samedi 5 septembre 2009

Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes



La joie est une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence ; or il n’est rien de moins réjouissant que l’existence, à considérer celle-ci en toute froideur et lucidité d’esprit. [...] De cette incompatibilité entre la joie et sa justification rationnelle — incompatibilité qui définit le paradoxe de la joie — il s’ensuit que la joie, si joie il y a, consiste en une réjouissance impensable : réjouissance qu’il est possible d’éprouver mais qu’il est impossible de concevoir, faute d’en pouvoir rendre compte et couvrir de l’autorité de quelque argument que ce soit. [...]
De ce caractère paradoxal de la joie peuvent se déduire trois principales conséquences. La joie est, par définition, illogique et irrationnelle. Pour prétendre au sérieux et à la cohérence, il lui manquera toujours une raison d’être qui soit convaincante ou même simplement avouable et dicible. La langue courante en dit là-dessus plus long qu’on ne pense lorsqu’elle parle de « joie folle » ou déclare de quelqu’un qu’il est « fou de joie ». Il n’est effectivement de joie que folle ; tout homme joyeux est à sa manière un déraisonnant.
Seconde conséquence : la joie est nécessairement cruelle, de par l’insouciance qu’elle oppose au sort le plus funeste comme aux considérations les plus tragiques. [...] Toutefois, cette insouciance de la joie n’est pas tout à fait naïve ; ou plutôt elle ne l’est qu’au second degré et en dernière instance, c’est-à-dire une fois tout connu et éprouvé [...].
Troisième et dernière conséquence : la joie est la condition nécessaire, sinon de la vie en général, du moins de la vie menée en conscience et connaissance de cause. Car elle consiste en une folie qui permet paradoxalement — et est seule à le permettre — d’éviter toutes les autres folies, de préserver de l’existence névrotique et du mensonge permanent. [...] Or il n’est rien de plus dur ni de plus malaisé — rien qui ne paraisse plus compromis d’avance — qu’un tel savoir. [...] La simple prise en compte de la réalité, le simple exercice de la réflexion suffisent ici à décourager tout effort — sauf s’il s’y mêle l’assistance de la joie qui, telle celle du Dieu pascalien, vient se substituer aux forces défaillantes pour faire triompher, in extremis et contre toute attente, la cause la plus faible [...] Reste que ce secours de la joie demeure à jamais mystérieux, impénétrable aux yeux mêmes de celui qui en éprouve l’effet bienfaisant. Car au fond rien n’a changé pour lui et il n’en sait pas plus long qu’avant : il n’a aucun argument nouveau à invoquer en faveur de l’existence, il est toujours parfaitement incapable de dire pourquoi ni en vue de quoi il vit — et cependant il tient désormais la vie pour indiscutablement et éternellement désirable. C’est ce mystère inhérent au goût de vivre que résume un vers d’Hésiode, au début des Travaux et les jours : [...] « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ».

Clément Rosset, La Force majeure, éditions de Minuit, 1983.