vendredi 16 juin 2006

Il n’y a pas plus de morale de l’art que de la brouette ou du fer à repasser



Il n’est rien de plus étrange que l’homme : il va demander des leçons de morale aux écrivains ! Lui qui n’achèterait pas ses souliers chez le coiffeur ou son chapeau chez le marchand de bicyclette, il s’adresse à un marchand de phrases pour apprendre comment se conduire dans la vie ! Or l’écrivain commence au style, ou à la prétention au style, et il finit exactement au même endroit. Il n’y a pas plus de morale de l’art que de la brouette ou du fer à repasser. Il y a en revanche une morale de l’artiste. Mais on n’a pas plus de chance de la trouver chez lui que chez le fabricant de brouette, fût-elle à frein sur jante, ou de fer à repasser, fût-il à marche arrière. Il se peut qu’en vous vendant son précieux véhicule le fabricant de brouettes scrupuleux vous exhorte à ne pas faire trop de vitesse, à ne pas brûler les feux rouges, à ne pas écraser les piétons, bref vous donne mille conseils moraux. Il se peut aussi que l’écrivain vous engage à offrir votre place aux dames âgées et à ne pas dire du mal de vos meilleurs amis que lorsqu’ils ne peuvent vous entendre. Mais c’est hasard, dans un cas comme dans l’autre ; du moins n’est-ce pas obligatoire. Ce qu’il faut demander au marchand de brouettes c’est de la brouette, à l’homme de lettres c’est du style. Le reste est chimère et confusion.

Alexandre Vialatte, chronique de La Montagne, 30 septembre 1958.