vendredi 26 septembre 2008

Ce qui n’arrive pas


Boulevard de Puebla, 18 mars 1871

Noter ce qui vous arrive chaque jour n’est pas le genre d’écrit qu’il apprécie.
Noter ce qui n’arrive pas ?

Robert Pinget, Taches d'encre, éditions de Minuit, 1997.

jeudi 4 septembre 2008

Il n’y a plus rien dans sa tête, j’y mettrai le nécessaire


Ron Mueck, Mask II

J’ai renoncé avant de naître, ce n’est pas possible autrement, il fallait cependant que ça naisse, ce fut lui, j’étais dedans, c’est comme ça que je vois la chose, c’est lui qui a crié, c’est lui qui a vu le jour, moi je n’ai pas crié, je n’ai pas vu le jour, il est impossible que j’aie une voix, il est impossible que j’aie des pensées, et je parle et pense, je fais l’impossible, ce n’est pas possible autrement, c’est lui qui a vécu, moi, je n’ai pas vécu, il a mal vécu, à cause de moi, il va se tuer, à cause de moi, je vais raconter ça, je vais raconter sa mort, la fin de sa vie et sa mort, au fur et à mesure, au présent, sa mort seule ne serait pas assez, elle ne me suffirait pas, s’il râle, c’est lui qui râlera, moi je ne râlerai pas, c’est lui qui mourra, moi je ne mourrai pas, on l’enterra peut-être si on le trouve, je serai dedans, il pourrira, moi je ne pourrirai pas, il n’en restera plus que des os, je serai dedans, il ne sera plus que poussière, je serai dedans, ce n’est pas possible autrement, c’est comme ça que je vois la chose, la fin de sa vie et sa mort, comment il va faire pour finir, il est impossible que je le sache, je le saurai, au fur et à mesure, il est impossible que je le dise, je le dirai, au présent, il ne sera plus question de moi, seulement de lui, de la fin de sa vie et de sa mort, de l’enterrement si on le trouve, ça finira là, je ne vais pas parler de vers, d’os et de poussière, ça n’intéresse personne, à moins de m’ennuyer dans sa poussière, ça m’étonnerait, autant que dans sa peau, ici un long silence, il se noiera peut-être, il voulait se noyer, il ne voulait pas qu’on le trouve, une eau profonde et une meule au cou, élan éteint comme les autres, mais pourquoi un jour à gauche plutôt que dans une autre direction, ici un long silence, il n’y aura plus de je, il ne dira plus jamais je, il ne dira plus jamais rien, il ne parlera à personne, personne ne lui parlera, il ne parlera pas tout seul, il ne pensera pas, il ira, je serai dedans, il se laissera tomber pour dormir, pas n’importe où, il dormira mal, à cause de moi, il se lèvera pour aller plus loin, il ira mal, à cause de moi, il ne pourra plus rester en place, à cause de moi, il n’y a plus rien dans sa tête, j’y mettrai le nécessaire.

Samuel Beckett, Pour finir encore et autres foirades, éditions de Minuit, 1976, 1991.