samedi 21 octobre 2023

Le samedi est terrible, le dimanche terrifiant, le lundi apporte le soulagement

 

 

Les samedis après-midi, je les ai toujours ressentis comme un temps très dangereux pour tout le monde ; le mécontentement de soi-même et de tout en général et en particulier, la conscience soudain d’être, sa vie durant, effectivement exploité et absurdement au monde produisaient cet état d’esprit auquel la plupart s’abandonnaient, dans lequel ils se plongeaient à une profondeur effrayante. La plupart des hommes sont habitués à leur travail, leur occupation, à quelque occupation, quelque travail réguliers, si ce travail, cette occupation s’arrêtent ils perdent instantanément leur contenu et leur conscience et ne sont plus autre chose qu’un état de désespoir morbide. Il en est de l’individu comme de la plupart des gens. Ils pensent qu’ils se régénèrent mais en réalité c’est un vide dans lequel ils deviennent à moitié fous. Aussi les samedis après-midi, tous en arrivent aux idées les plus folles et tout se termine toujours d’une façon peu satisfaisante. Ils commencent à déplacer les armoires et les commodes, les tables, les fauteuils et leurs propres lits, ils brossent leurs habits sur les balcons, ils cirent leurs chaussures comme s’ils étaient pris de démence. Les femmes montent sur les banquettes au-dessous des fenêtres et les hommes descendent à la cave et y soulèvent des tourbillons de poussière avec leurs balais de paille de riz, des familles entières croient être obligées de faire des rangements, se précipitent sur le contenu de leur habitation, le dérangent et au bout de cette occupation elles en ont elles-mêmes l’esprit dérangé. Ou bien les gens se couchent et s’occupent de leurs infirmités, s’évadent et s’envolent dans leurs maladies qui sont des maladies permanentes qu’ils se rappellent les samedis après-midi, quand le travail a pris fin. Les médecins connaissent cela : les samedis après-midi, on requiert leurs services comme à aucun autre moment. Quand le travail s’arrête, les maladies commencent, brusquement les douleurs sont là, le fameux mal de tête du samedi, les battements de cœur du samedi après-midi, les défaillances subites, les accès de fureur. Toute la semaine le travail et même une simple occupation jugulent, apaisent les maladies, le samedi après-midi elles se font sentir et l’être humain perd aussitôt son équilibre. Lorsque celui qui a cessé de travailler à midi a simplement conscience, peu après, de sa situation effective qui, dans tous les cas, peu importe qui il est, peu importe ce qu’il est, peu importe où il est, n’est jamais qu’une situation sans espoir, il doit nécessairement se dire qu’il n’est rien d’autre qu’un être malheureux même s’il prétend le contraire. Les quelques favorisés que le samedi ne bouleverse pas ne font que confirmer la règle. Au fond, le samedi est un jour redouté, encore bien plus redouté que le dimanche : le samedi en effet, chacun sait que le dimanche va arriver et le dimanche est le jour le plus terrible mais après le dimanche vient le lundi et le lundi est jour de travail, ce qui fait supporter le dimanche. Le samedi est terrible, le dimanche terrifiant, le lundi apporte le soulagement. Tout le reste est une affirmation stupide et malveillante. Le samedi, l’orage se prépare, le dimanche il éclate, le lundi, le calme est revenu. L’homme n’aime pas la liberté, tout le reste est mensonge, il ne sait rien faire de la liberté. À peine est-il libre qu’il s’occupe à ouvrir les commodes pleines de vêtements et de linge, à ranger de vieux papiers, il cherche des photographies, des documents, des lettres, il va au jardin bêcher, court sans absolument aucune signification, ni aucun but dans une direction quelconque, peu importe le temps qu’il fait, et appelle cela une promenade. Là où il y a des enfants, on leur fait prendre part à l’occupation bien connue de tuer le temps, on les excite, on leur donne des raclées, on les gifle pour qu’ils fassent naître le chaos qui, en vérité, est le salut. Qu’y a-t-il, d’autre part, de plus terrible qu’une promenade de samedi après-midi, une visite à des parents ou à des personnes de connaissance, où l’on satisfait sa curiosité et l’on détruit les relations avec sa parenté ou les gens de sa connaissance ? Si les gens lisent, ils subissent en réalité le tourment d’une peine qu’ils se sont eux-mêmes infligée et rien n’est plus ridicule que le sport, cet alibi préféré entre tous pour justifier l’absence complète de signification de l’individu. Le week-end est un coup mortel assené à tout individu et la mort de toute famille. Le samedi, après la fin du travail, l’individu, donc chacun, avec une soudaineté brutale se trouve complètement seul car en vérité et en réalité seul leur travail fait vivre les hommes ensemble toute leur vie, en vérité et en réalité ils ne possèdent que leur emploi, rien d’autre. 

 

Thomas Bernhard, Der Keller - Eine Entziehung, 1976 ; La Cave. Un retrait, traduit de l’allemand par Albert Kohn, Gallimard, 1982.

mercredi 20 septembre 2023

Pas de mots

Trött på alla som kommer med ord, ord men inget språk
for jag till den snötäckta ön.
Det vilda har inga ord.
De oskrivna sidorna breder ut sig åt alla håll!
Jag stöter på spåren av rådjursklövar i snön.
Språk men inga ord. 

 

Las de tous ceux qui viennent avec des mots, des mots mais pas de langage,
je partis pour l’île recouverte de neige.
La vie sauvage n’a pas de mots.
Ses pages blanches s’étalent dans tous les sens !
Je tombe sur les traces de pattes d’un cerf dans la neige.
Un langage mais pas de mots.
 

Tomas Tranströmer, « Från mars -79 », Det vilda torget, Stockholm : Bonniers förlag, 1983 ; traduction suédoise [modifiée] de Jacques Outin, « En mars ’79 », La place sauvage, dans Baltiques. Œuvres complètes 1954-2004, Éditions Le Castor astral, 1996, 2004, Éditions Gallimard, 2004.


mercredi 13 septembre 2023

L’heure de Zarathoustra


Quand midi approche, les ombres ne sont encore que des bords noirs, nets, au pied des choses, prêtes à se retirer sans bruit, à l’improviste, dans leur terrier, dans leur mystère. Alors est venue, dans sa plénitude concise, ramassée, l’heure de Zarathoustra, du penseur au « midi de la vie », au « jardin de l’été ». Car c’est la connaissance qui dessine le contour des choses avec le plus de rigueur, comme le fait le soleil au plus haut de sa trajectoire.

 

Walter Benjamin, ”Kurze Schatten“Neue Schweizer Rundschau, 1929 ; traduit de l’allemand par Nicole Casanova, « Brèves ombres », dans Critique de la violence et autres essais, Éditions Payot, 2012.

lundi 3 juillet 2023

Je sais nager comme les autres

Je sais nager comme les autres, c’est seulement que j’ai une meilleure mémoire que les autres, je n’ai pas oublié les temps où je ne savais pas nager. Mais comme je ne les ai pas oubliés, il ne me sert à rien de savoir nager et en fin de compte je ne sais pas nager.

 

Franz Kafka, [Liasse de 1920], août-septembre 1920, dans Œuvres complètes I, Nouvelles et récits, édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2018.

dimanche 25 juin 2023

Le riz n’est pas encore cuit

Un lettré chinois reçoit un jour d’un Immortel le don d’un oreiller magique. Il venait de mettre à cuire une marmite de riz. Il pose sa tête sur le coussin et s’endort. Il rêve pendant des années, il rêve qu’il voyage, est amoureux, devient ministre de l’Empereur, se marie, a dix enfants, accumule le savoir, les expériences et la sagesse. Quand il se réveille, il est blanchi, chenu, très vieux, approche des cent années. Il se lève, va goûter le riz, qui n’est pas encore cuit. L’Immortel est sur le pas de sa porte, qui lui dit : « Les affaires de ce monde ne sont pas différentes ». 

 

Claude Roy, « Temps. Septembre 1977 », Permis de séjour 1977-1982, Gallimard, 1983.

dimanche 18 juin 2023

En cas d’action ?

LE BONHOMME DE TERRE.
Toute syllabe que je te dis ne m’avance pas toujours d’un son identique vers le sens d’un mot. Et cependant, chaque mot que je te prononce donne à manger à ma bouche de sortie.

LA FEMME SÉMINALE.
Et en cas d’action ? Si l’action venait à manquer ?

LE BONHOMME DE TERRE.
En cas d’action, nous mangerons les restes de ce que nous avons dit. Peut-être que je quitterai ce monde sans m’en être sorti : mais en tout cas, je ne vais pas m’en aller par le verbe entrer.

 

Valère Novarina, Le Jardin de reconnaissance, P.O.L., 1997.

samedi 3 juin 2023

Ah

Kent : Ah !

 

William Shakespeare, Le Roi Lear (traduction Lamotte-Granjon), acte III, scène 2. — Cité par Jean Giono, Le Bestiaire, Éditions Ramsay de Cortanze, 1991, Éditions Héros-Limite, 2023.


*   *   *

— Ah !
— Pourquoi dites-vous : ah ?


Victor Hugo, Les Misérables, Albert Lacroix & Cie, 1862. — Cité par Philippe Dufour, La Pensée romanesque du langage, Éditions du Seuil, 2004.

dimanche 28 mai 2023

Deux maisons

L’écriture se refuse à moi. D’où le projet de recherches autobiographiques. Pas une biographie, mais la recherche et le repérage d’éléments constitutifs aussi infimes que possible. À partir d’eux, j’entends ensuite me construire, à la manière d’un homme dont la maison est précaire et qui veut en construire une autre juste à côté, sûre quant à elle, en réutilisant si possible les matériaux de l’ancienne. Scénario désastreux : ses forces l’abandonnent au beau milieu de la construction , et voilà qu’il possède désormais, au lieu d’une demeure certes précaire, mais entière, une maison à demi détruite et une autre à demi construite, donc rien du tout. Ce qui s’ensuit est pure folie, quelque chose comme une danse cosaque entre les deux maisons, au cours de laquelle le cosaque laboure et déblaie la terre avec les talons de ses bottes jusqu’à ce que sa propre tombe s’ouvre sous ses pieds. 

