de variétés de Rai Uno « Canzonissima », à l’occasion du début de la saison 1972-1973, Paese Sera, 8 octobre 1972, Contre la télévision et autres textes sur la politique et la société, traduit de l’italien par Caroline Michel et Hervé Joubert-Laurencin, Les Solitaires intempestifs, 2003, repris dans « Domestiquer les masses », revue Agone, n° 34, 2005.

vendredi 11 septembre 2009

Et voilà, nous sommes presque arrivés



J’ai remarqué aussi que nous ne trouvons plus nulle part à nous reposer. Par cette raison que le repos de l’âme suppose un univers durable autour de soi, essentiellement imperturbable quant à nos péripéties et conservant nos ruines en son fonds abondant ; où les générations circuleraient dans la perpétuité du genre humain et du monde habité : ses paysages, ses mœurs, ses langages, ses villes ; qu’on laisserait après soi à ceux qui sont venus entre-temps, et qui rappellerait nos vies à leur fugitivité, à l’agréable devoir que nous avons de vivre heureusement ce bref séjour
Ici, où l’économie rationnelle nous a déportés, tout est de la veille, hâtif, électrique et nouveau, et semble-t-il truqué, bruyant et fébrile, qu’une rapide décrépitude emporte. Les rues nouvelles ne se souviennent pas de nous, ni les cafés plusieurs fois neufs depuis que notre jeunesse s’y hasardait suivant les fantômes de l’autre siècle : assis là parmi cette laideur de toc et de clinquant, de bruits idiots, on s’y sent plus ancien et moins provisoire, on ne reconnaît rien autour de soi, ni les gens.
On cherche à se souvenir de cet autrefois où nous étions, à la réflexion si proche ; comment l’après-midi s’égouttait paisiblement dans les cafés pleins d’ombre, comment l’âme trouvait à s’y délasser et comment revenant sur nos pas bien plus tard il nous semblait aller à sa rencontre. Mais les décors criards et les camelotes du retour d’investissement n’offrent que des heures factices et vides, la pensée s’y décourage, part en lambeaux, tout en devient indifférent et comme posthume, et même celle qu’on y attend.
Ainsi c’est nous désormais qui faisons figure d’antiquités, d’arriérations vivantes, si peu que l’on ait vécu. Que reste-t-il du monde où nous sommes venus et de tout ce que nous aimions ? Absolument rien : les descriptions de Paris vieilles d’à peine la moitié d’une vie d’homme nous sont comme d’une fabuleuse Atlantide. On s’amusera de dire que Baudelaire a déjà réclamé là-dessus, mais ce sera bêtement : il a vu se mettre en route la machine du progrès, et voilà, nous sommes presque arrivés.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

lundi 7 septembre 2009

Savoir le nom, dire le mot, c’est posséder l’être ou créer la chose



Le terme chinois qui signifie : vie et destinée (ming), ne se distingue guère de celui (ming) qui sert à désigner les symboles vocaux (ou graphiques). Peu importe que les noms de deux êtres se ressemblent au point qu’il y ait chance de les confondre : chacun de ces noms exprime intégralement une essence individuelle. C’est peu de dire qu’il l’exprime : il l’appelle, il l’amène à la réalité. Savoir le nom, dire le mot, c’est posséder l’être ou créer la chose. Toute bête est domptée par qui sait la nommer. Je sais dire le nom de ce couple de jeunes gens : ils revêtent aussitôt, faisan et faisane, la forme qui convient à leur essence et qui me donne prise sur eux. J’ai pour soldat des tigres si je les appelle : « tigres ! ». Je ne veux point devenir impie, j’arrête donc ma voiture et je fais demi tour, car je viens d’apprendre que le nom de la bourgade prochaine est : « la mère opprimée ». Quand je sacrifie, j’emploie le terme convenable, et les dieux aussitôt agréent mon offrande : elle est parfaite. Je connais la formule juste pour demander une fiancée : la fille est à moi. La malédiction que j’exhale est une force concrète : elle assaille mon adversaire, il en subit les effets, il en reconnaît la réalité. Je sors d’un sang princier, je deviendrai pourtant garçon d’écurie, car on m’a appelé « palefrenier ». Je me nomme Yu, j’ai droit au fief de Yu, la volonté du suzerain ne peut me l’enlever je ne puis être dépossédé de la chose, puisque j’en détiens l’emblème. J’ai tué un seigneur : aucun crime n’a été commis si nul n’a osé dire « c’est un assassinat » ! Pour que ma seigneurie périsse, il suffit que, violant les règles protocolaires du langage, je me sois désigné par une expression qui ne convenait point : elle disqualifie, avec moi, mon pays.
C’est dans l’art de la parole que s’exaltent et culminent la magie des souffles et la vertu de l’étiquette. Affecter un vocable, c’est attribuer un rang, un sort — un emblème. Quand on parle, nomme, désigne, on ne se borne pas à décrire ou à classer idéalement. Le vocable qualifie et contamine, il provoque le destin, il suscite le réel. Réalité emblématique, la parole commande aux phénomènes.

