jeudi 28 septembre 2006

Maudites crottes de Paris



Iuste Ciel, voilà bien des mouches,
Et ie suis vn ioly garçon!
I’en ay dessus mon polisson
Pour barbouiller cent Scaramouches;
Ha! mon habit est tout perdu!
Et ie voudrois qu’il fust pendu,
Ce cocher, ce bougre incurable.
Surtout, que n’ay-ie mon miroir?
Moy qui n’ay iamais veu le Diable,
Ie serois rauy de me voir.
Mais ce ne sont là que des roses;
En voilà bien d’autres, vrayement!
I’en ay iusques au fondement,
En faueur des metamorphoses;
Mes souliers, mes bas, mon manteau,
Mon colet, mes gands, mon chapeau,
Sont passez en mesme teinture
Et dans l’estat où ie me voy,
Ie me prendrois pour vne ordure,
Si ie ne me disois, C’est moy!
Il n’est ordure icy qui tienne;
Morbleu! fange d’estron molet,
Pour satisfaire mon valet,
Il faut qu’il vous en ressouuienne.
Elixir d’excremens pourris,
Maudites crottes de Paris,
Brain de damnez abominables,
Noire fecalle de l’Enfer,
Noire gringenaude du Diable,
Le Diable vous puisse estouffer!

Claude Le Petit (1638-1662), La Chronique scandaleuse ou Paris ridicule (1656?).

Son bel esprit qu’il eust peu employer à des choses plus dignes de lecture

Ce jourd’hui premier jour de septembre fust bruslé en place de Grève, à Paris, après avoir eu le poing coupé, fait amende honorable devant Nostre-Dame de Paris, esté étranglé, Claude Petit, advocat en Parlement, auteur de L’Heure du Berger, et de L’Escole de l’Interest , pour avoir fait un livre intitulé : Le Bordel des Muses, escrit l’Apologie de Chausson, le Moyne renié et autres compositions de vers et de prose pleine d’impiétés et de blasphèmes, contre l’honneur de Dieu, de la Vierge et de l’Estat. Il estoit âgé de vingt et trois ans et fut fort regretté des honnestes gens à cause de son bel esprit qu’il eust peu employer à des choses plus dignes de lecture.

Guillaume Colletet (1598-1659), Mémoires.

mercredi 27 septembre 2006

Mais surtout on les traite comme des enfants stupides



Au réalisme et aux accomplissements de ce fameux système, on peut déjà connaître les capacités personnelles des exécutants qu’il a formés. Et en effet ceux-ci se trompent sur tout, et ne peuvent que déraisonner sur des mensonges. Ce sont des salariés pauvres qui se croient des propriétaires, des ignorants mystifiés qui se croient instruits, et des morts qui croient voter.
Comme le mode de production les a durement traités ! De progrès en promotions, ils ont perdu le peu qu’ils avaient, et gagné ce dont personne ne voulait. Ils collectionnent les misères et les humiliations de tous les systèmes d’exploitation du passé ; ils n’en ignorent que la révolte. Ils ressemblent beaucoup aux esclaves, parce qu’ils sont parqués en masse, et à l’étroit, dans de mauvaises bâtisses malsaines et lugubres ; mal nourris d’une alimentation polluée et sans goût ; mal soignés dans leurs maladies toujours renouvelées ; continuellement et mesquinement surveillés ; entretenus dans l’analphabétisme modernisé et les superstitions spectaculaires qui correspondent aux intérêts de leurs maîtres. Ils sont transplantés loin de leurs provinces ou de leurs quartiers, dans un paysage nouveau et hostile, suivant les convenances concentrationnaires de l’industrie présente. Ils ne sont que des chiffres dans des graphiques que dressent des imbéciles.
Ils meurent par séries sur les routes, à chaque épidémie de grippe, à chaque vague de chaleur, à chaque erreur de ceux qui falsifient leurs aliments, à chaque innovation technique profitable aux multiples entrepreneurs d’un décor dont ils essuient les plâtres. Leurs éprouvantes conditions d’existence entraînent leur dégénérescence physique, intellectuelle, mentale. On leur parle toujours comme à des enfants obéissants, à qui il suffit de dire : « il faut », et ils veulent bien le croire. Mais surtout on les traite comme des enfants stupides, devant qui bafouillent et délirent des dizaines de spécialisations paternalistes, improvisées de la veille, leur faisant admettre n’importe quoi en le leur disant n’importe comment ; et aussi bien le contraire le lendemain.
Séparés entre eux par la perte générale de tout langage adéquat aux faits, perte qui leur interdit le moindre dialogue ; séparés par leur incessante concurrence, toujours pressée par le fouet, dans la consommation ostentatoire du néant, et donc séparés par l’envie la moins fondée et la moins capable de trouver quelque satisfaction, ils sont même séparés de leur propres enfants, naguère encore la seule propriété de ceux qui n’ont rien. On leur enlève, en bas âge, le contrôle de ces enfants, déjà leurs rivaux, qui n’écoutent plus du tout les opinions informes de leurs parents, et sourient de leur échec flagrant ; méprisent non sans raison leur origine, et se sentent bien davantage les fils du spectacle régnant que de ceux de ses domestiques qui les ont par hasard engendrés : ils se rêvent les métis de ces nègres-là. Derrière la façade du ravissement simulé, dans ces couples comme entre eux et leur progéniture, on n’échange que des regards de haine.

