lundi 31 juillet 2006

Tout passera, tout passera !



Pas lents et bercements, paroles dispersées, nuques qui se détournent pour saisir un propos galant, gorges penchées pour se dérober ou s’offrir, visages inclinées et rieurs (…), tout passera, tout passera ! Comme une société apparaît et disparaît vite sous les arbres centenaires qui mourront eux-mêmes un jour.

Élie Faure, Histoire de l’art, 1919-21.

Un peu moins vivant


Pierre Vidal-Naquet (1930-2006)

Dès après cinquante ans, nous commençons à mourir insensiblement en d’autres morts. Les grands mages, les chamans de notre jeunesse partent l’un après l’autre. Parfois, nous ne pensions déjà plus tellement à eux, ils étaient restés en arrière dans l’histoire, other voices, other rooms nous réclamaient. Ils étaient toujours là, en un sens, mais comme des tableaux qu’on ne regarde plus comme au début, des poèmes qui ne parfument plus que vaguement la mémoire.
C’est alors – chacun a ses ombres chères, ses grands intercesseurs – que survient le jour où le premier d’entre eux envahit horriblement journaux, radio, télé. Peut-être tarderons-nous à comprendre que notre mort aussi a commencé ce jour-là ; c’est une chose que j’ai sue le soir où, pendant un dîner, quelqu’un fit allusion avec indifférence à une nouvelle du bulletin d’informations, Jean Cocteau venait de mourir à Milly-la-Forêt, une partie de moi-même tomba, morte, elle aussi, sur la nappe parmi des phrases conventionnelles.
Les autres ont suivi, toujours de la même façon, la radio ou les journaux, Louis Armstrong, Pablo Picasso, Stravinsky, Duke Ellington, et hier soir, pendant que je toussais dans un hôpital de la Havane, hier soir par la voix d’un ami qui apportait jusqu’à mon lit la rumeur du monde, Charles Chaplin. Je sortirai de cet hôpital, j’en sortirai guéri, cela ne fait aucun doute, mais pour la sixième fois un peu moins vivant.

Julio Cortázar, « Mine de rien, déjà six de moins », Un certain Lucas, trad. Laure Guille-Bataillon, Gallimard, 1979.


Quiconque a vu des masques



Nous sommes trop inattentifs, ou trop occupés de nous-mêmes, pour nous approfondir les uns les autres ; quiconque a vu des masques, dans un bal, danser amicalement ensemble, et se tenir par la main sans se connaître, pour se quitter le moment d’après, et ne plus se voir ni se regretter, peut se faire une idée du monde.

Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues

vendredi 28 juillet 2006

Un jour ou deux, en juillet



On n’est pas seul ni libre ni également disponible. On est comptable d’une histoire. Il existe quelque part un grand registre immatériel mais non pas irréel où nous avons à reporter les choses auxquelles on s’est trouvé mêlé sous peine de n’être jamais quitte, de rester à soi-même une énigme, dolent et sombre, en butte à la mélancolie. Les deux premières générations du siècle qui s’achève ont été empêchées de tracer la mention adéquate dans la colonne appropriée. On ne refait pas le passé. Il ne nous est pas permis d’y revenir par corps. Mais notre esprit le peut et il n’est pas indifférent de savoir exactement ce qui nous manque, dont nous portions la place en creux. On possède alors une certitude négative ainsi qu’un jour ou deux, en juillet, pour retrouver l’endroit où elle persiste et nous appelle, où il suffit de revenir pour être heureux.

Pierre Bergounioux, « Un jour ou deux, en juillet », L'Humanité, 26 août 1999.

