mardi 13 juin 2006

Le pouvoir de lever les yeux



Lorsque Proust constate l’insuffisance, le manque de profondeur des images de Venise que lui fournit la mémoire volontaire, c’est le mot « instantané » qui lui vient aussitôt à l’idée, et ce seul mot suffit à lui rendre Venise « ennuyeuse comme une exposition de photographie ». Si l’on admet que les images surgies de la mémoire involontaire se distinguent des autres parce qu’elles possèdent une aura, il est clair que dans le phénomène qu’on peut appeler « le déclin de l’aura », la photographie aura joué un rôle décisif. Ce qui devait paraître inhumain, on pourrait même dire mortel, dans le daguerréotype, c’es qu’il forçait à regarder (longuement, d’ailleurs) un appareil qui recevait l’image de l’homme sans lui rendre son regard. Car il n’est point de regard qui n’attende une réponse de l’être auquel il s’adresse. Que cette attente soit comblée (par une pensée, par un effort volontaire d’attention tout aussi bien que par un regard au sens étroit du terme), l’expérience de l’aura connaît alors sa plénitude. [...] L’expérience de l’aura repose donc sur le transfert, au niveau des rapports entre l’inanimé — ou la nature — et l’homme, d’une forme de réaction courante dans la société humaine. Dès qu’on est — ou qu’on se croit — regardé, on lève les yeux. Sentir l’aura d’une chose, c’est lui conférer le pouvoir de lever les yeux.

Walter Benjamin, Sur quelques thèmes baudelairiens, XI.