Guy-Ernest Debord, In girum imus nocte et consumimur igni (1977-78).

La vérité sur Sancho Pança



Grâce à une foule d’histoires de brigands et de romans de chevalerie lus pendant les nuits et les veillées, Sancho Pança, qui ne s’en est d’ailleurs jamais vanté, parvint si bien au cours des années à distraire de lui son démon – auquel il donna plus tard le nom de Don Quichotte – que celui-ci commit sans retenue les actes les plus fous, actes qui, faute d’un objet déterminé à l’avance qui aurait dû précisément être Sancho Pança, ne causaient toutefois de tort à personne. Mû peut-être par un certain sentiment de responsabilité, Sancho Pança, qui était un homme libre, suivit stoïquement Don Quichotte dans ses équipées, ce qui lui procura jusqu’à la fin un divertissement plein d’utilité et de grandeur.

Franz Kafka, Cahier G, traduit de l’allemand par Marthe Robert.

mardi 26 septembre 2006

Le visage antipathique et sublime de la vraie bonté



Quand il nous demandait des nouvelles de la fille de cuisine, il nous disait: « Comment va la Charité de Giotto ? » D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraissée par sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droites et carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses, matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Et je me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue lui ressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cette fille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sans avoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisît la beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sans paraître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arena au-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au mur de ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visage énergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux pieds les trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisins pour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pour se hausser; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui «passe», comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail de son sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée. L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Mais dans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représenté comme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il lui remplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de sa figure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant qui gonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie — et la nôtre du même coup — tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guère de temps à donner à d’envieuses pensées.
Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figures de Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salle d’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cette Charité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrant seulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de la luette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument de l’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulier était celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoises pieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôlées d’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’ai compris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenait à la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fût représenté non comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée, mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié, donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plus précis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant. Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sans cesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait; et de même encore, bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif, douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisément le côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et qui ressemble beaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à un besoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.
Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien de la réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la servante enceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique. Et peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un être à la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique une réalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique. Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie, dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de la charité active, elles avaient généralement un air allègre, positif, indifférent et brusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération, aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de la heurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublime de la vraie bonté.


Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Grasset, 1913.

vendredi 22 septembre 2006

Douceur de ne rien avoir à dire


Photo : Manuel Álvarez Bravo

On fait parfois comme si les gens ne pouvaient pas s’exprimer. Mais, en fait, ils n’arrêtent pas de s’exprimer. Les couples maudits sont ceux où la femme ne peut pas être distraite ou fatiguée sans que l’homme dise : « Qu’est-ce que tu as ? Exprime-toi », et l’homme sans que la femme, etc. La radio, la télévision ont fait déborder le couple, l’ont essaimé partout, et nous sommes transpercés de paroles inutiles, de quantités démentes de paroles et d’images. La bêtise n’est jamais muette ni aveugle. Si bien que le problème n’est plus de faire que les gens s’expriment mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. Les forces de répression n’empêchent pas les gens de s’exprimer, elles les forcent au contraire à s’exprimer. Douceur de ne rien avoir à dire, droit de ne rien avoir à dire, puisque c’est la condition pour que se forme quelque chose de rare ou de raréfié qui mériterait un peu d’être dit.

