L’ordre ou le désordre des discours
(...) La numérisation des objets de la culture écrite qui est encore la nôtre (le livre, la revue, le journal) leur impose une mutation bien plus forte que celle impliquée par la migration des textes du rouleau au codex. L’essentiel ici me paraît être la profonde transformation de la relation entre le fragment et la totalité.
Au moins jusqu’à aujourd’hui, dans le monde électronique, c’est la même surface illuminée de l’écran de l’ordinateur qui donne à lire les textes, tous les textes, quels que soient leur genre ou leur fonction. Est ainsi rompue la relation qui, dans toutes les cultures écrites antérieures, liait étroitement des objets, des genres et des usages. C’est cette relation qui organise les différences immédiatement perçues entre les différents types de publications imprimées et les attentes de leurs lecteurs, guidés dans l’ordre ou le désordre des discours par la matérialité même des objets qui les portent.
Et c’est cette même relation qui rend visible la cohérence des œuvres, imposant la perception de l’entité textuelle, même à celui qui n’en veut lire que quelques pages. Dans le monde de la textualité numérique, les discours ne sont plus inscrits dans des objets, qui permettent de les classer, hiérarchiser et reconnaître dans leur identité propre. C’est un monde de fragments décontextualisés, juxtaposés, indéfiniment recomposables, sans que soit nécessaire ou désirée la compréhension de la relation qui les inscrit dans l’œuvre dont ils ont été extraits.
Roger Chartier, L’Avenir numérique du livre, Le Monde, 26 octobre 2009.