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dimanche 29 juin 2014

Plutôt que dépeuplées ses photographies sont silencieuses



Plutôt que dépeuplées ses photographies sont silencieuses. D’un silence particulier, atgétien ; en quoi la lumière des longues secondes d’exposition se convertit, qui détache l’image du monde ambiant et lui fait comme un reliquaire. Silence qui va jusqu’à des nettetés de visions, impératives et soudaines, comme si l’on avait ôté le langage dans le cerveau d’un fou. [...]
Cette immobilité et ce silence, ce présent, ne sont pas d’un temps suspendu, fixé ; de ce temps dont nous disons étourdiment qu’il passe, qu’il s’écoule ; mais le temps lui même, immobile, au sein de quoi tout passe. Le temps n’est pas ce qui use les choses et fait vieillir la vie, il est ce qu’engendre la fatigue des choses, la croissance et la décrépitude, la vie périssable, la ruine. [...] Une mélancolie héraclitéenne infuse dans cette œuvre : on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, qui n’est pas celui du temps, mais notre propre vie allant au déversoir.

Baudouin de Bodinat, « Eugène Atget, poète matérialiste », Trouvailles, novembre 1992, rééd. éditions Fario, 2014.

lundi 13 septembre 2010

Progrès



La société allant impétueusement de l’avant ! Le progrès ! A peine a-t-on réussi à retenir les numéros de téléphone qu’ils changent — tout comme le visage des villes.

Max Horkheimer, Notes critiques (1949-1969), 1974, traduit de l’allemand par Sabine Cornille & Philippe Ivernel, éditions Payot, 1993.

Pour juger du progrès, il ne suffit pas de connaître ce qu’il nous ajoute ; il faut encore tenir compte de ce dont il nous prive.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

... de tout ce qui fut


Robert Doisneau, Le Manège de M. Barre, 1955.

Je me suis demandé s’il nous arrivait encore d’éprouver des joies où la tristesse ne viendrait se jeter comme à la traverse ; qui ne se mélangeraient pas d’une impression de déclin, de ruine prochaine, de vanité. Tiens, se dit-on, cela existe encore ? Nos joies sont de cette sorte que nous procure un vieux quartier d’habitation rencontré au faubourg d’une ville étrangère et pauvre, que le progrès n’a pas eu le temps de refaire à son idée.
Les gens semblent là chez eux sur le pas de la porte, de simples boutiques y proposent les objets d’industries que l’on croyait éteintes ; des maisons hors d’âge et bienveillantes, qu’on dirait sans téléphone, des rues d’avant l’automobile, pleines de voix, les fenêtres ouvertes au labeur et qui réveillent des impressions de lointains, d’époques accumulées, de proche campagne ; on buvait dans ce village un petit vin qui n’était pas désagréable pour le voyageur.
C’est toujours avec la conscience anxieuse d’une dernière fois, que nous ne le reverrons jamais ainsi, qu’il faut se dépêcher d’avoir connu cela ; que ces débris, ces fragments épargnés de temps terrestre, où nous entrevoyons pour un moment heureux le monde d’avant, ne tarderont plus d’être balayés de la surface du globe ; et pour finir toutes nos joies ressemblent à ces trouvailles émouvantes, mais après tout inutiles, que l’on fait dans les tiroirs d’une liquidation d’héritage : ce n’en sont plus, ce sont d’ardentes tristesses, ce sont des amertumes un instant lumineuses.

J’ai pensé aussi qu’on ne s’accommode de ce que ce présent factice et empoisonné nous offre, qu’à la condition d’oublier les agréments auxquels nous goûtions le plus naturellement par le passé et que cette époque n’autorise plus ; et de ne pas songer que ceux dont nous trouvons encore à jouir, il faudra semblablement en perdre le souvenir, en même temps que l’occasion ; qu’à défaut d’oubli on en vient à devoir s’en fabriquer au moyen d’ingrédients de plus en plus pauvres et quelconques, des fins de série, des objets d’usage sauvés de bric-à-brac, tout imprégnés de temps humain et qui nous attristent ; de tout ce qui peut se dénicher en fait de rebuts, de derniers exemplaires, de pièces détachées, de vieilles cartes postales ; se réfugiant dans les détails de rues en instance, ciels de traîne, matins d’automne ; de tout ce qui fut.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