 

Franz Kafka, [Cahier du « Virtuose de la faim »], Œuvres complètes IV, Journaux et lettres 1914-1924, édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2022.

mardi 23 mai 2023

Au four et au moulin

Bert Hardy, Le restaurant La Grenouille, 1952.

 

Si peu de mots, dans les rêves, qu’on prend facilement cette aphasie pour un don de prophète, et le moindre calembour pour un fragment d’Héraclite, dont la signification tout entière est dans une enfance à déchiffrer.

Nous sommes devenus l’oracle et l’interprète à la fois : au four et au moulin, de jour comme de nuit.

 

Gérard Macé, La mémoire aime chasser dans le noir, Gallimard, 1993.

jeudi 11 mai 2023

dit l’artiste de la faim


 

« J’ai toujours voulu que vous admiriez mon jeûne », dit l’artiste de la faim. « Nous l’admirons d’ailleurs », dit l’inspecteur, fort prévenant. « Mais vous ne devriez pas l’admirer », dit l’artiste de la faim. « Bon, alors nous ne l’admirons pas », dit l’inspecteur. « Pourquoi donc ne devons-nous pas l’admirer ? » « Parce que je dois jeûner, je ne peux pas faire autrement », dit l’artiste de la faim. « Ça alors », dit l’inspecteur, « pourquoi ne peux-tu faire autrement ? » « Parce que » dit l’artiste de la faim, relevant un peu sa petite tête et parlant avec les lèvres pressées comme pour un baiser tout contre l’oreille de l’inspecteur, afin que rien ne se perdît, « parce que je n’ai pas pu trouver les aliments qui me plaisent. Si je les avais trouvés, crois-moi, je n’aurais pas fait d’histoires et je me serais rassasié comme toi et tous les autres. »


Franz Kafka, Derniers cahiers (1922-1924) [cahier de « L’Artiste de la faim »], traduit de l’allemand par Robert Kahn, Éditions Nous, 2017.

mardi 2 mai 2023

Générosité espagnole

Par un Espagnol de mes amis, le roi d’Espagne m’a fait donner trois gros diamants sur une chemise, une collerette de dentelle sur une veste de toréador, un portefeuille contenant des recommandations sur la conduite de la vie. Voitures ! boulevards, visites chez des amis : la bonne couchera-t-elle avec moi ? M. S. L. a tendu la main à G. A. qui la lui a refusée sans motifs. Je suis raccommodé avec les Y... Or, voici qu’à la Bibliothèque Nationale je m’aperçois que je suis surveillé. Quatre employés s’avancent vers moi avec une épée de poupée chaque fois que je cherche à lire certains livres. Enfin un tout jeune groom s’avance : « Venez ! » me dit-il. Il me montre un puits caché derrière les livres ; il me montre une roue de planches qui a l’air d’un instrument de supplices : « Vous lisez des livres sur l’Inquisition, vous êtes condamné à mort ! » et je vis que sur ma manche on avait brodé une tête de mort : « Combien ? dis-je. – Combien pouvez-vous donner ? – Quinze francs. – C’est trop, dit le groom. – Je vous les donnerai lundi. » La générosité du roi d’Espagne avait attiré l’attention de l’Inquisition. 

 

Max Jacob, Le Cornet à dés, 1917.

mercredi 5 avril 2023

Il y a deux mots que nous devrions éliminer de notre vocabulaire : reconnaissance et charité

Il existe une histoire amusante au sujet d’un Français bon à rien et phraseur, qui, accusé d’ingratitude, s’écria : « Il faut savoir garder l’indépendance du cœur ». Je dois avouer que je partage son sentiment. La gratitude en-dehors de tout lien de familiarité, la gratitude autre qu’élément indéfinissable d’une amitié est quelque chose de si proche de la haine que je ne veux même pas essayer de préciser la différence. Jusqu’à ce que je rencontre un homme satisfait d’avoir une dette de reconnaissance envers un autre, je ne cesserai de douter du tact de ceux qui offrent si volontiers leur aide. Quel art difficile que celui de donner, même à nos amis les plus proches ! et combien notre savoir-vivre est mis à l’épreuve lorsque nous recevons ! Voyez comment, obligé ou obligeant, nous faisons comme si de rien n’était, et comment, recevant, nous débitons un discours faussement enjoué. Et alors qu’il s’agit d’un acte si difficile et si douloureux entre amis intimes, nous voudrions pouvoir l’accomplir pour le bien de quelqu’un qui nous est totalement étranger, persuadé qu’il sera transporté de gratitude à notre égard. La pire des choses que vous puissiez faire à un homme est de l’accabler du fardeau que représente une dette de reconnaissance, et c’est pourtant ce que d’emblée nous envisageons de faire ! Mais ne nous y trompons pas : à moins qu’il ne soit totalement écrasé d’humiliation par sa situation, tout son être va trembler de colère, et notre générosité ne pourra que le faire grincer des dents.

Il y a deux mots que nous devrions éliminer de notre vocabulaire : reconnaissance et charité. Dans des relations humaines authentiques, il n’y a d’aide possible que par amitié, sinon on ne lui accorde aucune valeur ; une aide ne peut être donnée que par une main amie, sinon elle est acceptée de mauvaise grâce. Nous sommes tous trop fiers pour recevoir un cadeau offert tout à fait gratuitement : il nous faut à tout prix donner l’impression de le payer, ne serait-ce, si nous n’avons rien, que par le plaisir que peut procurer notre compagnie. Et c’est là que l’on voit à quelle situation pitoyable l’homme riche se trouve confronté ; voici à nouveau le chas de cette aiguille à travers lequel il ne pouvait pas passer déjà à l’époque du Christ, et qui est devenu plus étroit encore aujourd’hui, si cela est possible, parce qu’il a de l’argent mais qu’il lui manque l’amour grâce auquel il pourrait faire accepter cet argent. Ici et maintenant, comme dans la Palestine d’autrefois, il invite le riche à sa table, c’est avec le riche qu’il partage ses plaisirs : et quand vient pour lui le moment de faire la charité, il cherche en vain qui en faire profiter. Ses amis ne sont pas pauvres, ils n’ont besoin de rien ; les pauvres ne sont pas ses amis, ils ne veulent rien de lui. À qui peut-il donner ? Où trouver – remarquez bien l’expression – le Pauvre Méritant ? La charité est (selon leurs termes) centralisée. On loue des bureaux, on fonde des sociétés, avec des secrétaires que l’on paie ou que l’on ne paie pas : la chasse au Pauvre Méritant va joyeusement son train. Je crois qu’il faudra bien davantage qu’un simple secrétaire parmi les hommes pour débusquer ce personnage. Quoi ! une classe sociale qui soit dans le besoin sans que cela soit de sa faute, et qui éprouve cependant une envie insatiable de recevoir de l’aide de ceux qu’elle ne connaît pas du tout ; qui soit aussi tout à fait respectable et en même temps totalement dépourvue de respect de soi ; qui soit capable de jouer le rôle extrêmement difficile de l’ami sans jamais se montrer ; qui ait une enveloppe humaine mais qui puisse néanmoins défier d’un coup d’aile toutes les lois de la nature humaine – et tout cela dans l’espoir de faire passer par le chas de l’aiguille un dieu Bourgeois ventripotent ! Oh ! puisse-t-il ne pas pouvoir passer par le trou de cette aiguille, puisse son gouvernement tomber dans la poussière et puissent son épitaphe et toute sa littérature (dont mes propres œuvres commencent à représenter une part non négligeable) disparaître à jamais de l’histoire de l’humanité ! Pour un fou d’une tristesse aussi monstrueuse, il ne peut pas y avoir de salut, et le fou qui cherchait l’élixir de vie était un sublime modèle de raison, comparé au fou à la recherche du Pauvre Méritant !

* * *

Et pourtant, une possibilité s’offrirait à ce malheureux homme. Il pourrait se proposer de payer ses impôts. Ce serait un vrai moyen de faire la charité, de façon impartiale et impersonnelle, qui ne mettrait personne dans l’embarras et qui serait une aide pour tous. Ce serait là une destination pour des cadeaux faits sans amour, ce serait une manière de mettre de l’argent dans la poche des pauvres méritants tout en économisant le temps des secrétaires. Mais, hélas, il n’y a pas la moindre touche de romanesque dans une telle entreprise et jamais les hommes n’exigent autant de pittoresque que lorsqu’il s’agit de manifester leurs vertus !

 

Robert Louis Stevenson, « Beggars », Scribner’s Magazine, vol. 3, n° 3, mars 1888 ;  traduit de l'anglais par Marie Picard, Mendiants, Éditions Sillage, 2006.

mardi 21 mars 2023

Des années auparavant, il avait eu un ami

Saul Leiter.


Chaque jour, il allait s’asseoir à la table de la cuisine et regardait par la porte coulissante en verre le petit patio qu’il avait peu à peu fini par haïr, sans du tout savoir pourquoi. Il allait s’asseoir, buvait du café, fumait et attendait que le téléphone sonne avec quelqu’un, n’importe qui au bout du fil pour lui donner des nouvelles, bonnes, mauvaises ou insignifiantes, peu importait. Mais le téléphone sonnait rarement et, quand il sonnait, il apportait un message tellement vide, tellement anonyme, que ce n’était qu’une sorte de bruit tranquille.