Pour comprendre les aventures de la Gauche moderne



Ce qu’on appelle la « Gauche », de nos jours, et en France, n’est donc en réalité que le produit d’un compromis historique particulièrement instable, négocié lors de l’affaire Dreyfus, entre ce socialisme ouvrier — qui, en France, était d’ailleurs plus proudhonien que marxiste — et le camp républicain, c’est-à-dire celui des héritiers de la philosophie des Lumières (et donc, également, de toutes ses ambiguïtés philosophiques), pour lesquels l’unique ennemi, en toutes circonstances, ne pouvait être, par définition, que « l’Ancien régime » : entendons par là, tout ce qui, sous une forme ou une autre, était censé s’opposer aux effets, tenus pour nécessairement émancipateurs, du Progrès scientifique, industriel et « moral ».
Pour comprendre les aventures de la Gauche moderne il suffit donc de se poser le problème suivant : que pouvait devenir cette configuration idéologique instable une fois que les principales puissances de l’Ancien régime auraient été historiquement éliminées (c’est chose faite depuis la Libération) et quand, au prétexte des lois d’airain de l’économie, elle aurait définitivement renoncé à maintenir dans ses programmes officiels « l’utopie » d’une critique radicale du capitalisme moderne (c’est chose faite depuis le début des années quatre-vingt) ? La réponse me paraît simple. Elle ne pouvait devenir que ce qu’elle est devenue : à savoir une simple machine politique destinée à légitimer culturellement, au nom du « Progrès » et de la « modernisation », toutes les fuites en avant de la civilisation libérale.
Or il est clair que dans cette fonction, la Gauche est infiniment mieux armée intellectuellement que toutes les droites de l’univers. Car s’il s’agit seulement, comme c’est désormais le cas, de fonder l’infrastructure psychologique et imaginaire d’un monde entièrement « libre » et modernisé (c’est-à-dire composé d’atomes perpétuellement mobiles et sans autre programme métaphysique que celui de « vivre sans temps morts et jouir sans entraves ») alors les héritiers de Sade et de l’égoïsme stirnérien seront toujours plus compétitifs et plus efficaces que les « conservateurs » de tout acabit. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner (maintenant que toute idée d’une rupture avec la logique destructrice du capitalisme est partout présentée comme « utopique », « totalitaire », voire — crime de pensée suprême — « populiste ») si cette Gauche moderne, ou « libérale-libertaire », qui contrôle désormais à elle seule l’industrie de la bonne conscience (et domine, à ce titre, presque tous les secteurs du Spectacle et de la « culture jeune » qui en est le principe d’unification), constitue d’ores et déjà la forme idéologique la plus efficace et la plus appropriée, pour préparer, accompagner, et célébrer, les terribles développements à venir de l’Économie se déployant pour elle-même.

Jean-Claude Michéa, Impasse Adam Smith, Éditions Climats, 2002.

Défense sera faite d’observer jamais le silence

Défense sera faite d’observer jamais le silence : plus on jasera, et plus confusément, et plus ce sera louable, et celui qui le premier cessera de parler devra être houspillé par tous les autres membres de la société jusqu’à ce qu’il dise les motifs qui l’ont obligé à se taire.

Niccoló Machiavelli, dit Nicolas Machiavel (1469-1527), Règlement pour une société de plaisir, art. 12, Œuvres complètes (sic), éd. Edmond Barincou, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952.

mercredi 26 juillet 2006

Nos jours maintenant sont noir et blanc



Nerval, pour nous, ce n’est pas une œuvre, ce n’est même pas un effort abandonné pour faire passer dans une œuvre qui se dérobe une expérience qui serait obscure, étrangère ou rétive. Nerval, c’est, sous nos yeux aujourd’hui, un certain rapport continu et déchiqueté au langage : d’entrée de jeu, il a été happé en avant de lui-même par l’obligation vide d’écrire. Obligation qui ne prenait tour à tour la forme de romans, d’articles, de poèmes, de théâtre que pour être aussitôt ruinée et recommencée. Les textes de Nerval ne nous ont pas laissé les fragments d’une œuvre mais le constat répété qu’il faut écrire ; qu’on ne vit et qu’on ne meurt que d’écrire. De là cette possibilité et cette impossibilité jumelles d’écrire et d’être, de là cette appartenance de l’écriture et de la folie que Nerval a fait surgir aux limites de la culture occidentale — à cette limite qui est creux et cœur. Comme une page imprimée, comme la dernière nuit de Nerval, nos jours maintenant sont noir et blanc.

