dimanche 14 janvier 2018

De la poésie, aucun chemin direct ne conduit dans la vie, de la vie aucun ne conduit dans la poésie

J’ignore si parmi tous les bavardages fatigants sur l’individualité, le style, la conviction, l’atmosphère et ainsi de suite, vous n’avez pas perdu la conscience que le matériau de la poésie c’est les mots, qu’un poème est un tissu sans poids fait de mots qui, par leur arrangement, leur timbre et leur contenu, en reliant le souvenir de choses visibles et le souvenir de choses audibles avec l’élément du mouvement, produisent un état d’âme fugitif, exactement circonscrit, de la netteté du rêve, que nous appelons atmosphère. Si vous pouvez retrouver le chemin de cette définition du plus léger des arts vous vous serez débarrassé d’une espèce de charge confuse de votre conscience. Les mots sont tout, les mots avec lesquels on peut appeler à une nouvelle existence les choses vues et entendues et, selon des lois inspirées, donner l’illusion d’une chose en mouvement. De la poésie, aucun chemin direct ne conduit dans la vie, de la vie aucun ne conduit dans la poésie.
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Vous vous étonnez qu’un poète fasse pour vous l’éloge des règles et voie dans les successions de mots et les mètres la totalité de la poésie. Mais il y a déjà trop d’amateurs qui louent les intentions. La chose absolument sans valeur a des serviteurs dans tous les esprits lourds. Soyez d’ailleurs rassurés. Je vous restituerai la vie. Je sais en quoi la vie a affaire avec l’art. J’aime la vie, bien plus, je n’aime que la vie. Mais je n’aime pas qu’on désire mettre des dents d’ivoire à des personnes représentées en peinture et qu’on assoie des figures de marbre sur des bancs de pierre comme si c’étaient des promeneurs. Vous devez vous déshabituer de réclamer qu’on écrive à l’encre rouge pour faire croire qu’on écrit avec du sang.

Hugo von Hofmannsthal, Poésie et vie. Extrait d’une conférence [1896], Lettre de Lord Chandos et autres textes sur la poésie, traduits par Jean-Claude Schneider et Albert Kohn, Gallimard, 1980, 1992.