Gilles Deleuze, Pourparlers, Editions de Minuit, 1990.

Un pays que même les sourds–muets quittent en masse

Hier, vingt-cinq sourds-muets tchécoslovaques qui participaient à des championnats sportifs (pour sourds-muets) ont demandé l’asile à Munich. Alors, là, c’est vraiment la fin de tout… On en viendrait à se prendre pour un héros de rester dans un pays que même les sourds-muets quittent en masse.

Jan Zabrana, Toute une vie [journal de l’année 1969], traduit du tchèque par Marianne Canavaggio & Patrick Ourednik, Editions Allia, 2005.

jeudi 21 septembre 2006

Z is for Zillah

Si l’on pouvait être un Peau-Rouge



Si l’on pouvait être un Peau-Rouge, toujours paré et sur son cheval fougueux, dressé sur les pattes de derrière, sans cesser de vibrer sur le sol vibrant, jusqu’à ce qu’on quitte les éperons, car il n’y avait pas d’éperons, jusqu’à ce qu’on jette les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et qu’on voie le pays devant soi comme une lande tondue, déjà sans encolure et sans tête de cheval.

Franz Kafka, traduit de l’allemand par Alexandre Vialatte.

N is for Neville

Cuando despertó




Cuando despertó, el dinosaurio todavía estaba allí.
Quand il se réveilla, le dinosaure était toujours là.

Augusto Monterroso, Œuvres complètes (et autres contes), traduit de l’espagnol (Guatemala) par Claude Couffon, Éditions Patiño, 2000.

Des Parthénons en crotte de chien

Le style, c’est l’exagération. Nul n’exagéra plus que Céline. Il a bâti des Parthénons en crotte de chien. La matière est étrange, les monuments grandioses. Ils seraient plus nobles en marbre blanc ; mais ceux qui taillent le marbre blanc n’ont pas la carrure qu’il faudrait pour faire des monuments aussi grands que ceux de Céline.

Alexandre Vialatte, Chronique de La Montagne du 1er août 1961.

jeudi 14 septembre 2006

is to suffer


Nathan Altman, Anna Akhmatova (1914)

SONJA: Natasha, to love is to suffer. To avoid suffering, one must not love. But, then one suffers from not loving. Therefore, to love is to suffer, not to love is to suffer, to suffer is to suffer. To be happy is to love, to be happy, then, is to suffer, but suffering makes one unhappy, therefore, to be unhappy one must love, or love to suffer, or suffer from too much happiness, I hope you're getting this down.

Woody Allen, Love and Death, (1975).

Leur vie est sans cesse menacée, leur opulence est éphémère et privée de goût

La société des grandes métropoles est particulièrement bien outillée pour éliminer les initiatives spontanées et l’indépendance de l’esprit. Au dernier stade de son développement, la métropole capitaliste est devenue le ressort essentiel qui assure le fonctionnement de cet absurde système. Elle procure à ses victimes l’illusion de la puissance, de la richesse, du bonheur, l’illusion d’atteindre au plus haut point de la perfection humaine. En fait, leur vie est sans cesse menacée, leur opulence est éphémère et privée de goût, leurs loisirs sont désespérément monotones, et leur peur justifiée de la violence aveugle et d’une mort brutale pèse sur cette apparence de bonheur. Dans un monde où ils ne peuvent plus reconnaître leur œuvre, ils se sentent de plus en plus étrangers et menacés : un monde qui de plus en plus échappe au contrôle des hommes, et qui, pour l’humanité, a de moins en moins de sens.
Certes, il faut savoir détourner les yeux des sombres aspects de la réalité quotidienne pour prétendre, dans ces conditions, que la civilisation humaine a atteint son plus brillant sommet. Mais c’est à cette attitude que les citoyens de la métropole s’entraînent chaque jour : ils ne vivent pas dans un univers réel, mais dans un monde de fantasmes, habilement machiné dans tout leur environnement, avec des placards, des images, des effets de lumière et de la pellicule impressionnée ; un monde de murs vitrés, de plexiglas, de cellophane, qui les isole de leur peine et des mortifications de la vie, monde d’illusionnistes professionnels entourés de leurs dupes crédules. [...]
Les spectateurs ne conversent plus comme des personnes qui se rencontrent au croisement des routes, sur la place publique, autour d’une table. Par l’antenne de la radio et de la télévision, un très petit nombre d’individus interprètent à notre place, avec une adresse toute professionnelle, les mouvements d’opinion et les événements quotidiens. Ainsi les occupations les plus naturelles, les actes les plus spontanés sont l’objet d’une surveillance professionnelle et soumis à un contrôle centralisé. Des moyens de diffusion, aussi puissants que variés, donnent aux plus éphémères et aux plus médiocres ouvrages un éclat et une résonance qui dépassent de loin leurs mérites.