Marcel Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, 1934, 1968.

samedi 5 septembre 2009

Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes



La joie est une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence ; or il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit. [...] De cette incompatibilité entre la joie et sa justification rationnelle — incompatibilité qui définit le paradoxe de la joie — il s’ensuit que la joie, si joie il y a, consiste en une réjouissance impensable : réjouissance qu’il est possible d’éprouver mais qu’il est impossible de concevoir, faute d’en pouvoir rendre compte et couvrir de l’autorité de quelque argument que ce soit. [...]
De ce caractère paradoxal de la joie peuvent se déduire trois principales conséquences. La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. Pour prétendre au sérieux et à la cohérence, il lui manquera toujours une raison d’être qui soit convaincante ou même simplement avouable et dicible. La langue courante en dit là-dessus plus long qu’on ne pense lorsqu’elle parle de « joie folle » ou déclare de quelqu’un qu’il est « fou de joie ». Il n’est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Seconde conséquence : la joie est nécessairement cruelle, de par l’insouciance qu’elle oppose au sort le plus funeste comme aux considérations les plus tragiques. [...] Toutefois, cette insouciance de la joie n’est pas tout à fait naïve ; ou plutôt elle ne l’est qu’au second degré et en dernière instance, c’est-à-dire une fois tout connu et éprouvé [...].
Troisième et dernière conséquence : la joie est la condition nécessaire, sinon de la vie en général, du moins de la vie menée en conscience et connaissance de cause. Car elle consiste en une folie qui permet paradoxalement — et est seule à le permettre — d’éviter toutes les autres folies, de préserver de l’existence névrotique et du mensonge permanent. [...] Or il n’est rien de plus dur ni de plus malaisé — rien qui ne paraisse plus compromis d’avance — qu’un tel savoir. [...] La simple prise en compte de la réalité, le simple exercice de la réflexion suffisent ici à décourager tout effort — sauf s’il s’y mêle l’assistance de la joie qui, telle celle du Dieu pascalien, vient se substituer aux forces défaillantes pour faire triompher, in extremis et contre toute attente, la cause la plus faible [...] Reste que ce secours de la joie demeure à jamais mystérieux, impénétrable aux yeux mêmes de celui qui en éprouve l’effet bienfaisant. Car au fond rien n’a changé pour lui et il n’en sait pas plus long qu’avant : il n’a aucun argument nouveau à invoquer en faveur de l’existence, il est toujours parfaitement incapable de dire pourquoi ni en vue de quoi il vit — et cependant il tient désormais la vie pour indiscutablement et éternellement désirable. C’est ce mystère inhérent au goût de vivre que résume un vers d’Hésiode, au début des Travaux et les jours : [...] « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ».

Clément Rosset, La Force majeure, éditions de Minuit, 1983.

mardi 1 septembre 2009

Théorie critique



Ils demandent toujours aussitôt : que doit-on faire maintenant ? et exigent une réponse de la philosophie comme si c’était une secte. Ils sont en détresse et veulent des instructions pratiques. Mais la philosophie, bien qu’elle présente le monde en concepts, a ceci de commun avec l’art qu’elle tend le miroir au monde en obéissant à une nécessité intérieure — sans que l’intention s’interpose, justement. Elle a — c’est vrai — un rapport à la pratique plus étroit que l’art, elle ne parle pas en images mais de façon littérale. Elle n’a rien pour autant d’un impératif. Les points d'exclamation lui sont étrangers. Elle a remplacé la théologie mais sans trouver un nouveau ciel à indiquer, pas même un ciel terrestre. Elle ne peut certes le chasser de l’esprit, voilà pourquoi on lui demande toujours le chemin qui mène là-bas. Comme si ce n’était pas justement sa découverte que le ciel dont on peut indiquer le chemin n’en est pas un.

Max Horkheimer, Notes critiques (1949-1969), 1974, traduit de l’allemand par Sabine Cornille & Philippe Ivernel, éditions Payot, 1993.