Des années auparavant, il avait eu un ami, bien plus jeune que lui, qui s’était suicidé, « tout à trac », comme on dit. Cet ami lui avait dit un jour que lorsqu’il ouvrait le journal tous les matins il le faisait avec l’espoir absurde et pourtant irrésistible — peut-être même la croyance — qu’il allait tomber sur une histoire dans laquelle il apparaîtrait comme quelqu’un, comme n’importe qui, comme un nom dans le journal. Il voulait, disait-il, lire quelque nouvelle surprenante sur lui-même : avant de disparaître comme tous les autres zéros.

Il regarda le patio inondé de pluie par la fenêtre et se dit qu’il ne pouvait pas se rappeler le nom de son jeune ami, ni, d’ailleurs, son visage. Il se rendit compte alors qu’il s’était, peut-être, rappelé un autre jeune homme, tout à fait différent, un personnage dans une pièce ou un film. Un roman. Quelqu’un qui n’avait jamais été.

 

Gilbert Sorrentino, The Abyss of Human Illusion, 2010 ; traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, L’Abîme de l’illusion humaine, IX, Éditions Cent Pages, 2015.

 

mercredi 15 mars 2023

Mille âmes

BnF lat. 920, fol. 180r.

 

Moi qui pourrais me tuer de plaisir ; mourir d’amour pour toutes les femmes ; qui pleure toutes les villes, je suis ici, parce que la vie n’a pas de solution. Je puis faire la fête à Montmartre et mille excentricités, puisque j’en ai besoin ; je puis être pensif, physique ; me muer tour à tour en marin, jardinier ou coiffeur ; mais, si je veux goûter aux voluptés du prêtre, je dois donner un lustre sur mes quarante années d’existence, et perdre d’incalculables jouissances, durant que je serai uniquement sage. Moi, qui me rêve même dans les catastrophes, je dis que l’homme n’est si infortuné que parce que mille âmes habitent un seul corps.

 

Arthur Cravan [Fabian Avenarius Lloyd], «  Oscar Wilde est vivant », dans Maintenant, n° 3, octobre-novembre 1913. — Œuvres. Poèmes, articles, lettres, édition établie par Jean-Pierre Begot, Éditions Gérard Lebovici, 1987.

vendredi 10 mars 2023

« Foutez-moi la paix, il est là ! »

14 septembre 1983 (mercredi). – J’avais dit à Françoise : « Allons à Charleville voir la valise de Rimbaud. » Elle a ri, elle m’a dit qu’elle était d’accord et on y est allés. Il fait un temps affreux, du brouillard et, par moments, de la bruine, un ciel noir qui a l’air du fin fond de l’année. On traverse en biais la ville, le long des murs pour éviter l’eau qui tombe, en marchant vite parce qu’on a peur que le musée ferme à midi. À l’instant où je pénètre dans la salle consacrée à Rimbaud, je jette un rapide regard circulaire : je vois des tableaux sur les murs, des photos un peu partout, des vitrines avec des objets et des papiers, des livres aussi bien sûr, mais rien qui ressemble à une valise. Alors je redescends l’escalier en courant et je m’adresse aux deux gardiens qui sont à l’entrée et qui bavardent avec un jeune homme qui semble être aussi un employé du musée. Je leur dis : « Mais où est la valise de Rimbaud ? – La valise de Rimbaud ? – Oui, où est-elle ? – Elle n’est pas là. – Mais je le vois bien, où est-elle passée ? » Le jeune homme intervient, il me dit d’un ton solennel : « Elle est dans le coffre. – Dans le coffre ? – Oui, dans le coffre, à la Bibliothèque municipale. – Et c’est loin, la Bibliothèque municipale ? – Oh, c’est là-bas, un peu plus loin dans la ville, mais vous ne pourrez pas la voir, la valise. – Mais pourquoi ? – Parce qu’on l’a enfermée là-bas en attendant la réfection du musée. – Et ça va durer longtemps, la réfection du musée ? – Oh oui, monsieur. » J’explique alors que je suis écrivain, que je viens de loin pour la voir, cette valise, que c’est très important, etc. Mais rien n’y fait, on m’assure que c’est absolument impossible. Un peu énervé, je remonte l’escalier et je retrouve Françoise en haut devant les vitrines. Tout ce qu’on voit ou presque est faux : les livres sont des photos des couvertures des livres, les photos d’époque sont des contretypes affreusement mal tirés, les manuscrits sont des photos, on dirait même des photocopies des manuscrits originaux, les lettres sont des photos des lettres, il y a même des photos de tableaux ou d’objets usuels. Ils auraient pu mettre une photo de la valise, mais non. Pour me distraire de ma colère, je prends des photos de la Meuse par la fenêtre de gauche. Le long du quai, on voit une maison plus noire que les autres et qui est celle où Rimbaud a écrit Le Bateau ivre. Alors je visse un grand angle sur mon appareil et je prends la maison en photo en cadrant large de manière à l’englober dans le bois sombre qui entoure la vitre. Après, je traverse la pièce et je vais regarder de plus près un petit buste qui représente Rimbaud et dont une étiquette placée sur le socle prévient qu’il a été exécuté d’après des dessins successifs de Paterne Berrichon, le beau-frère posthume de Rimbaud. L’étiquette précise aussi que « le buste a été longtemps attribué à un sculpteur du XVIIIe siècle pour qu’il ait plus de valeur ».
En sortant du musée, nous allons voir la maison noire. On dirait qu’elle est la seule du quai à n’avoir pas été ravalée. Je traverse la route pour aller voir la porte de plus près, la plaque qui est à gauche, la fenêtre du rez-de-chaussée. Puis je retraverse pour aller rejoindre Françoise qui a froid et qui est sous son parapluie. Elle fait un écart brusquement parce qu’un rat a filé entre ses jambes pour aller se perdre dans la berge boueuse de la rivière. Je mets mes mains en porte-voix et j’appelle en direction de la maison : « Arthur ! Arthur ! » Françoise rit. Une femme entrouvre un rideau au rez-de-chaussée. Françoise, qui a une meilleure vue que moi, prétend qu’elle a souri en me voyant. Je prends des photos au télé : la porte, la plaque, puis les deux fenêtres à l’étage avec le mur qui les sépare et qui porte des mangeoires à oiseaux en paille tressée fixées dessus.
Au cimetière, nous sommes seuls, la lumière baisse de plus en plus. Sur la maison du gardien, il y a un écriteau dessiné à la main pour indiquer où se trouve la tombe de Rimbaud, il est encadré de guingois et cloué carrément dans le mur. Et puis, juste à côté de la tombe, une grosse pancarte de contreplaqué sur un poteau de fer pointée vers la tombe avec dessus simplement A.R. On a l’impression d’entendre grogner une voix épaisse : « Foutez-moi la paix, il est là ! »

 

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984, Éditions du Seuil, 2019.

lundi 6 mars 2023

J’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de

Dave Heath, Central Park, 1957.

Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant. Il ne sait pas ce qu’était hier ni ce qu’est aujourd’hui : il court de-ci de-là, mange, se repose et se remet à courir, et ainsi du matin au soir, jour pour jour, quel que soit son plaisir ou son déplaisir. Attaché au piquet du moment il n’en témoigne ni mélancolie ni ennui. L’homme s’attriste de voir pareille chose, parce qu’il se rengorge devant la bête et qu’il est pourtant jaloux du bonheur de celle-ci. Car c’est là ce qu’il veut : n’éprouver, comme la bête, ni dégoût ni souffrance, et pourtant il le veut autrement, parce qu’il ne peut pas vouloir comme la bête. Il arriva peut-être un jour à l’homme de demander à la bête : « Pourquoi ne me parles-tu pas de ton bonheur et pourquoi ne fais-tu que me regarder ? » Et la bête voulut répondre et dire : « Cela vient de ce que j’oublie chaque fois ce que j’ai l’intention de répondre. » Or, tandis qu’elle préparait cette réponse, elle l’avait déjà oubliée et elle se tut, en sorte que l’homme s’en étonna.

 

Friedrich Nietzsche, « De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie », dans Considérations inactuelles, traduction par Henri Albert, Mercure de France, 1907.

vendredi 3 mars 2023

Un char pesant et vide

Dorothea Lange, Toward Los Angeles, California, 1937.


En dernière analyse, la plupart des hommes n’aiment et ne désirent vivre que pour vivre. L’objet réel de la vie est la vie, et traîner constamment en tous sens avec peine et sur une même route un char pesant et vide. (10 août 1821.)


Giacomo Leopardi, Zibaldone, traduit de l’italien par Bertrand Schefer, Éditions Allia, 2003.

mercredi 1 mars 2023

Biographie

 

Birgit Jürgenssen, Untitled (Olga), 1979.

La vie, fruit de la vie. – L’homme a beau s’étendre tant qu’il peut par sa connaissance, apparaître aussi objectivement qu’il veut, à la fin il n’en retire que sa propre biographie.

 

Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain, § 513, traduction de l’allemand par A. M. Desrousseaux, revue par Angèle Kremer-Marietti, Le Livre de poche, 1995.

 

Toutes les biographies sont absurdes. Avec la mienne, on ferait rire un chat.

 

Dylan Thomas. — Cité par Denis Roche, « Le Spectacle de l’écriture », dans Dylan Thomas, Œuvres, tome 1, édition établie sous la direction de Monique Nathan et Denis Roche, Éditions du Seuil, 1970.

lundi 27 février 2023

Il est impossible de marchander avec la vie

 Dave Heath, Vengeful Sister, Chicago, 1956.

Mais comme la vie est, pour l’essentiel, et de façon exaspérante, une série d’erreurs, de mauvais choix, de bêtises, d’accidents et d’incroyables coïncidences, tout se déroula exactement comme il se devait ; bien qu’un changement dans la vie de ce jeune homme d’un côté ou de l’autre, une soirée chez un ami qu’il avait préféré éviter, une jounée sur la plage écourtée à cause de la pluie – tout ce que vous pourrez imaginer, plus c’est absurde mieux c’est – aurait produit des effets tout à fait différents, chacun d’eux ne pouvant se dérouler que comme il devait le faire. Il est impossible de marchander avec la vie, car la signification de la vie est simplement elle-même.

