lundi 19 juin 2006

Combien nous impatiente la lecture des vieux livres



J’ai remarqué aussi combien nous impatiente la lecture des vieux livres. Nous voudrions les avoir lus pour l’espèce de consistance que cela donnerait sûrement à notre cervelle, que nos pensées s’en trouveraient plus nombreuses, nettement formulées et à propos. Mais ces volumes d’histoires surannées, de morales vieillottes et compassées, s’avèrent laborieux, d’une lenteur de résultat exaspérante alors que les événements se précipitent dans un affolement de soldes universels, une excitation de liquidation générale avec des pays entiers passant à l’équarrissoir avant que d’être rayés de la carte du monde. On se fait, par exemple, un devoir d’entendre Montesquieu et son Esprit des lois, mais les heures qu’il faut pour venir à bout de ce fatras d’antiquités se traînent péniblement quand il y a dehors des vaches atteintes de Creutzfeldt-Jakob, des krachs boursiers par satellites, des engouements d’une semaine publiés par haut-parleurs, que des gloires instantanées clignotent dessus le vacarme des villes motorisées, durant qu’on maintient en animation suspendue le cadavre d’une femme enceinte, à tout hasard d’en extraire un foetus viable et d’en étudier ensuite les bizarreries psychologiques. Une après-midi de congé, on s’assoit avec l’idée de prendre connaissance du Rameau d’or de Frazer, pourquoi pas. On tourne quelques pages avec application et puis l’on bat la campagne : le moyen de rester tranquille avec du thiabendazol dans le foie, apprenant le naufrage au large de nos côtes d’une cargaison de neurotoxiques destinée à l’agriculture sous-développée ; sachant que des ordinateurs spéciaux épluchent le génome humain et programment pour le prochain siècle les besoins de ce cheptel, que des virus sans copyright rôdent autour de nos défenses immunitaires ruinées. Et c’est inutilement que l’on cherche à fixer son attention sur les conseils que le bénin Fénelon donne pour l’instruction des filles, quand elles se promènent coiffées d’appareils diffusant de la musique directement dans le cortex, que d’étonnantes sécheresses succèdent à de brusques déluges et que les trois quarts du genre humain sont un rebut dont l’économie qui les a produits ainsi ne sait que faire ; que l’on croise dans l’escalier son voisin parlant tout seul, que l’on meurt sans savoir de quoi et peut-être ignorant de ce qu’on ait vécu ; et qu’il n’est plus temps de toute façon, si les pensées que nous saurions en tirer sont inconséquentes et facultatives, bornées à l’espérance de vie de nos organes. De quel usage nous seraient-ils, dans ce présent neurasthénique où l’on nous a déplacés, ces ouvrages vénérables et toutes ces nourrissantes confitures spirituelles que l’histoire avait accumulés sur ses rayonnages.
On se souvient pourtant d’avoir aimé les livres des bouquinistes, dont le papier jauni conservait je ne sais quels atomes de l’autre siècle ; odeur du passé, songerie d’être sous un ciel pareil à celui d’alors, de partager les mêmes rues, les mêmes automnes de mansarde, les mêmes jours dans l’abondance du temps encore après nous ; et tout ce qui nous faisait aimer cette vie pour ce qu’elle était périssable. Mais dorénavant c’est au contraire : le monde vieillit et se fatigue plus vite que ne passe le sable de notre durée physiologique. C’est pour rien, pour personne ensuite de nous, ces bibliothèques dont l’entassement accable nos heures creuses : notre vie nous tombe des mains comme ces vieilleries que nous n’arrivons pas à finir.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre, Réflexions sur le peu d’avenir que contient le temps où nous sommes, tome premier, Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 1996.