vendredi 11 septembre 2009

Et voilà, nous sommes presque arrivés



J’ai remarqué aussi que nous ne trouvons plus nulle part à nous reposer. Par cette raison que le repos de l’âme suppose un univers durable autour de soi, essentiellement imperturbable quant à nos péripéties et conservant nos ruines en son fonds abondant ; où les générations circuleraient dans la perpétuité du genre humain et du monde habité : ses paysages, ses mœurs, ses langages, ses villes ; qu’on laisserait après soi à ceux qui sont venus entre-temps, et qui rappellerait nos vies à leur fugitivité, à l’agréable devoir que nous avons de vivre heureusement ce bref séjour
Ici, où l’économie rationnelle nous a déportés, tout est de la veille, hâtif, électrique et nouveau, et semble-t-il truqué, bruyant et fébrile, qu’une rapide décrépitude emporte. Les rues nouvelles ne se souviennent pas de nous, ni les cafés plusieurs fois neufs depuis que notre jeunesse s’y hasardait suivant les fantômes de l’autre siècle : assis là parmi cette laideur de toc et de clinquant, de bruits idiots, on s’y sent plus ancien et moins provisoire, on ne reconnaît rien autour de soi, ni les gens.
On cherche à se souvenir de cet autrefois où nous étions, à la réflexion si proche ; comment l’après-midi s’égouttait paisiblement dans les cafés pleins d’ombre, comment l’âme trouvait à s’y délasser et comment revenant sur nos pas bien plus tard il nous semblait aller à sa rencontre. Mais les décors criards et les camelotes du retour d’investissement n’offrent que des heures factices et vides, la pensée s’y décourage, part en lambeaux, tout en devient indifférent et comme posthume, et même celle qu’on y attend.
Ainsi c’est nous désormais qui faisons figure d’antiquités, d’arriérations vivantes, si peu que l’on ait vécu. Que reste-t-il du monde où nous sommes venus et de tout ce que nous aimions ? Absolument rien : les descriptions de Paris vieilles d’à peine la moitié d’une vie d’homme nous sont comme d’une fabuleuse Atlantide. On s’amusera de dire que Baudelaire a déjà réclamé là-dessus, mais ce sera bêtement : il a vu se mettre en route la machine du progrès, et voilà, nous sommes presque arrivés.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

mardi 15 mai 2007

L’économie ne peut offrir à satisfaire que les besoins dont elle est l’auteur



On dit que le progrès des forces productives nous a débarrassés de toutes sortes d’inconforts du passé, et c’est exact, mais c’était pour installer les siens à la place, plus onéreux, plus compliqués et sujets aux pannes. Un escalier étant une chose simple et commode, il peut être beau et n’est jamais ennuyeux.
L’économie le supprime en le déclarant fatigant, en disant qu’à ses yeux l’homme mérite un ascenseur ; elle peut ensuite entasser celui-ci sur trente étages et lui vanter ce progrès sur les maisons basses de ses ancêtres, leurs châteaux éclairés à la bougie.
L’apologie des innovations se ramène invariablement à ces sophismes grossiers qui masquent le simple fait que l’économie ne peut offrir à satisfaire que les besoins dont elle est l’auteur : elle isole chacun dans une vie suffocante et inepte, et s’émerveille elle-même de devoir lui fournir ensuite tant d’accessoires : il y a effectivement un ascenseur pour atteindre le vingt-troisième étage et un congélateur pour y ranger la nourriture frigorifique ; il y a effectivement des progrès incroyables dans le traitement des allergies qui se multiplient ; on propose au consommateur prostré dans sa tour d’habitation des câbles numériques débitant cent cinquante programmes de radiovision (au moyen de cette nouvelle décompression numérique) et des week-ends instantanés sous les tropiques, etc., et l’employé de bureau le soir peut lire Sade sous l’hallogène, etc.


Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.



Image volée ici.

lundi 30 avril 2007

Vouloir ce que l'on fait

A mesure que le monde rétrécit, les possibilités se restreignent et avec elles diminue la fatigante obligation de vouloir ce que l'on fait : il n'y a presque plus le choix ; et certainement aucune autre époque n'aura proposé un tel confort subjectif.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, éditions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

mercredi 2 août 2006

Que s’il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres


Henri Cartier-Bresson, Berlin, 1963.

Les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire. Pour s’agréger chacun doit exagérer sa médiocrité : on fouille ses poches et l’on en tire à contrecœur la petite monnaie du bavardage : ce qu’on a lu dans le journal, des images que la télévision a montrées, un film que l’on a vu, des marchandises récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société, de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation ; et encore ces insignifiances sont à la condition d’un fond musical excitant, comme si le moindre silence devait découvrir le vide qu’il y a entre nous, la déconcertante évidence que nous n’avons rien à nous dire ; et c’est exact.
[…] La conversation, outre de vouloir cet esprit particulier qui consiste en des raisonnements et des déraisonnements courts, suppose des expériences vécues dignes d’être racontées, de la liberté d’esprit, de l’indépendance et des relations effectives. Or on sait que même les semaines de stabulation libre n’offrent jamais rien de digne d’être raconté, que nous avons d’ailleurs grand soin de prévenir ces hasards ; que s’il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