Lewis Mumford, La Cité à travers l’histoire, 1961.

mardi 12 septembre 2006

Thomas Browne naquit à Londres le 19 Novembre 1605 de Thomas Browne Gentilhomme



Thomas Browne naquit à Londres le 19 Novembre 1605 de Thomas Browne Gentilhomme. Après avoir apris les premiers principes de la langue Latine dans l’Ecole de Wyckham près de Winchester, il entra vers le commencement de l’année 1623. dans le College de Pembrocke à Oxford, prit le degré de Maître-ès-Arts, & étudia ensuite en Medecine.
Il alla après cela en Hollande, & se fit recevoir Docteur en Medecine à Leyde ; & à son retour il fut incorporé à l’Université d’Oxford en la même qualité l’an 1637. Vers le même tems il suivit le conseil de Thomas Lushington, qui avoit été quelque tems son maître, en allant s’établir à Norwich ; & il pratiqua plusieurs années la Medecine dans cette ville avec beaucoup de réputation.
Dans la suite il fut fait Membre honoraire du College des Medecins de Londres, & vers la fin du mois de Septembre de l’an 1671. le Roi Charles II. qui se trouva alors à Norwich, le fit Chevalier.
Il mourut en cette ville le 19 Octobre 1682, âgé de 77 ans, & fut enterré dans l’Eglise de S. Pierre, où sa femme Dorothée, avec laquelle il avoit vécu pendant 41 ans, lui fit mettre cette Epitaphe.

M.S.
Hic situs est Thomas Browne M.D. & Miles, Anno. 1605. Londini natus, generosa familia apud Upton in agro Cestrensi oriundus, Schola primum Winstonensi, postea in Coll. Pembrok. apud Oxonienses, bonis litteris haud levitur imbutus; in urbe hac Nordovicensi Medicinam, arte egregia & felici successu professus; scriptis, quibus tituli, Religio Medici, & Pseudodoxia Epidemica, aliisque per orbem notissimus. Vir pientissimus, integerrimus, Doctissimus. Obiit Octobri 19 an. 1682. Pie posuit moestissima Conjux D. Dor. Br.


Catalogue de ses Ouvrages.

1. Religio Medici. (en Anglois) Londres 1642. in-8vo. Cet Ouvrage, dont il y a plusieurs éditions Angloises, a paru avec les observations de Kenelme Digby à Londres 1643. 1644. &c. in-8o & ensuite avec d’autres observations d’un Anonyme en 1654. toutes en Anglois. Jean Merryweather, Maître-ès-Arts à Cambrige, le traduisit en Latin, & il fut imprimé en cette Langue à Leyde en 1644. in-12. édition qui fut suivie de quelques autres; & principalement d’une cum Annotationibus L.N.M. Argentorati 1652. in-8vo. Ces Lettres initiales designent Levinus Nicolaus Moltkius, dont on a encore Conclave Alexandri VII. & alia Historica conjunctim edita. Slevici 1656 in-8vo. Nous en avons aussi une traduction Françoise sous ce titre: La Religion du Medecin, traduit du Latin de Thomas Brown avec des remarques 1668 in-12. L’ouvrage a été encore traduit en Italien, en Allemand, en Flammand &c. La traduction Flamande a été imprimée à Leyde en 1665. in-8vo. Tout cela montre assez l’estime qu’on en a faite, & l’avidité que chaque nation a eu de le lire en sa langue. Patin en a jugé trop malignement, à son ordinaire, lorsqu’il a dit dans une de ses Lettres. « On fait ici grand cas du livre intitulé : Religio Medici. Cette Auteur a de l’esprit. Il y a de gentilles choses dans ce livre. C’est un Melancolique agréable en ses pensées, mais qui, à mon jugement, cherche Maître en fait de Religion, comme beaucoup d’autres, & peut-être qu’enfin il n’en trouvera aucun. Il faut dire de lui, ce que Philippe de Comines a dit du Fondateur des Minimes, l’Hermite de Calabre, François de Paule; il est encore en vie, il peut aussi-bien empirer qu’amender. » Les Journalistes de Leipsic en parlent d’une maniere plus juste, lorsqu’ils disent que c’est un livre rempli d’excellents préceptes, parmi lesquels sont mêlés plusieurs paradoxes.

