lundi 7 septembre 2009

Savoir le nom, dire le mot, c’est posséder l’être ou créer la chose



Le terme chinois qui signifie : vie et destinée (ming), ne se distingue guère de celui (ming) qui sert à désigner les symboles vocaux (ou graphiques). Peu importe que les noms de deux êtres se ressemblent au point qu’il y ait chance de les confondre : chacun de ces noms exprime intégralement une essence individuelle. C’est peu de dire qu’il l’exprime : il l’appelle, il l’amène à la réalité. Savoir le nom, dire le mot, c’est posséder l’être ou créer la chose. Toute bête est domptée par qui sait la nommer. Je sais dire le nom de ce couple de jeunes gens : ils revêtent aussitôt, faisan et faisane, la forme qui convient à leur essence et qui me donne prise sur eux. J’ai pour soldat des tigres si je les appelle : « tigres ! ». Je ne veux point devenir impie, j’arrête donc ma voiture et je fais demi tour, car je viens d’apprendre que le nom de la bourgade prochaine est : « la mère opprimée ». Quand je sacrifie, j’emploie le terme convenable, et les dieux aussitôt agréent mon offrande : elle est parfaite. Je connais la formule juste pour demander une fiancée : la fille est à moi. La malédiction que j’exhale est une force concrète : elle assaille mon adversaire, il en subit les effets, il en reconnaît la réalité. Je sors d’un sang princier, je deviendrai pourtant garçon d’écurie, car on m’a appelé « palefrenier ». Je me nomme Yu, j’ai droit au fief de Yu, la volonté du suzerain ne peut me l’enlever je ne puis être dépossédé de la chose, puisque j’en détiens l’emblème. J’ai tué un seigneur : aucun crime n’a été commis si nul n’a osé dire « c’est un assassinat » ! Pour que ma seigneurie périsse, il suffit que, violant les règles protocolaires du langage, je me sois désigné par une expression qui ne convenait point : elle disqualifie, avec moi, mon pays.
C’est dans l’art de la parole que s’exaltent et culminent la magie des souffles et la vertu de l’étiquette. Affecter un vocable, c’est attribuer un rang, un sort — un emblème. Quand on parle, nomme, désigne, on ne se borne pas à décrire ou à classer idéalement. Le vocable qualifie et contamine, il provoque le destin, il suscite le réel. Réalité emblématique, la parole commande aux phénomènes.

Marcel Granet, La Pensée chinoise, Albin Michel, 1934, 1968.