samedi 24 août 2013

Il se fit dans leurs idées peu à peu une grande clarté

Il se fit dans leurs idées peu à peu une grande clarté. En furent notamment inondées les notions suivantes :
1. Le manque d’argent est un mal. Mais il peut devenir un bien.
2. Ce qui est perdu est perdu.
3. La bicyclette est un grand bien. Mais mal utilisée elle devient dangereuse.
4. Être complètement à la côte, cela donne à réfléchir.
5. Il y a deux besoins : celui que l’on a, et celui de l’avoir.
6. L’intuition fait faire bien des folies.
7. N’est jamais perdu ce que l’âme vomit.
8. Sentir ses poches qui chaque jour se vident des suprêmes ressources, voilà de quoi briser les résolutions les mieux trempées.
9. Le pantalon mâle s’est enlisé dans une ornière, spécialement la braguette, qu’il faudrait reporter à l’entre-jambes, sous forme de pièce à bascule par où, indépendamment de toute question sordide de miction, les bourses pourraient sortir prendre le frais, tout en restant cachées aux curieux. Le caleçon serait naturellement à corriger dans le même sens.
10. Contrairement à une opinion répandue, il y a des endroits dans la nature d’où Dieu paraît absent.
11. Que ferions-nous sans les femmes ? Nous prendrions un autre pli.
12. Âme a trois lettres et une ou une et demie et même jusqu’à deux syllabes.
13. Que peut-on dire sur la vie que l’on n’ait pas dit déjà ? Beaucoup de choses. Qu’elle vise mal du cul, par exemple.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970.

vendredi 23 août 2013

Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé

Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ceux qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille. Dans leur impuissance à se représenter l’objet de leur douleur, ils s’accusent presque de n’avoir pas de douleur.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, À l'ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, 1919.

lundi 15 avril 2013

vendredi 5 avril 2013

mercredi 27 mars 2013

Être à Venise, c’est croire que l’on est à Venise. Rêver de Venise, c’est être à Venise

Ramón Gómez de la Serna, Greguerías, traduit de l’espagnol par Jean-François Cacelen et Georges Tyras, éditions Cent pages, 2005.

dimanche 3 mars 2013

Philosophie du parti pris

Celui qui voit les choses telles qu’elles sont – qui croit les voir ainsi – devrait naturellement donner sa démission du monde des vivants. Car aucun choix, donc aucun acte, ne saurait lui paraître préférable à un autre ; pour lui, tout est ainsi devient la maxime maudite d’une acception générale de toutes les possibilités. La conscience de ne pas être dupe, l’orgueil de l’œil lucide ne souffrent aucune des restrictions venues des démentis que l’expérience inflige à l’esprit – converti par son propre décret – en miroir du monde. Croire refléter impartialement la réalité c’est vivre dans l’absolu l’illusion de l’objectivité. Les conclusions qui en dérivent sont les plus néfastes pour celui qui les conçoit et les subit.
Le refus prémédité de toute partialité entraîne une répugnance à toute décision avant un examen minutieux des voies qui s’ouvrent à la volonté. Or, cet examen découvre une égale raison et une égale inanité à tout ce qui arrive ou doit arriver. Être objectif c’est n’être plus rien ; c’est regarder agir. Vouloir se soustraire à la fatalité du parti pris c’est enlever aux instincts leur objet. Personne n’agit autrement que par une fausse conception des choses et par une vision suprêmement bornée de leur place et de leur importance. Toute action est une souffrance, voire une souillure de l’universel. Mais toute action est un signe de vie, mieux encore, la vie même. Sans les préventions favorables que chacun nourrit en soi, les phénomènes se volatiliseraient, remplacés par une indifférence scrutatrice et ennemie de la vitalité. Le parti pris, – mais c’est la définition de tout être vivant.
Du point de vue de la stricte connaissance, l’objectivité peut être une simple prétention. Néanmoins, pour celui qui l’adopte comme certitude intérieure, qui ne perçoit pas la nuance d’improbabilité, inséparable de toute image des choses, – elle l’engage à ne s’engager à rien. Elle est un pas vers cette sèche sérénité qui fait présager la mort. Est perdu celui qui porte sur sa propre vie le regard détaché qu’il porte sur les autres, est perdu celui qui est pour lui-même un autre quelconque.
Être objectif c’est n’adhérer qu’à la vue, qui n’adhère à rien. C’est se mettre dans la position d’un dieu, qui n’eût pas créé le monde. Et c’est à cette extrémité qu’arrive l’Esprit quand, maître absolu de ses pouvoirs, il ne les exerce plus sur les choses. Celles-ci, il les voit telles qu’elles sont. Quelle ruine pour la vie, – jardin qui ne fleurit que sous les rayons partiels de points de vue, sous un soleil fragmentaire et émiettant ses trésors de clarté !
Un trouble vital flétrit l’être séparé de la sève des choses, de cette sève qui ne prospère que dans l’étroitesse des absolus finis et successifs, partis pris qui seuls composent l’histoire et en inscrivent les chapitres.
La partialité, c’est la vie ; l’objectivité, c’est la mort.

E.M. Cioran, Exercices négatifs. En marge du Précis de décomposition § Philosophie du parti pris, édition, avec postface, établie et annotée par Ingrid Astier, Gallimard, 2005.

vendredi 1 mars 2013

« Cynique »

Cynique n. Grossier personnage dont la vision déformée voit les choses comme elles sont, et non comme elles devraient être.

Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du diable, 1911, traduit de l’américain par Bernard Salé, éditions Rivages.

jeudi 28 février 2013



Vanessa Winship, Batumi, Géorgie, 2006.

La hache qui brise la mer glacée en nous

Il me semble d’ailleurs qu’on ne devrait lire que des livres qui vous mordent et vous piquent. Si le livre que nous lisons ne nous réveille pas d’un coup de poing sur la tête, à quoi bon le lire ? Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, nous serions tout aussi heureux si nous n’avions pas de livre, et les livres qui nous rendent heureux, nous pourrions à la rigueur les écrire nous-mêmes. En revanche, nous avons besoin de livres qui agissent sur nous comme un malheur dont nous souffririons beaucoup, comme la mort de quelqu’un que nous aimerions plus que nous-mêmes, comme si nous étions proscrits, contraints de vivre dans les forêts, loin de tous les hommes, comme un suicide — un livre doit être la hache qui brise la mer glacée en nous. Voilà ce que je crois.

Franz Kafka à Oskar Pollak, 27 janvier 1904, Œuvres complètes, tome III, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Claude David & Jean-Pierre Danès, Gallimard (bibliothèque de la Pléiade), 1984.

mercredi 23 janvier 2013