mardi 24 novembre 2009

La politique commence avec la capacité de feindre sa propre douleur



Dans un épisode célèbre de La Chinoise, Jean-Pierre Léaud mimait la démonstration exemplaire d’un étudiant chinois tabassé par la police soviétique. La tête couverte de bandages, celui-ci les enlevait lentement, cérémonieusement, pour mieux préparer le spectacle atroce de la chair meurtrie témoignant du crime « révisionniste ». La dernière bande enlevée, le visage apparaissait : intact, semblable à celui de l’acteur, au vôtre, au mien.
Quelle morale tirer de ce cet apologue ? L’éternel mensonge de la propagande, forte de son principe : « plus c’est gros, plus ça passe » ? La démonstration, dans ce cas, eût été bien étrange. Manifestement, le sens de la pantomime ne concernait pas le mensonge, mais le type de vérité qu’il présuppose. En dévoilant la fausse vérité d’un corps meurtri, la mise en scène de Godard nous rappelait ceci : il n’y pas de vérité nue, de douleur qui parle par elle-même. Il n’y de vérité de la douleur que par une démonstration qui lui donne une parole, un argument, disons-le, en termes aristotéliciens, une fable.
La mise en scène politique de la souffrance suppose qu’il y a une vérité dont la parole seule est capable. Elle suppose que la douleur feinte par celui qui porte le masque produit de la connaissance et des affects purifiés. La politique, en ce sens, tient de la tragédie. Mais elle va plus loin qu’elle. L’acteur, en effet, n’a à feindre que la douleur d’Hécube qui ne lui est rien. La politique commence avec la capacité de feindre sa propre douleur, de lui constituer un masque, une fable qui la rende partageable au-delà de la crainte et de la pitié. Les bandelettes alors ne cachent pas seulement une fausse meurtrissure, elles exhibent une vérité – feinte, argumentée, communicable – d’une douleur passée en raisons.
Car la souffrance fondamentale, c’est l’état de celui qui ne peut pas feindre sa douleur. De celui-là on a crainte ou pitié, pitié craintive, haineuse, comme on avait jadis pour les classes laborieuses et dangereuses. Celles-ci, on le sait, ont inventé leur politique le jour où elles ont appris à jouer leur vraie douleur avec les mots empruntés à la feinte douleur des héros romantiques. L’apologue de Godard nous enseigne alors ceci : celui qui souffre, en vérité, souffre autrement – comme nous qui ne souffrons pas de sa douleur et pouvons alors nous reconnaître sur son visage sans traces.

Jacques Rancière, « La feinte douleur », La Quinzaine littéraire, n° 675, août 1995, repris dans Moments politiques, éditions La Fabrique, 2009.

vendredi 20 novembre 2009

Tout homme porte une chambre en lui



Tout homme porte une chambre en lui. On peut même le vérifier en écoutant. Quand quelqu’un marche vite et que l’on tend l’oreille la nuit par exemple, lorsque tout est tranquille, on peut entendre le petit bruit d’un miroir mal fixé au mur ou celui d’un chapeau de lampe.

Franz Kafka, Cahier B (janvier-février 1917), Cahiers in-octavo (1916-1918), traduit de l’allemand par Pierre Deshusses, Bibliothèque Rivages, 2009.