 

Gilbert Sorrentino, The Abyss of Human Illusion, 2010 ; traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner, L’Abîme de l’illusion humaine, X, Éditions Cent Pages, 2015.

vendredi 24 février 2023

-ment des mots qui aimeraient ci-

28 février 1983 (lundi). – Depuis plus d’un mois un inconnu m’envoie chaque matin de jour ouvrable une enveloppe, par la poste, c’est-à-dire avec timbre et cachet, qui contient une page blanche avec une sorte de cadre noir tracé à l’encre avec une règle et qui ne contient qu’une ligne de texte. Aujourd’hui, par exemple, la ligne est :

-ment des mots qui aimeraient ci-

Sous le cadre, au milieu, il y a le numéro du feuillet. Aujourd’hui, par exemple, c’est le chiffre 40. Au dos de l’enveloppe, il y a la date de l’envoi, le numéro du feuillet et un prénom : Benoît. Sur le recto de l’enveloppe, au-dessus de mon adresse au Seuil, il y a simplement le mot : CAMILLE. C’est peut-être le titre. Cela veut dire qu’un inconnu m’envoie, depuis huit semaines, chaque jour une ligne de son manuscrit, sans me dire qui il est, ni où il habite, ni ce qu’est, ni ce que sera son livre. Au début, je pensai à une sorte de « chaîne » conceptuelle, rien d’autre, rien de nouveau, rien de fou : donc, j’ouvrais l’enveloppe, je constatais son contenu, puis je jetais le tout. Seulement, comme j’avais commencé comme ça, j’ai continué : j’ouvre chaque matin, je constate et je jette. Je ne me sens pas coupable, mais chaque matin, je cherche l’enveloppe sur ma table, je serais inquiet si elle n’était pas là. J’en arrive même à penser que l’auteur ne se manifestera jamais.

 

Denis Roche, Temps profond. Essais de littérature arrêtée. 1977-1984, Éditions du Seuil, 2019.

mardi 21 février 2023

La nature a très souvent lié la survie et la prospérité d’une espèce à la destruction ou à l’infortune d’une autre

Voyez encore combien de métiers qui servent à nous procurer les biens les plus courants et que l’on tient pour indispensables à la vie d’aujourd’hui sont par eux-mêmes nuisibles à la santé et à la vie de ceux qui les exercent. Que faut-il en penser ? Certes, l’histoire naturelle nous montre bien que la nature a très souvent lié la survie et la prospérité d’une espèce à la destruction ou à l’infortune, partielle ou totale, d’une autre. Mais qui peut croire qu’au sein d’une même espèce elle ait prévu et organisé la destruction d’une partie de celle-ci à seule fin d’assurer la prospérité et les conditions nécessaires à l’épanouissement de l’autre partie (qui n’a pourtant rien de plus noble par nature et est en tout point semblable à la partie sacrifiée). Ne doit-on pas considérer de tels métiers, pourtant courants et réputés indispensables, comme barbares, puisqu’ils sont manifestement contre nature ? Quant à cette vie qui les réclame et les suppose, vie que l’on veut confortable et civilisée, n’est-elle pas de ce fait même contre nature ? N’est-elle donc point barbare à son tour ? (30 mars 1821.)

 

Giacomo Leopardi, Zibaldone, tradit de l’italien par Bertrand Schefer, Éditions Allia, 2003.

dimanche 19 février 2023

Puisque je tourne

Nos forces sont au-dessus de notre destination, et cette disproportion nous accable. En 1790 Benjamin Constant rencontre à La Haye un Piémontais, le chevalier de Revel, diplomate pour la Sardaigne. Ce chevalier est atteint d’une folie très spirituelle : « Il prétend que Dieu, c’est-à-dire l’auteur de nous et de nos alentours, est mort avant d’avoir fini son ouvrage ; qu’il avait les plus beaux et vastes projets du monde et les plus grands moyens; qu’il avait déjà mis en œuvre plusieurs des moyens, comme on élève des échafauds pour bâtir, et qu’au milieu de son travail il est mort ; que tout à présent se trouve fait dans un but qui n’existe plus, et que nous, en particulier, nous sentons destinés à quelque chose dont nous ne nous faisons aucune idée ; nous sommes comme des montres où il n’y aurait point de cadran, et dont les rouages, doués d’intelligence, tourneraient jusqu’à ce qu’ils se fussent usés, sans savoir pourquoi et se disant toujours : puisque je tourne, j’ai donc un but. » 

 

Pierre Michon, « Corps de bois », dans Corps du roi, Verdier, 2002.

vendredi 20 août 2021

Ce que nous appelions l'art ne commence qu'à deux mètres du corps

Le rêve n'ouvre plus sur des lointains d'azur. Il est devenu gris. La couche de poussière grise sur les choses en est la meilleure part. Les rêves sont à présent des chemins de traverse menant au banal. La technique confisque définitivement l'image extérieure des choses, comme des billets de banque qui vont être retirés de la circulation. Dans le rêve, la main s'en saisit une dernière fois, elle prend congé des objets en suivant leurs contours familiers. Elle les saisit par l'endroit le plus usé. Ce n'est pas tou­jours la manière la plus convenable : les doigts des enfants n'entourent pas le verre, ils plongent dedans. Par quel côté la chose s'offre-t-elle aux rêves ? Quel est cet endroit le plus usé ? C'est le côté qui a pris la patine de l'habitude et qui est garni de sentences commodes. Le côté par lequel la chose s'offre au rêve, c'est le kitsch.

(...) Ce que nous appelions l'art ne commence qu'à deux mètres du corps. Mais voilà qu'avec le kitsch, le monde des objets se rapproche de l'homme ; il se laisse toucher, et dessine finalement ses figures dans l'intériorité humaine. L'homme nouveau porte en lui toute la quintessence des formes anciennes, et ce qui se constitue dans la confrontation avec un environnement issu de la seconde moitié du XIXe siècle, dans les rêves comme dans les phrases et les images de certains artistes, c'est un être que l'on pourrait appeler l'« homme meublé ».


Walter Benjamin, Kitsch onirique (1927), trad. P. Rusch, Œuvres II, Gallimard, 2000.

dimanche 15 août 2021

les instincts de masse, en s’égarant, sont devenus étrangers à la vie

Étrange paradoxe : les gens n’ont à l’esprit, quand ils agissent, que l’intérêt privé le plus étroit, mais ils sont en même temps plus déterminés que jamais par leurs instincts de masse dans leurs comportements. Et, plus que jamais, les instincts de masse, en s’égarant, sont devenus étrangers à la vie. Là où la pulsion obscure de l’animal – comme le racontent d’innombrables anecdotes – trouve une issue au danger menaçant, qui semble encore invisible, cette société, où chacun n’a en vue que sa propre et médiocre prospérité, tombe alors en décadence, avec une apathie animale mais sans le vague savoir des animaux, comme une masse aveugle à tout danger, même le plus proche, et la diversité des buts individuels perd toute importance devant l’identité des forces déterminantes. On a observé encore et toujours que leur penchant pour la vie habituelle, depuis longtemps perdue déjà, est tellement rigide qu’il fait échec, même lors d’un extrême péril, à l’usage proprement humain de l’intellect, à savoir la prévoyance. De sorte qu’en elle, l’image de la bêtise se complète : incertitude et même perversion des instincts vitaux, impuissance et même décadence de l’intellect.


Walter Benjamin, Einbahnstraße, 1928, Rue à sens unique, ¶ Panorama impérial, traduction de l'allemand par Anne Longuet Marx,  Allia, 2015.

vendredi 13 août 2021

Celui qui ne se soustrait pas à la perception du déclin

Celui qui ne se soustrait pas à la perception du déclin se donnera sans tarder une justification particulière pour sa présence, son activité et sa participation à ce chaos. Tant de points de vue dans l’échec général, tant d’exceptions pour son propre rayon d’action, son domicile et le moment qu’il vit. S’impose presque partout la volonté aveugle de sauver le prestige de l’existence personnelle plutôt que de la dissocier de l’arrière-plan de l’aveuglement général au moins par l’évaluation souveraine de son impuissance et de sa paralysie. C’est pourquoi l’atmosphère est si pleine de théories sur la vie et de conceptions du monde, et c’est pourquoi elles agissent chez nous de façon si prétentieuse, parce que finalement et presque toujours, elles passent pour la sanction d’une quelconque situation privée tout à fait insignifiante. C’est pourquoi l’air est aussi empli d’illusions, de mirages d’un avenir culturel faisant irruption aujourd’hui en prospérant malgré tout du jour au lendemain parce que chacun s’engage sur les illusions d’optique provenant de son point de vue isolé.


Walter Benjamin, Einbahnstraße, 1928, Rue à sens unique, ¶ Panorama impérial, traduction de l'allemand par Anne Longuet Marx,  Allia, 2015.

mardi 1 octobre 2019

Nous pouvons encore nous jurer que la mue n’est pas achevée

J’aime et redoute à la fois l’idée qu’il existe une ligne d’ombre. Une frontière invisible qu’on passe, vers le milieu de la vie, au-delà de laquelle on ne devient plus : simplement on est. Fini les promesses. Fini les spéculations sur ce qu’on osera ou n’osera pas demain. Le terrain qu’on avait en soi la ressource d’explorer, l’envergure de monde qu’on était capable d’embrasser, on les a reconnus désormais. La moitié de notre terme est passée. La moitié de notre existence est là, en arrière, déroulée, racontant qui nous sommes, qui nous avons été jusqu’à présent, ce que nous avons été capables de risquer ou non, ce qui nous a peinés, ce qui nous a réjouis. Nous pouvons encore nous jurer que la mue n’est pas achevée, que demain nous serons un autre, que celui ou celle que nous sommes vraiment reste à venir – c’est de plus en plus difficile à croire, et même si cela advenait, l’espérance de vie de ce nouvel être va s’amenuisant chaque jour, cependant que croît l’âge de l’ancien, celui que nous aurons de toute façon été pendant des années, quoi qu’il arrive maintenant.