Michel Foucault, « L’obligation d’écrire », Arts : lettres, spectacles, musiques, n° 980, 11-17 novembre 1964.

Les plus petits pieds


Claire Wendling

Il sera nommé un maître de jeu, tout à tour homme ou femme, dont les fonctions dureront huit jours. En cette charge se succèderont par rang de taille, côté hommes, les plus longs nez, côtés dames, les plus petits pieds.

Niccoló Machiavelli, dit Nicolas Machiavel (1469-1527), Règlement pour une société de plaisir, art. 2, Œuvres complètes (sic), éd. Edmond Barincou, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1952.

jeudi 20 juillet 2006

Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée

Mon grand-père avait coutume de dire : « La vie est étonnament brève. Dans mon souvenir elle se ramasse aujourd’hui sur elle-même si serrée que je comprends à peine qu’un jeune homme puisse se décider à partir à cheval pour le plus proche village sans craindre que – tout accident écarté – une existence ordinaire et se déroulant sans heurts ne suffise pas, de bien loin, même pour cette promenade. »

Franz Kafka, « Le plus proche village », trad. Alexandre Vialatte.


Ron Evans, Farm Dog, Arkansas, 1997

Le beau style l'indispose


Henri Cartier-Bresson, Henri Matisse, 1944

Monsieur Songe quand il croit avoir bien tourné une phrase se défend mollement de l'admirer et puis finalement la méprise. Le beau style l'indispose. Mais que faire d'autre que de s'y exténuer lorsqu'on ne l'aime plus ? Ecrire mal ? Plus la force.

Robert Pinget, Le Harnais, éditions de Minuit, 1984.

Il s’étonnait que les chats



Il s’étonnait que les chats eussent la peau percée de deux trous précisément à la place des yeux.

Georg Christoph Lichtenberg

samedi 15 juillet 2006

Je suis toujours dans le cirque d’Oklahoma



Je n’ai aucun souvenir de cette année-là sauf qu’il y eut des élections et que quelqu’un, par une nuit qui me parut infinie, jura et rejura que j’étais catalan. Je passai mon chemin. Je tournai au coin d’une rue. La tramontane soufflait fort, et je me souvins que dans ma jeunesse je désirais être beaucoup de personnes et beaucoup de lieux à la fois, car n’être qu’une seule personne me semblait bien peu. En tournant à un autre coin de rue et en me faisant fouetter plus violemment que jamais par le vent, je constatai quelque chose que je soupçonnais depuis longtemps. Nous sommes trop semblables à nous-mêmes, et nous courons le risque de finir par trop nous ressembler. À mesure qu’on avance dans la vie, les mêmes manies, le même personnage insignifiant se figent. Je tournai encore à un coin de rue et depuis je ne me suis pas réveillé de ce cauchemar qui consiste à se réveiller d’un cauchemar et à voir que je suis toujours dans le cirque d’Oklahoma, et qu’il n’y a pas d’issue.

Enrique Vila-Matas, Hijos sin hijos (1993), trad. par André Gabastou, Enfants sans enfants, Christian Bourgois, 1999.

Ni les extrêmes sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres

Rien ne nous plaît que le combat, mais non pas la victoire : on aime à voir les combats des animaux, non le vainqueur acharné sur le vaincu ; que voulait-on voir, sinon la fin de la victoire ? Et dès qu’elle arrive, on en est saoul. Ainsi dans le jeu. Ainsi, dans la recherche de la vérité, on aime à voir, dans les disputes, le combat des opinions ; mais, de contempler la vérité trouvée, point du tout ; pour la faire remarquer avec plaisir, il faut la faire voir naître de la dispute. De même, dans les passions, il y a du plaisir à voir deux contraires se heurter ; mais, quand l’une est maîtresse, ce n’est plus que brutalité. Nous ne cherchons jamais les choses, mais la recherche des choses. Ainsi, dans les comédies, les scènes contentes, sans crainte, ne valent rien, ni les extrêmes sans espérance, ni les amours brutaux, ni les sévérités âpres.

