lundi 30 avril 2007

Et quoi de plus douloureux

76. « Et quoi de plus douloureux que de combattre pour la vérité, depuis une place qui n’est pas elle-même complètement vraie ? »

Hélène Frappat, Sous réserve, éditions Allia, 2004.

Vouloir ce que l'on fait

A mesure que le monde rétrécit, les possibilités se restreignent et avec elles diminue la fatigante obligation de vouloir ce que l'on fait : il n'y a presque plus le choix ; et certainement aucune autre époque n'aura proposé un tel confort subjectif.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

dimanche 29 avril 2007

Vouloir ce qu'on peut



175. Je me souviens d'un passage de l’Émile où Rousseau écrivait : le bonheur, c'est vouloir ce qu'on peut. Je n'ai jamais retrouvé cette citation que ma mémoire a peut-être inventée.

Hélène Frappat, Sous réserve, éditions Allia, 2004.

mercredi 25 avril 2007

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Il n’y a que le texte copié pour commander ainsi à l’âme de celui qui travaille sur lui



La force d’une route de campagne est autre, selon qu’on la parcoure à pied, ou qu’on la survole en aéroplane. La force d’un texte est autre également, selon qu’on le lit ou qu’on le copie. Qui vole voit seulement la route s’avancer à travers le paysage : elle se déroule à ses yeux selon les mêmes lois que le terrain qui l’entoure. Seul celui qui va sur cette route apprend quelque chose de sa domination, et apprend comment, de cet espace qui n’est pour l’aviateur qu’une plaine déployée, elle fait sortir, à chacun de ses tournants, des lointains, des belvédères, des clairières, des perspectives, comme l’ordre d’un commandant qui fait sortir des soldats du rang. Il n’y a que le texte copié pour commander ainsi à l’âme de celui qui travaille sur lui, tandis que le simple lecteur ne découvre jamais les nouvelles perspectives de son intériorité, telles que les ouvre le texte, route qui traverse cette forêt primitive en nous-mêmes, qui va toujours s’épaississant : car le lecteur obéit au mouvement de son moi dans l’espace libre de la rêverie, tandis que celui qui copie le soumet à une discipline. Ainsi l’art chinois de copier les livres fut-il la garantie incomparable d’une culture littéraire, et la copie une clé pour les énigmes de la Chine.

Walter Benjamin,
Sens unique (1927), précédé de Enfance berlinoise et suivi de Paysages urbains, traduit de l’allemand par Jean Lacoste, 1978, nouvelle édition revue, Maurice Nadeau, 1988.

dimanche 15 avril 2007

Critique & transformation



Je ne crois pas que l’on puisse opposer critique et transformation, la critique « idéale » et la transformation « réelle ». Une critique ne consiste pas à dire que les choses ne sont pas bien comme elles sont. Elle consiste à voir sur quels types d’évidences, de familiarités, de mode de pensée acquis et non réfléchis reposent les pratiques que l’on accepte. Il faut s’affranchir de la sacralisation du social comme seule instance du réel et cesser de considérer comme du vent cette choses essentielle dans la vie humaine et dans les rapports humains, je veux dire la pensée. La pensée, ça existe bien au-delà, bien en deçà des systèmes et des édifices du discours. C’est quelque chose qui se cache souvent mais anime toujours les comportements quotidiens. Il y a toujours un peu de pensée même dans les institutions les plus sottes, il y a toujours un peu de pensée même dans les habitudes muettes. La critique consiste à débusquer cette pensée et à essayer de la changer : montrer que les choses ne sont pas aussi évidentes qu’on croit, faire en sorte que ce qu’on accepte comme allant de soi n’aille plus de soi. Faire la critique, c’est rendre difficiles les gestes trop faciles. 

Dans ces conditions, la critique (et la critique radicale) est absolument indispensable pour toute transformation. Car une transformation qui resterait dans le même mode de pensée, une transformation qui ne serait qu’une certaine manière de mieux ajuster la même pensée à la réalité des choses ne serait qu’une transformation superficielle. En revanche, à partir du moment où on commence à ne plus pouvoir penser les choses comme on les pense, la transformation devient à la fois urgente, très difficile et tout à fait possible. Donc, il n’y a pas un temps pour la critique et un temps pour la transformation, il n’y a pas ceux qui ont à faire la critique et ceux qui ont à transformer, ceux qui sont enfermés dans une radicalité inaccessible et ceux qui sont bien obligés de faire des concessions nécessaires au réel. En fait, je crois que le travail de transformation profonde ne peut se faire que dans l’air libre et toujours agité d’une critique permanente.

Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? », entretien avec Didier Eribon, Libération, n° 15, 30-31 mai 1981.

Fumée



Si toutes les choses devenaient fumée, c’est par les narines que nous les connaîtrions.