2. Pseudodoxia Epidemica, ou Examen des Erreurs populaires (en Anglois) Londres 1646. in-fol. La sixième édition qui parut en 1673.4 a été augmentée & corrigée par l’Auteur. C’est un excellent Ouvrage, qui renferme bien des choses curieuses. Chrétien Knorr, Baron de Rosenroth en a donné une traduction Allemande, qu’il a fait imprimer à Nuremberg l’an 1680. in-4vo sous le nom de Christophe Peganius. Il a été aussi traduit en Flamand.

3. Hydriotaphia, ou discours sur les Urnes Sepulchrales, qui ont été trouvées dans le Comté de Norfolck. (en Anglois) Londres 1658. in 8vo

4. Le Jardin de Cyrus, ou la maniere de planter les arbres en Quinconce, usitée par les anciens, examinée. (en Anglois) A la suite de l’Ouvrage précedent.

5. Ouvrage Meslés. (en Anglois) Londres 1684. in-8vo. Ce Recueil, publié après la mort de l’Auteur, par Thomas Tennison, renferme treize pieces. 1°. Observations sur plusieurs Plantes, dont il est parlé dans l’Ecriture. 2°. Des Couronnes de fleurs en usage parmi les anciens. 3°. Des Poissons, que nôtre Seigneur mangea avec ses disciples après sa Resurrection. 4°. Reponse à quelques questions sur certains poissons, oiseaux, & insectes. 5°. De la Fauconnerie chez les anciens & les Modernes. 6°. Des Cymbales. 7°. De Versibus Ropalicis, seu Gradualibus. 8°. Des langues & en particulier de la Saxone. 9°. Des Collines, des Montagnes &c. faites de main d’homme en plusieurs endroits de l’Angleterre. 10°. De la Troade par laquelle S. Paul passa. 11°. De la Reponse de l’Oracle de Delphes à Cresus. 12°. Prophetie sur l’état futur de plusieurs nations. 13°. Musæum Clausum, seu Bibliotheca abscondita.

6. Les Œuvres de Thomas Browne, (en Anglois) Londres 1686. in-fol. C’est un recueil de tous les Ouvrages précedens.

7. Œuvres Posthumes de Thomas Browne imprimés sur les Originaux. 1°. Les Antiquitez de l’Eglise Cathedrale de Norwich. 2°. Description des Urnes, qui furent decouvertes à Brampton dans la Province de Norfolk en 1667. 3°. Lettres du Chevalier Guillaume Dugdale & du Chevalier Browne. 4°. Observations meslées. On a joint la vie de l’Auteur, & une description des Antiquitez de la chapelle de S. Jean l’Evageliste, qui est aujourd’huy l’Ecole Royale de Norwich, composée par Jean Burton Maitre-ès-Arts. (en Anglois) Londres 1712. in-8vo. On est redevable de la publication de ces Oeuvres posthumes à Mr. Brigstoke qui a épousé une petite fille de M. Browne.

On a imprimé sous le nom de Browne le livre suivant.
Le Cabinet de la Nature ouvert, où l’on decouvre les causes naturelles des Metaux, des Pierres, des terres differentes &c. (en Anglois) 1657. in-12. Mais il ne peut être de Browne : puisque c’est une pure compilation tirée de la Physique de Magirus, & faite par un Ignorant, qui y est tombé en plusieurs fautes grossieres, dont Browne étoit incapable.