Blaise Pascal, Pensées (1670).

La domination produit les hommes dont elle a besoin



La domination produit les hommes dont elle a besoin, c’est-à-dire qui aient besoin d’elle ; et toutes les prétendues commodités de la vie moderne, qui en font la gêne perpétuelle, s’expliquent assez par cette formule que l’économie flatte la faiblesse de l’homme pour faire de l’homme faible son consommateur, son obligé ; son marché captif qui ne peut plus se passer d’elle : une fois les ressorts de sa nature humaine détendus ou faussés, il est incapable de désirer autre chose que les appareils qui représentent et sont à la place des facultés dont il a été privé. La fourniture lui en devient un droit imprescriptible et inaliénable : elles sont toutes ensemble la qualité de son être, dont la privation l’anéantirait sans aucun doute. Il n’y a aucune faculté qui puisse se conserver si elle ne s’exerce et toutes se tiennent et sont tellement subordonnées qu’on ne peut en limiter aucune sans que les autres ne s’en ressentent : l’homme affaibli ne peut pas imaginer autrement son existence pour la raison que ce sont désormais les images qu’on lui projette en livret d’accompagnement qui lui tiennent lieu d’imagination de la vie possible.

Baudouin de Bodinat, La Vie sur terre. Réflexions sur le peu d'avenir que contient le temps où nous vivons, tome premier, Editions de l'Encyclopédie des nuisances, 1996.

vendredi 7 juillet 2006

Il y a trois sujets à traiter

Il y a trois sujets à traiter : l’amour, la mort et les mouches. Depuis que l’homme existe, ce sentiment, cette peur et la présence de ces insectes n’ont cessé de l’accompagner. Je laisse les autres traiter les deux premiers sujets. Moi, je m’occupe des mouches, qui sont bien meilleures que les hommes mais pas meilleures que les femmes.

(…) Toi, regarde la mouche. Observe, réfléchis.

Augusto Monterroso, Mouvement perpétuel (1974), trad. Christine Monot, Éditions du Passage du Nord-Ouest, 2004.

Henry Horenstein, Harbor Seal

Cependant parler


Brad Temkin, Co. Antrim, Northern Ireland, 1991

Orphée ne peut se retourner, il doit aller de l’avant et chanter ce qu’il désire sans le considérer : toute parole juste ne peut être qu’une esquive profonde ; le problème en effet pour quelqu’un qui croit le langage excessif (empoisonné de socialité, de sens fabriqués) et qui veut cependant parler (refusant l’ineffable), c’est de s’arrêter avant que ce trop de langage ne se forme : prendre de vitesse le langage acquis, lui substituer un langage inné antérieur à toute conscience et doué cependant d’une grammaticalité irréprochable.

Roland Barthes, Sollers, écrivain, Le Seuil, 1979.

Il y avait chez eux d’autres agréments qui me prenaient davantage le cœur



Il y avait chez eux d’autres agréments qui me prenaient davantage le cœur : c’était de causer et de rire avec eux, c’était les complaisances d’une bienveillance mutuelle, la lecture en commun des livres bien écrits, les plaisanteries, les égards réciproques ; quelquefois un désaccord sans rancune, comme on en a avec soi-même, dissentiments rarissimes qui sont le sel d’une entente habituelle ; c’était d’instruire et d’être instruit tour à tour ; le regret impatient des absents, l’accueil joyeux fait a ceux qui arrivent. Ces témoignages et d’autres de même sorte, qui s’échappent des coeurs aimants et aimés, par le visage, la langue, les yeux, par mille gestes gracieux sont comme un foyer ou les âmes se fondent et de plusieurs n’en font qu’une seule.

Saint Augustin, Les Confessions, livre IV, chap. 8, traduit du latin par Joseph Trabucco, éditions Garnier frères, 1964.

Rien fait

C’est un terrible avantage de n’avoir rien fait, mais il ne faut pas en abuser.

Antoine de Rivarol (1753-1801)