Héraclite, cité par Aristote, Du sens, V, 443 a23, Les Présocratiques, édition établie par Jean-Paul Dumont avec la collaboration de Daniel Delattre et de Jean-Louis Poirier, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1988.

La nature n’enseigne rien



La plupart des erreurs relatives au beau naissent de la fausse conception du dix-huitième siècle relative à la morale. La nature fut prise dans ce temps-là comme base, source et type de tout bien et de tout beau possibles. La négation du péché originel ne fut pas pour peu de chose dans l’aveuglement général de cette époque. Si toutefois nous consentons à en référer simplement au fait visible, à l’expérience de tous les âges et à la Gazette des Tribunaux, nous verrons que la nature n’enseigne rien, ou presque rien, c’est-à-dire qu’elle contraint l’homme à dormir, à boire, à manger, et à se garantir, tant bien que mal, contre les hostilités de l’atmosphère. C’est elle aussi qui pousse l’homme à tuer son semblable, à le manger, à le séquestrer, à le torturer ; car, sitôt que nous sortons de l’ordre des nécessités et des besoins pour entrer dans celui du luxe et des plaisirs, nous voyons que la nature ne peut conseiller que le crime. C’est cette infaillible nature qui a créé le parricide et l’anthropophagie, et mille autres abominations que la pudeur et la délicatesse nous empêchent de nommer. C’est la philosophie (je parle de la bonne), c’est la religion qui nous ordonne de nourrir des parents pauvres et infirmes. La nature (qui n’est pas autre chose que la voix de notre intérêt) nous commande de les assommer. Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, toutes les actions et les désirs du pur homme naturel, vous ne trouverez rien que d’affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul. Le crime, dont l’animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu’il a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes pour l’enseigner à l’humanité animalisée, et que l’homme, seul, eût été impuissant à la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité ; le bien est toujours le produit d’un art.

Charles Baudelaire, « Le peintre de la vie moderne », XI. Éloge du maquillage, Le Figaro, novembre-décemnbre 1863.

lundi 2 avril 2007

De là les insomnies, les doutes, l’appel à l’exemple des maîtres, les mauvais ouvrages, le refuge dans toutes choses qui ne demandent pas de génie

La vie du poète a ses petits événements comme celle des autres hommes. Il va à la campagne, il voyage. Mais le nom de la ville où il a passé un été, inscrit avec la date au bas de la dernière page d’une œuvre, nous montre que la vie qu’il partage avec les autres hommes lui sert à un tout autre usage, et parfois si ce nom de ville, datant à la fin du volume le moment est le lieu où le livre a été écrit, et justement celui de la ville où se passe le roman, nous sentons tout le roman comme une sorte de prolongement immense qui s’adapte à la réalité, et nous comprenons que la réalité fut pour le poète quelque chose de tout autre que pour les autres, quelque chose qui contient la chose précieuse qu’il cherchait et qu’il n’est pas facile d’en faire sortir.

L’état d’esprit où il trouve ainsi facilement, dans une sorte d’enchantement, en toute chose la chose précieuse qui y est cachée, est rare. De là les raisonnements, les efforts pour se remettre en selle sur le génie, en se faisant aider par la lecture, par le vin, par l’amour, par le voyage, par le retour aux lieux connus. De là les ouvrages interrompus, repris, sans cesse recommencés, quelquefois achevés au bout de soixante ans comme le Faust de Gœthe, quelquefois laissés inachevés et sans que le génie y ait passé, si bien qu’à la dernière heure, voyant clair au moment de mourir comme Don Quichotte, un Mallarmé qui s’acharnait depuis dix ans à une œuvre immense dit à sa fille de brûler ses manuscrits. De là les insomnies, les doutes, l’appel à l’exemple des maîtres, les mauvais ouvrages, le refuge dans toutes choses qui ne demandent pas de génie, les excuses trouvées dans l’affaire Dreyfus, les affaires de famille, une passion qui a troublé sans inspirer, la critique littéraire, la notation de choses justes qui apparaissent telles à l’intelligence mais dépourvues de cet enivrement qui est le seul signe des choses remarquables par quoi nous puissions les distinguer au moment où elles nous viennent. De là l’effort perpétuel qui finit par faire pénétrer notre préoccupation esthétique jusque dans le domaine inconscient de la pensée, de sorte que nous cherchons encore la beauté des paysages que nous voyons en dormant, que nous tâchons d’embellir les phrases que nous prononçons en rêve, et qu’au moment de mourir Gœthe dans le délire parle du coloris de son hallucination.

Marcel Proust, « La création poétique », Contre Sainte-Beuve précédé de Pastiches et Mélanges et suivi de Essais et Articles, édition de Pierre Clarac & Yves Sandre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1971.