dimanche 20 décembre 2015

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles,

Claudam nunc oculos, aures obturabo, avocabo omnes sensus, imagines etiam rerum corporalium omnes vel ex cogitatione mea delebo, vel certe, quia hoc fieri vix potest, illas ut inanes & falsas nihili pendam, meque solum alloquendo & penitius inspiciendo, meipsum paulatim mihi magis notum & familiarem reddere conabor. Ego sum res cogitans, id est dubitans, affirmans, negans, pauca intelligens, multa ignorans, volens, nolens, imaginans etiam & sentiens ; ut enim ante animadverti, quamvis illa quæ sentio vel imaginor extra me fortasse nihil sint, illos tamen cogitandi modos, quos sensus & imaginationes / appello, quatenus cogitandi quidam modi tantum sunt, in me esse sum certus. Atque his paucis omnia recensui quæ vere scio, vel saltem quæ me scire hactenus animadverti.

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que j’ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j’imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser, que j’appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu’elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi. Et dans ce peu que je viens de dire, je crois avoir rapporté tout ce que je sais véritablement, ou du moins tout ce que jusques ici j’ai remarqué que je savais.

René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation troisième, De Deo, quod existat, De Dieu, qu’il existe, 1641.

jeudi 17 décembre 2015

Une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle

Car pourquoy prenons nous tiltre d’estre, de cet instant, qui n’est qu’une eloise [un éclair] dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ny generation ny corruption en nature.
Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en general. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un mesme n’est pas : Et qu’il n’y a rien.
Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine.

Michel de Montaigne, Essais II, 12, Apologie de Raimond Sebond.

mercredi 16 décembre 2015

Le cœur de la machine d’information, c’est l’interprétation

Il ne s’agit pas de dire, comme certains critiques des médias, que l’écran télévisuel rend la réalité et le simulacre équivalents, et que les événements n’ont plus besoin d’exister en vrai puisque leurs images existent sans eux. Quoi qu’en disent ces critiques, ce n’est pas l’image qui constitue le cœur du pouvoir médiatique et de son utilisation par les pouvoirs. Le cœur de la machine d’information, c’est l’interprétation. On a besoin d’événements, même faux, parce que leurs interprétations sont déjà là, qu’elles leur préexistent et les appellent. [...]
Il faut qu’il y ait toujours des événements pour que la machine tourne. Cela ne veut pas simplement dire qu’il faut du sensationnel pour vendre du papier. Il ne faut pas simplement noircir du papier. Il faut fournir de la matière à la machine interprétative. Celle-ci n’a pas besoin seulement qu’il arrive toujours quelque chose. Elle a besoin qu’il arrive aussi un certain type de choses : ce qu’on appelle des « phénomènes de société » : des événements particuliers arrivant en un point quelconque de la société à des gens ordinaires, mais aussi des événements qui constituent des symptômes, à travers lesquels le sens global d’une société puisse se lire : des événements qui appellent une interprétation mais une interprétation qui est déjà là avant eux. Car, en définitive, l’interprétation se ramène toujours à la même explication, en deux points : premièrement, il y a du trouble dans la société moderne, parce qu’elle n’est pas assez moderne, parce qu’il y a des groupes qui ne sont pas encore vraiment modernes, qui véhiculent toujours les valeurs tribales traditionnelles. Deuxièmement, il y a du trouble dans la société moderne, parce qu’elle est trop moderne, parce qu’elle a perdu trop vite le sens des solidarités collectives qui caractérisait les sociétés traditionnelles et que tout le monde y est indifférent à tout le monde.

Jacques  Rancière, Chroniques des temps consensuels, éditions du Seuil, 2005

samedi 12 décembre 2015

Le stéréotype est la voie actuelle de la « vérité »

Le stéréotype, c’est le mot répété, hors de toute magie, de tout enthousiasme, comme s’il était naturel, comme si par miracle ce mot qui revient était à chaque fois adéquat pour des raisons différentes, comme si imiter pouvait ne plus être senti comme une imitation : mot sans-gêne, qui prétend à la consistance et ignore sa propre insistance. Nietzsche a fait cette remarque, que la « vérité » n’était que la solidification d’anciennes métaphores. Eh bien, à ce compte, le stéréotype est la voie actuelle de la « vérité », le trait palpable qui fait transiter l’ornement inventé vers la forme canoniale, contraignante, du signifié. (Il serait bon d’imaginer une nouvelle science linguistique ; elle étudierait non plus l’origine des mots, ou étymologie, ni même leur diffusion, ou lexicologie, mais les progrès de leur solidification, leur épaississement le long du discours historique ; cette science serait sans doute subversive, manifestant bien plus que l’origine historique de la vérité : sa nature rhétorique, langagière.)

Roland Barthes, Le Plaisir du texte, éditions du Seuil, 1973.

jeudi 3 décembre 2015

Il ne suffit pas de changer le monde

Il ne suffit pas de changer le monde. Nous le changeons de toute façon. Il change même considérablement sans notre intervention. Nous devons aussi interpréter ce changement pour pouvoir le changer à son tour. Afin que le monde ne continue pas ainsi à changer sans nous. Et que nous ne nous retrouvions pas à la fin dans un monde sans hommes.

Günther Anders, Die Antiquiertheit des Menschen, vol. 2, Über die Zerstörungs des Lebens im Zeitalter der dritten industriellen Revolution, Munich, 2002 ; L’Obsolescence de l’homme, tome II, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisièle révolution industrielle, traduit de l’allemand par Christophe David, éditions Fario, 2011.