Sylvain Prudhomme, Par les routes, Galimmard / L’Arbalète, 2019.

dimanche 29 septembre 2019

Il est venu, certes, mais sans les paroles d’usage,
Ni un visage souriant, ni sous d’heureux auspices.

Adfuit ille quidem, sed nec sollemnia verba
Nec laetos voltus nec felix attulit omen.

Publius Ovidius Naso,  Ovide, Metamorphoseon, Les Métamorphoses, livre X, v. 4-5, traduit du latin, présenté et annoté par Danièle Robert, Actes Sud, 2001.

dimanche 22 septembre 2019

Nous pouvons être des personnages fictifs

Les inventions de la philosophie ne sont pas moins fantastiques que celle de l’art : Josiah Royce, dans le premier volume de The World and the Individual (1899), a formulé celle-ci : « Imaginons qu’une portion du sol de l’Angleterre ait été parfaitement nivelée, et qu’un cartographe y trace une carte d’Angleterre. L’ouvrage est parfait ; il n’est pas un détail du sol de l’Angleterre, si réduit soit-il, qui ne soit enregistré sur la carte ; tout s’y retrouve. Cette carte, dans ce cas, doit contenir une carte de la carte, qui doit contenir une carte de la carte de la carte, et ainsi jusqu’à l’infini. »
Pourquoi sommes-nous inquiets que la carte soit incluse dans la carte et les mille et une nuits dans le livre des Mille et une nuits ? Que Don Quichotte soit lecteur du Quichotte et Hamlet spectateur d’Hamlet ? Je crois en avoir trouvé la cause : de telles inversions suggèrent que si les personnages d’une fiction peuvent être lecteurs ou spectateurs, nous, leurs lecteurs ou leurs spectateurs, pouvons être des personnages fictifs. En 1833, Carlyle a noté que l’histoire universelle est un livre sacré, infini, que tous les hommes écrivent et lisent et tâchent de comprendre, et où, aussi, on les écrit.

Jorge Luis Borges, Magias partiales del Quijote, Otras inquisiciones, Buenos Aires, 1952, traduit de l’espagnol par Paul et Sylvia Bénichou, Magies partielles du Quichotte,  Enquêtes 1937-1952, Gallimard, 1957.

mardi 13 mars 2018

La ruse du secret, c’est de vous faire croire qu’il n’est qu’un masque, alors qu’il est un moteur

– Il y a deux raisons qui me donnent le droit de ne rien vous dire, dit Carrier. D’abord, il faut préserver le secret, pas tellement d’ailleurs pour ne pas le dévoiler, mais pour qu’il continue à produire. Le secret, théorisa-t-il, n’est pas le dernier voile qui dissimule un certain objet au bout d’un certain parcours, il est ce qui anime la totalité de ce parcours. La ruse du secret, c’est de vous faire croire qu’il n’est qu’un masque, alors qu’il est un moteur. Et c’est ce moteur qu’il faut entretenir parce qu’il vous fait marcher. Si je vous révélais le moindre fragment de secret, vous n’en sauriez pas beaucoup plus et cela risquerait de casser quelque chose dans le moteur, personne n’y gagnerait.
– D’accord, dit Paul, assez sur ce sujet.

Jean Echenoz, Le Méridien de Greenwich, éditions de Minuit, 1979.

vendredi 2 février 2018

Ils ne sont devenus ni meilleurs ni pires, ils sont seulement devenus vieux

Nous vivons toujours dans l’erreur que, de même que nous avons évolué, peu importe dans quel sens, les autres évoluent aussi, mais c’est là une erreur, la plupart se sont arrêtés et n’ont absolument pas évolué, ni dans un sens ni dans l’autre, ils ne sont devenus ni meilleurs ni pires, ils sont seulement devenus vieux et, par là, inintéressants au plus haut point. Nous croyons que nous allons être surpris de l’évolution de quelqu’un que nous n’avons pas vu depuis longtemps, mais lorsque nous le revoyons, nous ne sommes tout de même surpris que de ce qu’il n’a absolument pas évolué, qu’il a seulement vingt ans de plus et qu’au lieu d’être bien bâti, il a à présent une grosse bedaine et de grosses bagues de mauvais goût à ses doigts boudinés qui jadis nous semblaient très beaux. Nous croyons que nous pourrons parler d’un tas de choses avec l’un ou l’autre et nous constatons qu’avec eux tous nous ne pouvons parler de rien du tout. Nous sommes là et nous nous demandons pourquoi, et nous ne trouvons rien à dire sinon qu’il fait un temps comme ci ou comme ça, que la crise politique est comme ci ou comme ça, que le socialisme montre à présent son vrai visage et ainsi de suite. Nous croyons que l’ami d’autrefois est aussi l’ami d’aujourd’hui, mais nous voyons aussitôt notre terrible erreur, très souvent carrément funeste. Avec cette femme-ci tu peux parler de peinture, avec celle-là de poésie, penses-tu, mais ensuite tu es obligé de reconnaître que tu t’es trompé, l’une n’en sait pas plus sur la peinture que l’autre sur la poésie, toutes deux n’ont en réserve que leur bavardage sur la cuisine, comment on fait la soupe de pommes de terre à Vienne et comment on la fait à Innsbruck et combien coûte une paire de chaussures à Merano et la même à Padoue. Tu pouvais si bien parler de mathématiques avec l’un, penses-tu, si bien d’architecture avec l’autre, mais tu constates que la mathématique de l’un, l’architectonique de l’autre se sont embourbées il y a vingt ans dans le marécage de l’adolescence. Tu ne trouves plus de repères, plus de points d’appui, et dès lors tu les choques sans qu’ils sachent pourquoi. Tout d’un coup tu n’es plus rien que celui qui choque, qui les choque continuellement.

Thomas Bernhard, Extinction, traduit de l’allemand (Autriche) par Gilberte Lambrichs, Gallimard, 1990.

mercredi 17 janvier 2018

L’art d’exagérer est, à mon sens, un art de surmonter l’existence

Souvent, ai-je dit plus tard à Gambetti, nous nous laissons entraîner à exagérer tellement que nous finissons par tenir cette exagération pour le seul fait logique et ne voyons plus du tout le fait réel, rien que l’exagération poussée à l’extrême. Depuis toujours mon fanatisme de l’exagération m’a soulagé, ai-je dit à Gambetti. Parfois c’est la seule possibilité, à savoir quand j’ai transformé ce fanatisme de l’exagération en art de l’exagération, de me sortir de mon état d’esprit misérable, de la lassitude de mon esprit, ai-je dit à Gambetti. J’ai cultivé à tel point mon art de l’exagération que je puis me dire sans hésiter le plus grand artiste de l’exagération que je connaisse. Je n’en connais pas d’autre. Personne n’a jamais poussé si loin son art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti, et ensuite, que si l’on voulait un jour me demander tout de go ce que je suis vraiment au fond de moi-même, je ne pourrais répondre que le plus grand artiste de l’exagération que je connaisse. Là-dessus Gambetti a de nouveau éclaté de son rire gambettien et m’a contaminé de son rire gambettien, si bien que nous avons ri tous deux, cet après-midi-là sur le Pincio, comme nous n’avions jamais ri auparavant. Mais naturellement cette phrase est à son tour une exagération, c’est ce que je pense à présent en l’écrivant, et caractéristique de mon art de l’exagération. Ce jour-là, j’ai dit à Gambetti que l’art d’exagérer est, à mon sens, un art de surmonter, de surmonter l’existence, ai-je dit à Gambetti. Supporter l’existence grâce à l’exagération, finalement grâce à l’art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti, la rendre possible. Plus je vieillis, plus je me réfugie dans mon art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti. Ceux qui ont le mieux surmonté l’existence ont toujours été de grands artistes de l’exagération, peu importe ce qu’ils furent, ce qu’ils ont produit, Gambetti, ils ne l’ont tout de même été, en fin de compte, que grâce à leur art de l’exagération. Le peintre qui n’exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n’exagère pas est un mauvais musicien, ai-je dit à Gambetti, tout comme l’écrivain qui n’exagère pas est un mauvais écrivain, en même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l’exagération consiste à tout minimiser, alors nous devons dire, il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l’exagération, Gambetti. Le secret de la grande œuvre d’art est l’exagération, ai-je dit à Gambetti, le secret de la grande réflexion philosophique l’est aussi, l’art de l’exagération est en somme le secret de l’esprit, ai-je dit à Gambetti, mais ensuite j’ai abandonné cette idée absurde qui pourtant, examinée d’encore plus près, s’est forcément révélée la seule juste sans aucun doute, et je me suis éloigné de la Maison des chasseurs en direction de la ferme et me suis dirigé vers la Villa des enfants, tout en pensant que c’était la Villa des enfants qui m’avait inspiré ces pensées absurdes.

Thomas Bernhard, Extinction, traduit de l’allemand (Autriche) par Gilberte Lambrichs, Gallimard, 1990.

mardi 16 janvier 2018

Mais j’exagère

Mais j’exagère. Et premièrement parce que l’homme n’est pas ce que j’ai dit : il est sautillant, primesautier, curieux comme un insecte rare, inattendu dans ses moindres réflexes et coiffé d’un petit chapeau mou. (Ce que je reproche à la plupart des romanciers c’est de nous faire oublier la chose.)
Il possède une âme immortelle. Il l’habille d’un pardessus gris. Il la piétine et il la jette à la poubelle. Il fait mille choses qu’un veau ne se permettrait jamais. (Peut-être le rat ; ou la vipère ; mais tout cela nous mènerait trop loin.)
Alexandre Vialatte, « Réponse à Jacques Brenner », La Montagne, 30 novembre 1965.

lundi 15 janvier 2018

Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie.


Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Droz, 1963.

dimanche 14 janvier 2018

De la poésie, aucun chemin direct ne conduit dans la vie, de la vie aucun ne conduit dans la poésie

J’ignore si parmi tous les bavardages fatigants sur l’individualité, le style, la conviction, l’atmosphère et ainsi de suite, vous n’avez pas perdu la conscience que le matériau de la poésie c’est les mots, qu’un poème est un tissu sans poids fait de mots qui, par leur arrangement, leur timbre et leur contenu, en reliant le souvenir de choses visibles et le souvenir de choses audibles avec l’élément du mouvement, produisent un état d’âme fugitif, exactement circonscrit, de la netteté du rêve, que nous appelons atmosphère. Si vous pouvez retrouver le chemin de cette définition du plus léger des arts vous vous serez débarrassé d’une espèce de charge confuse de votre conscience. Les mots sont tout, les mots avec lesquels on peut appeler à une nouvelle existence les choses vues et entendues et, selon des lois inspirées, donner l’illusion d’une chose en mouvement. De la poésie, aucun chemin direct ne conduit dans la vie, de la vie aucun ne conduit dans la poésie.
[...]
Vous vous étonnez qu’un poète fasse pour vous l’éloge des règles et voie dans les successions de mots et les mètres la totalité de la poésie. Mais il y a déjà trop d’amateurs qui louent les intentions. La chose absolument sans valeur a des serviteurs dans tous les esprits lourds. Soyez d’ailleurs rassurés. Je vous restituerai la vie. Je sais en quoi la vie a affaire avec l’art. J’aime la vie, bien plus, je n’aime que la vie. Mais je n’aime pas qu’on désire mettre des dents d’ivoire à des personnes représentées en peinture et qu’on assoie des figures de marbre sur des bancs de pierre comme si c’étaient des promeneurs. Vous devez vous déshabituer de réclamer qu’on écrive à l’encre rouge pour faire croire qu’on écrit avec du sang.

Hugo von Hofmannsthal, Poésie et vie. Extrait d’une conférence [1896], Lettre de Lord Chandos et autres textes sur la poésie, traduits par Jean-Claude Schneider et Albert Kohn, Gallimard, 1980, 1992.

samedi 13 janvier 2018

Ce lieu désert qu’est devenue ma tête

... ce lieu désert qu’est devenue ma tête, la silencieuse corrosion de la mémoire, cette distraction perpétuelle qui n’est attention à rien d’autre (pas même à la plus ténue des voix intérieures), cette solitude imposée qui est un mensonge, ces compagnies qui en sont d’autres, ce travail qui n’est plus du travail et ces souvenirs qui ont séché sur pied comme si une malveillance toute puissante avait tranché leurs racines, me coupant, moi, de tant de choses aimables.


Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Droz, 1963.

vendredi 27 janvier 2017

En fin de compte, personne ne peut entendre dans les choses, y compris dans les livres, plus qu’il ne sait déjà. Ce à quoi on n’a pas accès par l’expérience vécue, on n’a pas d’oreilles pour l’entendre.

Friedrich Nietzsche, « Pourquoi j’écris de si bons libres », Ecce homo. Comment on devient ce qu’on est, traduit de l’allemand par Éric Blondel, Œuvres, Flammarion, 1992.

mercredi 25 janvier 2017

Là où finit le langage, ce n’est pas l’indicible qui commence, mais la matière de la langue

L’expérience décisive dont on prétend qu’elle est si difficile à raconter pour celui qui l’a vécue n’est pas même une expérience. Elle n’est que le point où l’on touche aux limites du langage. Mais ce qui alors est atteint n’est manifestement pas une chose si insolite et si terrible que les mots nous manqueraient pour la décrire : c’est plutôt de la matière, au sens où l’on dit « matière de Bretagne », ou « entrée en matière », voire « table des matières ». Celui qui, en ce sens, touche à sa matière, trouve tout simplement les mots pour le dire. Là où finit le langage, ce n’est pas l’indicible qui commence, mais la matière de la langue. Qui n’a jamais atteint, comme en rêve, cette substance ligneuse de la langue que les anciens appelaient silva (forêt), demeure prisonnier de ses représentations quand bien même il se tait.
Il en est de même pour ceux qui reviennent à la vie après une mort apparente : en réalité, ils ne sont pas morts (sans quoi ils ne seraient pas revenus) et encore moins se sont-ils libérés de la nécessité d’avoir un jour à mourir ; mais ils se sont enfin libérés de la représentation de la mort. Voilà pourquoi, interrogés sur ce qui leur est arrivé, ils n’ont rien à dire sur la mort, mais ils trouvent matière à des fables merveilleuses et des récits sans fin, — sur leur vie.

Giorgio Agamben, « Idée de la matière », Idée de la prose, traduit de l'italien par Gérard Macé, Christian Bourgois, 1988.

dimanche 27 novembre 2016

Poésie, s’il y a

A tort, comme poète, on a parfois jugé Henry Michaux. De cela sont cause ses Fables des origines, fables en huit lignes. S’il avait pu les écrire en 6 mots, il n’eût pas manqué de le faire. Poésie, s’il y a, c’est le minimum qui subsiste dans tout exposé humainement vrai. Il est essayiste. De lui encore, le Rêve et la jambe, essai philosophique, style abrupt, elliptique comme son titre.

Henri Michaux, Lettre de Belgique, 1924.

lundi 13 juin 2016

L’incertitude avec laquelle nous explorons à tâtons l’obscurité qui nous entoure

Si l’on considère la langue comme une vieille ville avec son inextricable réseau de ruelles et de places, ses secteurs qui ramènent loin dans le passé, ses quartiers assainis et reconstruits et sa périphérie qui ne cesse de gagner sur la banlieue, je ressemblais à un habitant qui, après une longue absence, ne se reconnaîtrait pas dans cette agglomération, ne saurait plus à quoi sert un arrêt de bus, ce qu’est une arrière-cour, un carrefour, un boulevard ou un pont. L’articulation de la langue, l’agencement syntaxique de ses différents éléments, la ponctuation, les conjonctions et jusqu’aux noms désignant les choses les plus simples, tout était enveloppé d’un brouillard impénétrable. Ce que j’avais écrit par le passé, cela surtout, m’était devenu incompréhensible. Je me disais sans arrêt : une telle phrase, c’est quelque chose qui prétend avoir un sens, en réalité ce n’est qu’un pis-aller, une sorte d’excroissance générée par l’incertitude avec laquelle, un peu sur le modèle des plantes et des animaux marins avec leurs tentacules, nous explorons à tâtons l’obscurité qui nous entoure. Ce qui précisément semble l’expression adéquate d’une pensée intelligente, l’exposition d’une idée au moyen d’un certain savoir-faire stylistique, me paraissait désormais constituer une entreprise parfaitement arbitraire ou chimérique. Je ne voyais plus de cohérence nulle part, les phrases se diluaient en une série de mots isolés, les mots en une suite aléatoire de lettres, les lettres en signes disloqués et ceux-ci en une trace gris plomb brillant çà et là de reflets argentés, qui eût été sécrétée et abandonnée derrière soi par quelque gastéropode et dont la vue me remplissait tour à tour de honte et d’effroi.

W.G. Sebald, Austerlitz, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002, Gallimard, 2006.

dimanche 5 juin 2016

Oh ! l’eau, toutes ces eaux par le monde entier !

Il habitait rue Saint-Sulpice. Mais il s’en alla. « Trop près de la Seine, dit-il, un faux pas est si vite fait » ; il s’en alla.
Peu de gens réfléchissent comme il y a de l’eau, et profonde et partout.
Les torrents des Alpes ne sont pas si profonds, mais ils sont tellement rapides (résultat pareil). L’eau est toujours la plus forte, de quelque manière qu’elle se présente. Et comme il s’en rencontre de tous côtés presque sur toutes les routes… il a beau exister des ponts et des ponts, il suffit d’un qui manque et vous êtes noyé, aussi sûrement noyé qu’avant l’époque des ponts.
« Prenez de l’hémostyl, disait le médecin, ça provient du sang. »
« Prenez de l’antasthène, disait le médecin, ça provient des nerfs. »
« Prenez des balsamiques, disait le médecin, ça provient de la vessie. »
Oh ! l’eau, toutes ces eaux par le monde entier !

