mercredi 17 janvier 2018

L’art d’exagérer est, à mon sens, un art de surmonter l’existence

Souvent, ai-je dit plus tard à Gambetti, nous nous laissons entraîner à exagérer tellement que nous finissons par tenir cette exagération pour le seul fait logique et ne voyons plus du tout le fait réel, rien que l’exagération poussée à l’extrême. Depuis toujours mon fanatisme de l’exagération m’a soulagé, ai-je dit à Gambetti. Parfois c’est la seule possibilité, à savoir quand j’ai transformé ce fanatisme de l’exagération en art de l’exagération, de me sortir de mon état d’esprit misérable, de la lassitude de mon esprit, ai-je dit à Gambetti. J’ai cultivé à tel point mon art de l’exagération que je puis me dire sans hésiter le plus grand artiste de l’exagération que je connaisse. Je n’en connais pas d’autre. Personne n’a jamais poussé si loin son art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti, et ensuite, que si l’on voulait un jour me demander tout de go ce que je suis vraiment au fond de moi-même, je ne pourrais répondre que le plus grand artiste de l’exagération que je connaisse. Là-dessus Gambetti a de nouveau éclaté de son rire gambettien et m’a contaminé de son rire gambettien, si bien que nous avons ri tous deux, cet après-midi-là sur le Pincio, comme nous n’avions jamais ri auparavant. Mais naturellement cette phrase est à son tour une exagération, c’est ce que je pense à présent en l’écrivant, et caractéristique de mon art de l’exagération. Ce jour-là, j’ai dit à Gambetti que l’art d’exagérer est, à mon sens, un art de surmonter, de surmonter l’existence, ai-je dit à Gambetti. Supporter l’existence grâce à l’exagération, finalement grâce à l’art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti, la rendre possible. Plus je vieillis, plus je me réfugie dans mon art de l’exagération, ai-je dit à Gambetti. Ceux qui ont le mieux surmonté l’existence ont toujours été de grands artistes de l’exagération, peu importe ce qu’ils furent, ce qu’ils ont produit, Gambetti, ils ne l’ont tout de même été, en fin de compte, que grâce à leur art de l’exagération. Le peintre qui n’exagère pas est un mauvais peintre, le musicien qui n’exagère pas est un mauvais musicien, ai-je dit à Gambetti, tout comme l’écrivain qui n’exagère pas est un mauvais écrivain, en même temps il peut arriver aussi que le véritable art de l’exagération consiste à tout minimiser, alors nous devons dire, il exagère la minimisation et fait ainsi de la minimisation exagérée son art de l’exagération, Gambetti. Le secret de la grande œuvre d’art est l’exagération, ai-je dit à Gambetti, le secret de la grande réflexion philosophique l’est aussi, l’art de l’exagération est en somme le secret de l’esprit, ai-je dit à Gambetti, mais ensuite j’ai abandonné cette idée absurde qui pourtant, examinée d’encore plus près, s’est forcément révélée la seule juste sans aucun doute, et je me suis éloigné de la Maison des chasseurs en direction de la ferme et me suis dirigé vers la Villa des enfants, tout en pensant que c’était la Villa des enfants qui m’avait inspiré ces pensées absurdes.

Thomas Bernhard, Extinction, traduit de l’allemand (Autriche) par Gilberte Lambrichs, Gallimard, 1990.

mardi 16 janvier 2018

Mais j’exagère

Mais j’exagère. Et premièrement parce que l’homme n’est pas ce que j’ai dit : il est sautillant, primesautier, curieux comme un insecte rare, inattendu dans ses moindres réflexes et coiffé d’un petit chapeau mou. (Ce que je reproche à la plupart des romanciers c’est de nous faire oublier la chose.)
Il possède une âme immortelle. Il l’habille d’un pardessus gris. Il la piétine et il la jette à la poubelle. Il fait mille choses qu’un veau ne se permettrait jamais. (Peut-être le rat ; ou la vipère ; mais tout cela nous mènerait trop loin.)
Alexandre Vialatte, « Réponse à Jacques Brenner », La Montagne, 30 novembre 1965.

lundi 15 janvier 2018

Pourquoi ajouter des mots qui ont traîné partout à ces choses fraîches qui s’en passaient si bien ? Et comme c’est boutiquier, ce désir de tirer parti de tout, de ne rien laisser perdre… et malgré qu’on le sache, cette peine qu’on prend, ce travail de persuasion, cette lutte contre le refroidissement considérable et si insistant de la vie.


Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Droz, 1963.

dimanche 14 janvier 2018

De la poésie, aucun chemin direct ne conduit dans la vie, de la vie aucun ne conduit dans la poésie

J’ignore si parmi tous les bavardages fatigants sur l’individualité, le style, la conviction, l’atmosphère et ainsi de suite, vous n’avez pas perdu la conscience que le matériau de la poésie c’est les mots, qu’un poème est un tissu sans poids fait de mots qui, par leur arrangement, leur timbre et leur contenu, en reliant le souvenir de choses visibles et le souvenir de choses audibles avec l’élément du mouvement, produisent un état d’âme fugitif, exactement circonscrit, de la netteté du rêve, que nous appelons atmosphère. Si vous pouvez retrouver le chemin de cette définition du plus léger des arts vous vous serez débarrassé d’une espèce de charge confuse de votre conscience. Les mots sont tout, les mots avec lesquels on peut appeler à une nouvelle existence les choses vues et entendues et, selon des lois inspirées, donner l’illusion d’une chose en mouvement. De la poésie, aucun chemin direct ne conduit dans la vie, de la vie aucun ne conduit dans la poésie.
[...]
Vous vous étonnez qu’un poète fasse pour vous l’éloge des règles et voie dans les successions de mots et les mètres la totalité de la poésie. Mais il y a déjà trop d’amateurs qui louent les intentions. La chose absolument sans valeur a des serviteurs dans tous les esprits lourds. Soyez d’ailleurs rassurés. Je vous restituerai la vie. Je sais en quoi la vie a affaire avec l’art. J’aime la vie, bien plus, je n’aime que la vie. Mais je n’aime pas qu’on désire mettre des dents d’ivoire à des personnes représentées en peinture et qu’on assoie des figures de marbre sur des bancs de pierre comme si c’étaient des promeneurs. Vous devez vous déshabituer de réclamer qu’on écrive à l’encre rouge pour faire croire qu’on écrit avec du sang.

Hugo von Hofmannsthal, Poésie et vie. Extrait d’une conférence [1896], Lettre de Lord Chandos et autres textes sur la poésie, traduits par Jean-Claude Schneider et Albert Kohn, Gallimard, 1980, 1992.

samedi 13 janvier 2018

Ce lieu désert qu’est devenue ma tête

... ce lieu désert qu’est devenue ma tête, la silencieuse corrosion de la mémoire, cette distraction perpétuelle qui n’est attention à rien d’autre (pas même à la plus ténue des voix intérieures), cette solitude imposée qui est un mensonge, ces compagnies qui en sont d’autres, ce travail qui n’est plus du travail et ces souvenirs qui ont séché sur pied comme si une malveillance toute puissante avait tranché leurs racines, me coupant, moi, de tant de choses aimables.


Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, Droz, 1963.