samedi 15 juillet 2006

La domination produit les hommes dont elle a besoin



La domination produit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle ; et toutes les prétendues commodités de la vie moderne, qui en font la gêne perpétuelle, s’expliquent assez par cette formule que l’économie flatte la faiblesse de l’homme pour faire de l’homme faible son consommateur, son obligé ; son marché captif qui ne peut plus se passer d’elle : une fois les ressorts de sa nature humaine détendus ou faussés, il est incapable de désirer autre chose que les appareils qui représentent et sont à la place des facultés dont il a été privé. La fourniture lui en devient un droit imprescriptible et inaliénable : elles sont toutes ensemble la qualité de son être, dont la privation l’anéantirait sans aucun doute. Il n’y a aucune faculté qui puisse se conserver si elle ne s’exerce et toutes se tiennent et sont tellement subordonnées qu’on ne peut en limiter aucune sans que les autres ne s’en ressentent : l’homme affaibli ne peut pas imaginer autrement son existence pour la raison que ce sont désormais les images qu’on lui projette en livret d’accompagnement qui lui tiennent lieu d’imagination de la vie possible.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

lundi 19 juin 2006

Combien nous impatiente la lecture des vieux livres



J’ai remarqué aussi combien nous impatiente la lecture des vieux livres. Nous voudrions les avoir lus pour l’espèce de consistance que cela donnerait sûrement à notre cervelle, que nos pensées s’en trouveraient plus nombreuses, nettement formulées et à propos. Mais ces volumes d’histoires surannées, de morales vieillottes et compassées, s’avèrent laborieux, d’une lenteur de résultat exaspérante alors que les événements se précipitent dans un affolement de soldes universels, une excitation de liquidation générale avec des pays entiers passant à l’équarrissoir avant que d’être rayés de la carte du monde. On se fait, par exemple, un devoir d’entendre Montesquieu et son Esprit des lois, mais les heures qu’il faut pour venir à bout de ce fatras d’antiquités se traînent péniblement quand il y a dehors des vaches atteintes de Creutzfeldt-Jakob, des krachs boursiers par satellites, des engouements d’une semaine publiés par haut-parleurs, que des gloires instantanées clignotent dessus le vacarme des villes motorisées, durant qu’on maintient en animation suspendue le cadavre d’une femme enceinte, à tout hasard d’en extraire un foetus viable et d’en étudier ensuite les bizarreries psychologiques. Une après-midi de congé, on s’assoit avec l’idée de prendre connaissance du Rameau d’or de Frazer, pourquoi pas. On tourne quelques pages avec application et puis l’on bat la campagne : le moyen de rester tranquille avec du thiabendazol dans le foie, apprenant le naufrage au large de nos côtes d’une cargaison de neurotoxiques destinée à l’agriculture sous-développée ; sachant que des ordinateurs spéciaux épluchent le génome humain et programment pour le prochain siècle les besoins de ce cheptel, que des virus sans copyright rôdent autour de nos défenses immunitaires ruinées. Et c’est inutilement que l’on cherche à fixer son attention sur les conseils que le bénin Fénelon donne pour l’instruction des filles, quand elles se promènent coiffées d’appareils diffusant de la musique directement dans le cortex, que d’étonnantes sécheresses succèdent à de brusques déluges et que les trois quarts du genre humain sont un rebut dont l’économie qui les a produits ainsi ne sait que faire ; que l’on croise dans l’escalier son voisin parlant tout seul, que l’on meurt sans savoir de quoi et peut-être ignorant de ce qu’on ait vécu ; et qu’il n’est plus temps de toute façon, si les pensées que nous saurions en tirer sont inconséquentes et facultatives, bornées à l’espérance de vie de nos organes. De quel usage nous seraient-ils, dans ce présent neurasthénique où l’on nous a déplacés, ces ouvrages vénérables et toutes ces nourrissantes confitures spirituelles que l’histoire avait accumulés sur ses rayonnages.
On se souvient pourtant d’avoir aimé les livres des bouquinistes, dont le papier jauni conservait je ne sais quels atomes de l’autre siècle ; odeur du passé, songerie d’être sous un ciel pareil à celui d’alors, de partager les mêmes rues, les mêmes automnes de mansarde, les mêmes jours dans l’abondance du temps encore après nous ; et tout ce qui nous faisait aimer cette vie pour ce qu’elle était périssable. Mais dorénavant c’est au contraire : le monde vieillit et se fatigue plus vite que ne passe le sable de notre durée physiologique. C’est pour rien, pour personne ensuite de nous, ces bibliothèques dont l’entassement accable nos heures creuses : notre vie nous tombe des mains comme ces vieilleries que nous n’arrivons pas à finir.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre, Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, tome premier, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 1996.