V. Historia Universitatis Oxoseniensis, & Athenæ Oxoniensis tom. 2, p. 714.

Jean-Pierre Niceron, Memoires pour servir à l’histoire des hommes illustres, t. XXIII (1733).

Think not thy time short in this World since the World it self is not long.



Think not thy time short in this World since the World it self is not long. The created World is but a small Parenthesis in Eternity, and a short interposition for a time between such a state of duration, as was before it and may be after it. And if we should allow of the old Tradition that the World should last Six Thousand years, it could scarce have the name of old, since the first Man lived near a sixth part thereof, & seven Methusela's would exceed its whole duration. However to palliate the shortness of our Lives, and somewhat to compensate our brief term in this World, it's good to know as much as we can of it, and also so far as possibly in us lieth to hold such a Theory of times past, as though we had seen the same. He who hath thus considered the World, as also how therein things long past have been answered by things present, how matters in one Age have been acted over in another, & how there is nothing new under the Sun, may conceive himself in some manner to have lived from the beginning, and to be as old as the World; and if he should still live on 'twould be but the same thing.

Thomas Browne (1605-1682), Christian Morals, 1716, III, 29.

Les mots que nous avons sous la main



Mots présents à notre esprit. – Nous exprimons toujours nos pensées avec les mots que nous avons sous la main. Ou plutôt, pour exprimer tous mes soupçons : à chaque instant, nous ne formons que la pensée pour laquelle nous avons précisément sous la main les mots qui peuvent l’exprimer approximativement.
Friedrich Nietzsche, Aurore, 257.

Une fois les mots posés, les hommes croient qu’il leur correspond nécessairement quelque chose, par exemple l’âme, Dieu, la volonté, le destin, etc.
Friedrich Nietzsche, Œuvres posthumes complètes, III.

vendredi 8 septembre 2006

La mauvaise conscience de l’hypocrisie



L’ironie est la mauvaise conscience de l’hypocrisie. Comprenons bien que l’intérêt le plus évident du scandale est de rester camouflé et d’entretenir une équivoque dont il est le seul bénéficiaire : la guerre, par exemple, ne demande qu’à devenir juridique pour constituer, comme la paix, un certain ordre naturel ; et le plus mauvais tour qu’on puisse lui jouer, c’est de lui refuser, au contraire, cette légalité dérisoire dont elle s’accommoderait si bien, c’est de la vouloir inhumaine, absurde et anormale, comme elle doit être ; il ne faut pas que l’hypocrisie du « droit des gens », en la rendant supportable et presque sociable, nous crée un modus vivendi avec ce scandale. Qu’elle soit horrible, puisqu’elle est, et qu’elle s’extermine elle-même ! Heureusement la lucide ironie ne s’en laisse pas accroire ; et les bonnes âmes malfaisantes ne seront pas tranquilles tant qu’il y aura des ironistes pour crier à tue-tête leur vrai nom et pour dénoncer leurs nobles rôles, leurs postiches, leurs momeries et leur rhétorique en carton. Que l’ironie est donc indiscrète !

Vladimir Jankélévitch, L’Ironie, Flammarion, 1964.