Henri Michaux, « Encore un malheureux «, La nuit remue, Gallimard,  1935.

vendredi 6 mai 2016

Ainsi le billet reste-t-il perdu, recherché par l’enfant perdu, sans bureau des objets perdus

[...] ce Munichois, grand connaisseur en mutisme, racontait un après-midi, comme on avait déjà pas mal bu à la ronde, l’histoire suivante, d’un ton abrupt et laconique, et pourtant ironique : un homme, qui avait beaucoup voyagé, avait trouvé quelque chose. Quelque chose qu’on lui avait donné, pas dans la rue, mais à Bruxelles au théâtre. La pièce ne l’intéressait pas, et il regardait la femme qu’il avait déjà remarquée, dans une loge juste au-dessus de lui. Elle était évidemment très belle, elle avait l’air d’après lui de sortir d’un roman, elle regarde l’homme elle aussi, prend un billet à la main et l’agite. L’homme se lève et quitte la salle, monte l’escalier jusqu’au premier balcon et va à la loge de la belle dame. Elle lui tend le billet, lui jette un bref regard et referme la porte. L’homme lit le billet, du moins il voulait le lire, mais il ne pouvait pas, car il n’y comprenait rien, c’étaient des signes absolument incompréhensibles dans une langue apparemment tout à fait inconnue. L’homme restait là perplexe, mais l’ouvreuse, qui tournait déjà autour de lui, jeta les yeux sur le billet de côté et dit seulement : suivez-moi. L’étranger devient brutal, l’ouvreuse encore plus, l’homme se fâche, l’ouvreuse va chercher le directeur. L’étranger ne l’écoutait plus depuis longtemps et étudiait le billet énigmatique, les signes étaient tracés d’une encre incolore, très ronds et en arabesques, on ne s’y retrouvait pas. Là-dessus arrive le directeur, très étonné, mais à peine a-t-il vu le billet qu’il se retourne, appelle les gardiens et prie l’homme de quitter le théâtre. Stupéfait, l’homme descend l’escalier avec l’agent de police, arrive à la caisse où on avait préparé le prix de sa place, et se retrouve devant le théâtre sur la vaste place silencieuse. L’homme resta là un bon moment tout seul, il n’arrivait pas à tirer la moindre chose au clair, finit par se décider à prendre un fiacre jusqu’à son hôtel pour demander une explication à quelqu’un connaissant la ville, il appela le gérant et lui raconta l’invraisemblable incident. Le gérant connaissait l’étranger comme un homme honnête, avec du beau linge et des manières bourgeoises, il s’indigna contre l’état d’arriération de la ville, fit des considérations sur les mœurs locales, au théâtre spécialement. Mais dès qu’il aperçut le billet, il se mit à mâcher toutes sortes de paroles, comme pour une chose qui ne lui disait rien de bon et finit par dire : les choses sont comme elles sont, je prie également monsieur de quitter l’hôtel. J’irai même jusqu’à lui conseiller, puisque monsieur était en tout cas notre client, de quitter Bruxelles ce soir même, pour la France ou l’Angleterre. L’homme se sent mal et se précipite à l’air frais ; alors, continua le Munichois à contrecœur, on s’imagine sans peine tout ce qui s’est passé cette nuit-là et plus tard. L’homme était au fond un être réservé et il ne connaissait pas Bruxelles, il n’avait jamais fait de mal à une mouche, qui pouvait donc lui en vouloir ? Tout ce qu’il voulait c’était se changer les idées quelquefois, sortir de sa vie monotone, ou bien parfois il voulait avoir un souvenir de sa vie sans histoires qu’il oubliait d’un jour à l’autre. Mais ce n’était pas par goût de l’aventure, pas même par exaltation romantique qu’il était tombé dans les filets de la femme inconnue, voire, en définitive, le billet à la main, dans les filets de l’Inconnu tout court. Alors, maintenant, il était comblé, et l’histoire fantastique se poursuivit de mal en pis en Angleterre où il était allé. Le bruit s’était déjà répandu jusque dans ces parages, des gens qu’il connaissait, dans la rue, l’évitaient intentionnellement ; des relations d’affaires se rompaient, en Angleterre comme en France et en Allemagne, et jusque dans la lointaine, indolente mais superstitieuse Espagne. Et personne ne lui donna la moindre indication ; rien à faire pour démêler le secret que tous comprenaient, ou semblaient comprendre, sauf lui. Puis l’homme, dont le courrier ne contenait plus que des lettres d’insultes et de menaces, reçut un matin une lettre d’Amérique du Nord, d’un vieux collègue, d’où il ressortait que là-bas on ignorait encore tout de son malheur. Avide de voir de nouveau des hommes non prévenus, plein d’un espoir tout neuf de déchiffrer le message, il s’embarqua pour New York, et se hâta sur-le-champ vers le bureau d’un avocat et notaire de sa connaissance. « J’ai une proposition à vous faire », dit-il en bref, il ferma la porte à clef et mis son browning sur la table. « Je ne veux plus me laisser faire », poursuivit-il, et il conta son affaire en quelques mots. « Je sais, monsieur, que dès que vous aurez vu le billet, vous ne voudrez plus me connaître et que le boycottage va recommencer ici. Alors choisissez : déchiffrez-moi le texte et je vous donne dix mille dollars, la moitié de ce que je possède actuellement. Faites comme les autres et je tire, d’abord sur vous, puis sur moi, ça m’est égal. » L’avocat vit le chèque, vit le revolver, offrit un cigare comme d’habitude et dit : « Il va de soi que j’accède à votre demande. Passez-moi le document. » L’homme prit son portefeuille, fouilla en vain, la poche était vide, il avait perdu le billet.
[...] Il y a bien des gens de nos jours, dans cette période si bourgeoise et si creuse, cette période perdue, qui, pareils à celui qui a conté subitement cette histoire de fou, tournaillent comme des enfants qui écoutent les adultes. Tous ces adultes savent tous quelque chose qu’il ne sait pas, ou alors :c’est quelque chose qu’il n’a pas trouvé comme adulte, qui se trouve dans le regard lourd qu’il jette autour de lui en quittant une chambre louée, pour voir ce qu’il pourrait bien avoir oublié, ou qui se trouve dans ce malaise tout aussi lourd qu’il ressent lorsqu’il ne retrouve plus une phrase qu’il allait dire à l’instant et qui, justement parce qu’elle disparaît, semble être si immensément importante. Le Munichois, sans être tout à fait un original, se trouvait continuellement dans une sorte de période d’initiation qu’on ne connaît que comme sexuelle, mais qui est ici existentielle. Un original devenu tellement typique est même capable, avec son histoire de fou surchargée, d’être une figure de roman, non écrite et pourtant réelle, une figure qui épie pour ainsi dire. Cette figure n’ayant aucune occupation, et solitaire, prête l’oreille à toutes sortes d’impressions et d’expressions dont un homme raisonnable ne sait rien, Dieu merci. Ainsi quand le Munichois avoue, à l’occasion d’une phrase entendue en passant et pas comprise, que le vieux soupçon en lui s’éveille qu’il ignore quelque chose de très important sur quoi il ne pourrait mettre la main que par hasard. « D’autres le savent, peut-être tout le monde, bien qu’ils ne puissent ni ne veuillent rien en faire, il n’y a que moi, et je rate ma vie faute de savoir cette chose importante, qu’est-ce que ça peut bien être ? » Ainsi le billet reste-t-il perdu, recherché par l’enfant perdu, sans bureau des objets perdus. Évidemment personne, quant à cette histoire également insatisfaisante, ne doit se sentir trop à l’abri de son bref éclair — du reste soufflé comme par un mort — il n’est pas à vrai dire agnostique. Sans doute l’arpenteur K. ne se serait-il pas lui non plus reconnu dans un mandat d’arrêt aussi public s’il l’avait porté sur lui.

Ernst Bloch, Spuren, Berlin, 1930 ; Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968. 

samedi 30 avril 2016

Jamais elle n’avait pu s’habituer à son prénom. Lorsqu’ils l’avaient appelée India, ses parents devaient certainement penser à quelqu’un d’autre.

Evan S. Connell, Mrs Bridge (1959), traduit de l’anglais (États-Unis) par Clément Leclerc, Belfond, 2016.

dimanche 31 janvier 2016

Deux fois (dans le même fleuve)

Quand le fleuve est lent, et que l’on peut compter sur une bonne bicyclette ou un bon cheval, il est vraiment possible de se baigner deux (et même trois, selon les règles d’hygiène propres à chacun) fois dans le même fleuve.

Augusto Monterroso. — Cité dans Roberto Bolaño, La literatura nazi en America, 1996 ; La littérature nazie en Amérique, traduit de l’espagnol (Chili) par Robert Amutio, Christian Bourgois, 2003.

lundi 25 janvier 2016

Une chemise (deux fois)



La chute dans le présent. — On peut aussi arriver par des voies singulières au hic et nunc qui n’est jamais bien loin de nous. Je connais une petite histoire, presque vulgaire, qu’on raconte chez les Juifs de l’Est, dont la conclusion produit une déception bizarre, il faut bien le dire. Elle prétend manifestement finir sur un mot d’esprit, mais il est plutôt embarrassé et insipide, pas drôle, et il doit pourtant suffire à combler le trou où l’on est tombé. Ce trou est notre présent, où nous sommes tous et dont le récit ne va nullement s’éloigner, comme ils font presque toujours ; préparons donc notre trappe. On s’était instruit et querellé, on s’en était lassé. Les Juifs discutaient dans le temple de la petite ville du vœu que chacun présenterait au cas où un ange viendrait. Le rabbin disait qu’il serait déjà bien content d’être débarrassé de sa toux. Et moi, disait un autre, d’avoir marié mes filles. Et moi, dit un troisième, je ne voudrais pas de filles du tout, mais un fils qui reprenne mon affaire. Finalement le rabbin s’adressa à un mendiant qui avait rappliqué la veille et qui était assis, en loques et misérable, sur le dernier banc. « Et toi, mon cher, quel vœu présenterais-tu ? Dieu t’entende, tu n’as pas l’air de n’avoir plus rien à désirer. » « Moi, dit le mendiant, je voudrais être un grand roi avec un grand royaume. Dans chacune de mes villes j’aurais un palais et dans la plus belle ma résidence, faite d’onyx, de santal et de marbre. C’est là que je serais assis sur mon trône, craint de mes ennemis, aimé de mon peuple, comme le roi Salomon. Mais à la guerre, je n’ai pas la chance de Salomon ; l’ennemi envahit mes terres, mes armées sont battues et toutes les villes et les forêts sont en flammes. L’ennemi est aux portes de ma résidence, j’entends le tumulte des rues et je siège tout seul dans la salle du trône, avec ma couronne, mon sceptre, la pourpre et l’hermine, abandonné de tous mes dignitaires, et j’entends le peuple hurler à mort contre moi. Alors, je me déshabille, je dépouille toute la pompe royale, je saute en chemise par la fenêtre dans la cour. Traversant la ville en tumulte, la campagne, je cours, je cours à travers mon pays incendié pour sauver ma vie. Dix jours durant jusqu’à la frontière où personne ne me connaît, j’arrive ici, chez d’autres hommes qui ne savent rien de moi, qui ne me veulent rien, je suis sauvé et depuis hier soir je suis ici. » Là-dessus, un long silence, le coup avait porté, le mendiant s’était dressé et le rabbin le regardait. « Je dois dire, fit le rabbin lentement, je dois dire que tu es un drôle d’homme. Pourquoi donc tant désirer pour ensuite tout perdre ? Que te resterait-il de ta richesse et de ta splendeur ? — Il m’en resterait quelque chose, rabbin, j’aurais au moins une chemise. » Les Juifs éclatèrent de rire et hochèrent la tête, et firent au roi cadeau d’une chemise, d’un mot d’esprit le coup avait été amorti. Ce drôle de passage au présent, pour finir, ou si l’on veut la fin du présent, avec les mots : depuis hier soir je suis ici, cette irruption du présent en plein rêve. Grammaticalement transmis par un mode d’expression compliqué : de la forme optative dont il part dans son récit, le mendiant passe au présent historique et soudain au présent proprement dit. L’auditeur est parcouru d’un certain frisson quand il atterrit là où il se trouve ; pas de fils pour reprendre l’affaire.

