lundi 13 juin 2016

L’incertitude avec laquelle nous explorons à tâtons l’obscurité qui nous entoure

Si l’on considère la langue comme une vieille ville avec son inextricable réseau de ruelles et de places, ses secteurs qui ramènent loin dans le passé, ses quartiers assainis et reconstruits et sa périphérie qui ne cesse de gagner sur la banlieue, je ressemblais à un habitant qui, après une longue absence, ne se reconnaîtrait pas dans cette agglomération, ne saurait plus à quoi sert un arrêt de bus, ce qu’est une arrière-cour, un carrefour, un boulevard ou un pont. L’articulation de la langue, l’agencement syntaxique de ses différents éléments, la ponctuation, les conjonctions et jusqu’aux noms désignant les choses les plus simples, tout était enveloppé d’un brouillard impénétrable. Ce que j’avais écrit par le passé, cela surtout, m’était devenu incompréhensible. Je me disais sans arrêt : une telle phrase, c’est quelque chose qui prétend avoir un sens, en réalité ce n’est qu’un pis-aller, une sorte d’excroissance générée par l’incertitude avec laquelle, un peu sur le modèle des plantes et des animaux marins avec leurs tentacules, nous explorons à tâtons l’obscurité qui nous entoure. Ce qui précisément semble l’expression adéquate d’une pensée intelligente, l’exposition d’une idée au moyen d’un certain savoir-faire stylistique, me paraissait désormais constituer une entreprise parfaitement arbitraire ou chimérique. Je ne voyais plus de cohérence nulle part, les phrases se diluaient en une série de mots isolés, les mots en une suite aléatoire de lettres, les lettres en signes disloqués et ceux-ci en une trace gris plomb brillant çà et là de reflets argentés, qui eût été sécrétée et abandonnée derrière soi par quelque gastéropode et dont la vue me remplissait tour à tour de honte et d’effroi.

W.G. Sebald, Austerlitz, traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, 2002, Gallimard, 2006.

dimanche 5 juin 2016

Oh ! l’eau, toutes ces eaux par le monde entier !

Il habitait rue Saint-Sulpice. Mais il s’en alla. « Trop près de la Seine, dit-il, un faux pas est si vite fait » ; il s’en alla.
Peu de gens réfléchissent comme il y a de l’eau, et profonde et partout.
Les torrents des Alpes ne sont pas si profonds, mais ils sont tellement rapides (résultat pareil). L’eau est toujours la plus forte, de quelque manière qu’elle se présente. Et comme il s’en rencontre de tous côtés presque sur toutes les routes… il a beau exister des ponts et des ponts, il suffit d’un qui manque et vous êtes noyé, aussi sûrement noyé qu’avant l’époque des ponts.
« Prenez de l’hémostyl, disait le médecin, ça provient du sang. »
« Prenez de l’antasthène, disait le médecin, ça provient des nerfs. »
« Prenez des balsamiques, disait le médecin, ça provient de la vessie. »
Oh ! l’eau, toutes ces eaux par le monde entier !

Henri Michaux, « Encore un malheureux «, La nuit remue, Gallimard,  1935.