jeudi 5 novembre 2009

Il arrive fréquemment qu’un grand livre soit un grand malheur



Si la sentence de Synésios de Cyrène, voler les travaux des morts est une plus grande offense que voler leurs vêtements, est justifiée, que deviendront la plupart des écrivains ? À la barre, je lève la main avec les autres car je suis coupable de ce type de crime, vous avez l’aveu de l’accusé, être condamné avec les autres me satisfait. Il est tout à fait vrai que nombreux sont ceux que tient la maladie incurable d’écrire et il n’y a point de fin à multiplier les livres, comme le disait déjà le vieux sage ; à notre époque écrivassière et tout particulièrement alors que le nombre de livres est innombrable, comme l’a dit un homme de valeur, et quand les presses sont oppressées, à une époque où il suffit que tout un chacun soit d’humeur à se gratter pour vouloir s’afficher et désirer célébrité et honneurs (nous écrivons tous, doctes et ignares), celui-là écrira quoi qu’il en soit et y parviendra, peu importent ses sources. Ensorcelés par le désir d’être célèbres, même au plus fort de la maladie, au risque de perdre la santé et d’être à peine capables de tenir une plume, ils doivent dire quelque chose, le sortir d’eux-mêmes, et se faire un nom, quitte à écraser et à ruiner beaucoup d’autres personnes. Ils veulent être comptés parmi les écrivains, être salués comme écrivains, être acceptés et tenus pour polymathes et polyhistors, se voir attribuer par la foule ignorante l’appellation vaine d’artiste, obtenir un royaume en papier; sans espoir de gain mais désireux d’une grande célébrité, à notre époque d’érudition immature, de précipitation et d’ambition (voilà comment J. C. Scaliger la critique) et alors qu’ils ne sont encore que des disciples, voilà qu’ils veulent devenir des maîtres et des professeurs, avant même de savoir écouter correctement. Ils se précipitent vers tous les domaines de la connaissance, civils ou militaires, vers les auteurs de théologie et ceux des humanités, fouillent tous les index et tous les pamphlets pour produire des notes, comme nos marchands draguent le fond des ports étrangers pour y faire entrer leurs navires, ils écrivent de gros volumes, alors que ces derniers attestent qu’ils sont plus loquaces qu’érudits. Ils prétendent généralement être à la recherche du bien de tous, mais, comme le fait remarquer Gesner, ils sont poussés par l’orgueil et la vanité, ils n’apportent rien de neuf ni rien qui en vaille la peine, seulement la même chose, en d’autres termes. S’ils deviennent auteurs, c’est pour occuper les imprimeurs ou pour prouver qu’ils ont existé. Tels des apothicaires, nous réalisons de nouveaux mélanges tous les jours, versons d’un récipient dans un autre, et comme ces anciens Romains qui pillèrent toutes les cités du monde pour construire leur Rome, en en choisissant si mal le site, nous écrémons l’esprit des autres hommes, prenons les plus belles fleurs dans les jardins que d’autres ont entretenus avec soin et les transplantons dans nos propres parterres stériles. Ils lardent leurs maigres livres de la graisse de ceux des autres dénonce Giovio. Voleurs ignorants, &c. Faute que soulignent tous les écrivains, comme je le fais en ce moment, et pourtant tous sont coupables, ils sont des hommes de trois lettres, tous des voleurs, ils pillent les écrivains d’autrefois pour rembourrer leurs nouveaux commentaires, raclent les tas de fumier d’Ennius, plongent dans le puits de Démocrite, comme je l’ai fait. Et c’est ainsi que l’on voit que non seulement nos bibliothèques et nos librairies sont pleines de papier puant, mais aussi toutes les chaises percées, toutes les latrines ; les vers qu’ils écrivent sont lus à la selle ; ils servent à emballer les tourtes, à envelopper les épices, à empêcher les rôtis de brûler. Chez nous, en France, nous dit J. J. Scaliger, tous les hommes sont libres d’écrire, mais peu en sont capables, jusqu’à présent le savoir était servi par des savants au jugement sain, mais à présent les sciences les plus nobles sont salies par des pisse-copie vils et sans culture qui écrivent par vaine gloire, par nécessité, pour obtenir de l’argent ou pour flatter et enjôler quelque grand homme qu’ils parasitent; ils produisent des niaiseries, des déchets et des sottises. Parmi tant de milliers d’auteurs, vous aurez du mal à en trouver dont la lecture fera de vous quelqu’un d’un peu meilleur; tout au contraire elle vous infectera alors qu’elle devrait contribuer à vous perfectionner.
Celui qui lit ces choses,
Qu’apprend-il sinon des billevesées et des bagatelles ?
De sorte qu’il arrive fréquemment (Callimaque l’a remarqué autrefois) qu’un grand livre soit un grand malheur. Cardan accuse les Français & les Allemands d’écrire pour rien, il ne leur reproche pas d’écrire, mais voudrait les voir faire preuve d’inventivité ; nous continuons sans cesse à tisser le même filet, à tordre la même corde encore et encore, ou alors, s’il s’agit d’une nouveauté, elle n’est que babiole ou divertissement écrit par des gens oisifs qui souhaitent être lus par des gens tout aussi oisifs; et pourquoi ne savent-ils pas inventer? Il faut avoir un esprit bien stérile pour, à notre époque où tous écrivent, ne rien forger de neuf. Les princes exhibent leurs armées, les riches se vantent de leurs édifices, les soldats de leur virilité, et les lettrés divulguent leurs babioles, il faut qu’on les lise, il faut qu’on les entende, qu’on le veuille ou non.

Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, 1652, traduit de l'anglais par Bernard Hoepffner, Anatomie de la mélancolie, éditions José Corti, 2000.

lundi 2 novembre 2009

Le lapin est la cause du chien



Effet n. Le second de deux phénomènes qui apparaissent toujours ensemble et dans le même ordre. Le premier, appelé cause, est censé générer l’autre — ce qui n’est pas mieux démontré que par cette personne qui, n’ayant jamais vu de chien auparavant que dans la poursuite d’un lapin, déclare que le lapin est la cause du chien.

Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du diable, 1911, traduit de l'am
éricain par Bernard Salé, éditions Rivages.

dimanche 1 novembre 2009

L’ordre ou le désordre des discours

(...) La numérisation des objets de la culture écrite qui est encore la nôtre (le livre, la revue, le journal) leur impose une mutation bien plus forte que celle impliquée par la migration des textes du rouleau au codex. L’essentiel ici me paraît être la profonde transformation de la relation entre le fragment et la totalité.
Au moins jusqu’à aujourd’hui, dans le monde électronique, c’est la même surface illuminée de l’écran de l’ordinateur qui donne à lire les textes, tous les textes, quels que soient leur genre ou leur fonction. Est ainsi rompue la relation qui, dans toutes les cultures écrites antérieures, liait étroitement des objets, des genres et des usages. C’est cette relation qui organise les différences immédiatement perçues entre les différents types de publications imprimées et les attentes de leurs lecteurs, guidés dans l’ordre ou le désordre des discours par la matérialité même des objets qui les portent.
Et c’est cette même relation qui rend visible la cohérence des œuvres, imposant la perception de l’entité textuelle, même à celui qui n’en veut lire que quelques pages. Dans le monde de la textualité numérique, les discours ne sont plus inscrits dans des objets, qui permettent de les classer, hiérarchiser et reconnaître dans leur identité propre. C’est un monde de fragments décontextualisés, juxtaposés, indéfiniment recomposables, sans que soit nécessaire ou désirée la compréhension de la relation qui les inscrit dans l’œuvre dont ils ont été extraits.

Roger Chartier, L’Avenir numérique du livre, Le Monde, 26 octobre 2009.