 

Ernst Bloch, Spuren, Berlin, 1930 ; Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.

 

 

On raconte que dans un village hassidique, un soir, à l’issue du sabbat, les Juifs étaient assis dans une auberge misérable. C’étaient tous des habitants du lieu, à l’exception d’un seul, que personne ne connaissait, un miséreux vêtu de guenilles, qui se tenait en retrait, blotti dans un coin obscur. Les conversations allaient bon train. Puis quelqu’un demanda ce que chacun souhaiterait, s’il lui était accordé un vœu. L’un aurait demandé de l’argent, l’autre un gendre, le troisième un nouvel établi, et l’on fit ainsi le tour de l’assemblée. Chacun ayant répondu, ce fut le tour du mendiant dans son coin obscur. À contrecœur et en hésitant, il accéda au désir des questionneurs : « Je voudrais être un roi puissant régnant sur un vaste pays et que je dorme la nuit dans mon palais et que les ennemis passent la frontière et qu’avant l’aube ils aient chevauché jusque sous les murs de mon château sans rencontrer de résistance et que, réveillé en sursaut, je n’aie pas même le temps de m’habiller et que je doive prendre la fuite vêtu d’une simple chemise et que je sois traqué sans répit, par monts et par vaux, jour et nuit, jusqu’à ce que je trouve refuge sur un banc dans un coin de votre auberge. Voilà ce que je souhaiterais. » Les autres se regardaient sans comprendre. « Et ça t’apporterait quoi ? » demanda quelqu’un. – « Une chemise », répondit-il.

 

Walter Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort » (1934), traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac et Pierre Rusch, Œuvres II, Gallimard (collection Folio), 2000.

jeudi 21 janvier 2016

Qu’on me le montre

Qu’on me le montre, celui qui aurait conquis la certitude
et qui rayonnerait à partir de là dans la paix
comme une montagne qui s’éteint la dernière
et ne frémit jamais sous la pesée de la nuit.

Philippe Jaccottet, « Le mot joie », Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983.

mardi 19 janvier 2016

Pour qu’ils ne s’en mettent pas plein les doigts

(J’aime bien les oranges, mais par paresse je n’en mange guère, car c’est un fruit ennuyeux à peler et à couper : on s’en met plein les doigts. Or, en Espagne, au Maroc, si je le demande, le serveur du restaurant pèle et coupe l’orange pour moi : l’orange est aliñada, mise en lignes. C’est ce que je fais ici du discours amoureux : je le débite en tranches, en figures, pour les autres, pour qu’ils ne s’en mettent pas plein les doigts : le discours est aliñado, comme une orange.)

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux : inédits dans Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études, 1974-76, Le Seuil, 2007.

dimanche 17 janvier 2016

Ce que nous sommes dès que nous nous taisons

Nous ne sommes qu’une succession d’états discontinus par rapport au code des signes quotidiens et sur laquelle la fixité du langage nous trompe : tant que nous dépendons de ce code, nous concevons notre continuité, quoique nous ne vivions que de discontinu : mais ces états discontinus ne concernent que notre façon d’user ou de ne pas user de la fixité du langage : être conscient, c’est en user. Mais de quelle façon le pouvons-nous pour jamais savoir [« ] ce que nous sommes dès que nous nous taisons ? » (Klossowski, [Pierre, Nietzsche et le cercle vicieux, Mercure de France, 1969, 1975, p.] 69). Le fragmentaire du discours et du texte serait une concession, la plus petite concession qu’il soit possible de faire à la fixité du langage.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux : inédits dans Le Discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études, 1974-76, Le Seuil, 2007.

dimanche 20 décembre 2015

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles,

Claudam nunc oculos, aures obturabo, avocabo omnes sensus, imagines etiam rerum corporalium omnes vel ex cogitatione mea delebo, vel certe, quia hoc fieri vix potest, illas ut inanes & falsas nihili pendam, meque solum alloquendo & penitius inspiciendo, meipsum paulatim mihi magis notum & familiarem reddere conabor. Ego sum res cogitans, id est dubitans, affirmans, negans, pauca intelligens, multa ignorans, volens, nolens, imaginans etiam & sentiens ; ut enim ante animadverti, quamvis illa quæ sentio vel imaginor extra me fortasse nihil sint, illos tamen cogitandi modos, quos sensus & imaginationes / appello, quatenus cogitandi quidam modi tantum sunt, in me esse sum certus. Atque his paucis omnia recensui quæ vere scio, vel saltem quæ me scire hactenus animadverti.

Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens, j’effacerai même de ma pensée toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parce qu’à peine cela se peut-il faire, je les réputerai comme vaines et comme fausses ; et ainsi m’entretenant seulement moi-même, et considérant mon intérieur, je tâcherai de me rendre peu à peu plus connu et plus familier à moi-même. Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Car, ainsi que j’ai remarqué ci-devant, quoique les choses que je sens et que j’imagine ne soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes, je suis néanmoins assuré que ces façons de penser, que j’appelle sentiments et imaginations, en tant seulement qu’elles sont des façons de penser, résident et se rencontrent certainement en moi. Et dans ce peu que je viens de dire, je crois avoir rapporté tout ce que je sais véritablement, ou du moins tout ce que jusques ici j’ai remarqué que je savais.

René Descartes, Méditations métaphysiques, Méditation troisième, De Deo, quod existat, De Dieu, qu’il existe, 1641.

jeudi 17 décembre 2015

Une eloise dans le cours infini d’une nuict eternelle

Car pourquoy prenons nous tiltre d’estre, de cet instant, qui n’est qu’une eloise [un éclair] dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ? la mort occupant tout le devant et tout le derriere de ce moment, et encore une bonne partie de ce moment. D’autres jurent qu’il n’y a point de mouvement, que rien ne bouge : comme les suivants de Melissus. Car s’il n’y a qu’un, ny ce mouvement sphærique ne luy peut servir, ny le mouvement de lieu à autre, comme Platon preuve. Qu’il n’y a ny generation ny corruption en nature.
Protagoras dit, qu’il n’y a rien en nature, que le doubte : Que de toutes choses on peut egalement disputer : et de cela mesme, si on peut egalement disputer de toutes choses : Mansiphanes, que des choses, qui semblent, rien est non plus que non est. Qu’il n’y a autre certain que l’incertitude. Parmenides, que de ce qu’il semble, il n’est aucune chose en general. Qu’il n’est qu’un. Zenon, qu’un mesme n’est pas : Et qu’il n’y a rien.
Si un estoit, il seroit ou en un autre, ou en soy-mesme. S’il est en un autre, ce sont deux. S’il est en soy-mesme, ce sont encore deux, le comprenant, et le comprins. Selon ces dogmes, la nature des choses n’est qu’une ombre ou fausse ou vaine.

Michel de Montaigne, Essais II, 12, Apologie de Raimond Sebond.

mercredi 16 décembre 2015

Le cœur de la machine d’information, c’est l’interprétation

Il ne s’agit pas de dire, comme certains critiques des médias, que l’écran télévisuel rend la réalité et le simulacre équivalents, et que les événements n’ont plus besoin d’exister en vrai puisque leurs images existent sans eux. Quoi qu’en disent ces critiques, ce n’est pas l’image qui constitue le cœur du pouvoir médiatique et de son utilisation par les pouvoirs. Le cœur de la machine d’information, c’est l’interprétation. On a besoin d’événements, même faux, parce que leurs interprétations sont déjà là, qu’elles leur préexistent et les appellent. [...]
Il faut qu’il y ait toujours des événements pour que la machine tourne. Cela ne veut pas simplement dire qu’il faut du sensationnel pour vendre du papier. Il ne faut pas simplement noircir du papier. Il faut fournir de la matière à la machine interprétative. Celle-ci n’a pas besoin seulement qu’il arrive toujours quelque chose. Elle a besoin qu’il arrive aussi un certain type de choses : ce qu’on appelle des « phénomènes de société » : des événements particuliers arrivant en un point quelconque de la société à des gens ordinaires, mais aussi des événements qui constituent des symptômes, à travers lesquels le sens global d’une société puisse se lire : des événements qui appellent une interprétation mais une interprétation qui est déjà là avant eux. Car, en définitive, l’interprétation se ramène toujours à la même explication, en deux points : premièrement, il y a du trouble dans la société moderne, parce qu’elle n’est pas assez moderne, parce qu’il y a des groupes qui ne sont pas encore vraiment modernes, qui véhiculent toujours les valeurs tribales traditionnelles. Deuxièmement, il y a du trouble dans la société moderne, parce qu’elle est trop moderne, parce qu’elle a perdu trop vite le sens des solidarités collectives qui caractérisait les sociétés traditionnelles et que tout le monde y est indifférent à tout le monde.

Jacques  Rancière, Chroniques des temps consensuels, éditions du Seuil, 2005