De parfaits inutiles



« Et comble du comble, a-t-il ajouté en guise de conclusion, tu dois savoir que ton père s’ennuie beaucoup. »
Je le savais, je l’avais déjà remarqué. Il s’ennuyait comme une vraie huître. S’asseyant toujours à table avant l’heure, bien que ma mère avançât constamment l’heure du repas, il vivait de plus en plus à l’avance, tant il s’ennuyait.
« Tu ne sais pas comme je t’envie, m’a-t-il dit. Je donnerai tout pour avoir ton âge, pour me retrouver sur les marches de la lutte pour la vie, de la lutte pour le prestige social. J’aimerais tant que le temps fasse machine arrière, réintégrer le monde de l’action et ne pas être contraint de me voir assis à une table sans écrire un seul mot. J’aimerais tant recommencer à inspecter des êtres terrorisés, des Cacériens toujours enclins à la subornation. Je ne suis pas né pour être assis devant une table ronde en train de feuilleter des journaux. Je ne suis pas né pour rester à la maison, passif et vieux, regardant avec incrédulité les feuilles blanches d’une biographie que je n’écrirai jamais parce que je ne trouve rien qui mérite d’être couché sur le papier et qu’en plus, les mots me paralysent. Que ne donnerais-je pour avoir ton âge et recommencer à me battre pour être quelqu’un ! […]
– J’aimerais être à ta place, lui ai-je dit. J’aimerais être comme toi, voué à des feuilles blanches sans que personne exige de moi autre chose, voué au blanc d’une vie à écrire. »
Ce n’était pas ce que je cherchais, mais j’ai vu qu’il était irrité, fâché contre moi. Il s’est brusquement éloigné, me laissant sous la pluie. Mais, imperturbable, j’ai continué à parler :
« Tu ne vois donc pas que la vieillesse et l’écriture se ressemblent comme deux gouttes d’eau. C’est le seul moyen de transformer la vie, qui est une maladie.
– Une maladie ? a-t-il demandé, visiblement inquiet, tout en rapprochant de moi son parapluie.
– Oui. Une maladie de la matière.
– Je n’ai jamais entendu pareille sottise.
– La vieillesse et l’écriture sont les seuls médicaments contre cette maladie. Tu ne vois donc pas que nous sommes tous des inutiles et que la vie aussi est inutile. Et si nous sommes tous des inutiles, le vieil homme l’est encore plus. Le vieil homme est l’inutile par excellence. »
Ces mots ne lui ont guère fait plaisir, mais j’ai poursuivi, plus imperturbable que jamais.
« Peut-être ne t’en aperçois-tu pas ? lui ai-je dit. Le vieil homme a l’avantage d’être complètement hors jeu, étranger à ces efforts si pénibles auxquels se vouent, par exemple, ceux qui sentent qu’ils doivent devenir quelqu’un. Le vieil homme est déjà loin d’efforts aussi grossiers. Seul le sommeil expulse quelque chose de ce délire de prestige auquel on est voué quand on termine ses études.
– Je t’ai fait des confidences, a dit mon père, mais, toi, tu es allé trop loin et tu as traité ton père d’inutile, d’inutile par excellence. Et c’est très grave. Tu as besoin d’une correction, la plus sévère possible. »
J’ai vu qu’il marchait très nerveusement, de plus en plus rapidement, forçant le pas. À ce train, me suis-je dit, nous aurons vite atteint l’Avenida de la Montafia. Je le suivais comme je pouvais.
« La seule correction que je connaisse, lui ai-je dit, la seule qui est parfois capable de nous guérir de nos maux et de nos délires de prestige, c’est le sommeil.
– Tu es fou... Tu dis que tu ne te sens pas préparé pour la vie... Aussi bien ne penses-tu pas fonder une famille comme tout le monde ? Une famille que tu aurais à nourrir ! Penses-tu vivre de l’air du temps ?
– Seul le sommeil, ai-je ajouté sans perdre mon calme, mais en pressant le pas, est un traitement systématique, une correction infinie de notre ambition absurde d’être quelqu’un. Dans le sommeil, nous transportons de lourds bagages dont nous désirerions nous défaire. Nos bagages ne sont rien d’autre que cette inquiétude constante que nous avons accumulée tout au long de notre vie, devenir quelqu’un, posséder quelque chose qui soit à nous, pour ne pas nous sentir nus comme des vers. Mais je te répète, père, que la vie est quelque chose de parfaitement inutile et nous, par conséquent, nous sommes des êtres inutiles. Nous n’allons nulle part, nous n’avons pas besoin de bagages. Nous sommes de parfaits inutiles. Et toi, père, tu es l’inutile par excellence. »
Je me suis senti profondément satisfait d’avoir eu le courage de le traiter d’inutile par excellence, et de l’avoir fait pour la deuxième fois. J’ai vu mon père s’emporter de nouveau.
« J’insiste, m’a-t-il dit en essayant de contrôler ses nerfs. Le sommeil ne te donnera pas à manger.
– Peu importe. Je me vois tout seul, et je pense qu’il en sera toujours ainsi. Je ne serai jamais responsable d’une famille. »

Enrique Vila-Matas, Hijos sin hijos (1993), trad. par André Gabastou, Enfants sans enfants, Christian Bourgois, 1999.