mercredi 26 mars 2014

Trauer

La tristesse (Trauer) est la disposition d’esprit dans laquelle le sentiment donne une vie nouvelle, comme un masque, au monde déserté, afin de jouir à sa vue d’un plaisir mystérieux.

Walter Benjamin, Ursprung des deutschen Trauerspiels, 1925 ; Origine du drame baroque allemand, traduit de l'allemand par Sibylle Muller, avec le concours de André Hirt, Flammarion, 1985.

mardi 25 mars 2014

Pourquoi ne meurt-on plus d’amour ?

Parce que les femmes sont plus faciles ? ou parce que notre époque fournit les hommes de moyens nouveaux en grands nombre pour se détruire soi-même et mutuellement : vérole, poudre noire, mariages précoces et querelles de religion ? Ou n’y a-t-il en vérité nul précédent ni exemple du fait ? À moins que quelques-uns en meurent mais par suite ne méritent ni le souvenir ni la mention.

John Donne, Paradoxes and Problems, 1633-53, Paradoxes et problèmes, problème V, traduit de l’anglais par Pierre Alferi, Allia, 1994.

lundi 24 mars 2014

Notre doute est notre passion et notre passion est notre tâche

[...] he was better of course, but better, after all, than what? He should never again, as at one or two great moments of the past, be better than himself. The infinite of life was gone, and what remained of the dose a small glass scored like a thermometer by the apothecary. He sat and stared at the sea, which appeared all surface and twinkle, far shallower than the spirit of man. It was the abyss of human illusion that was the real, the tideless deep.
[...] The tears filled his mild eyes; something precious had passed away. This was the pang that had been sharpest during the last few years--the sense of ebbing time, of shrinking opportunity; and now he felt not so much that his last chance was going as that it was gone indeed. He had done all he should ever do, and yet hadn’t done what he wanted. This was the laceration—that practically his career was over: it was as violent as a grip at his throat.
[...] “A second chance—THAT’S the delusion. There never was to be but one. We work in the dark--we do what we can—we give what we have. Our doubt is our passion and our passion is our task. The rest is the madness of art”.

[...] certes, il allait mieux, mais tout compte fait, mieux par rapport à quoi ? Jamais plus, comme en un ou deux grandes occasions passées, il ne serait derechef mieux qu’à son ordinaire. L’infini de l’existence s’en était allé ; il n’en subsistait plus que la valeur d’un petit verre gradué tel un thermomètre chez le pharmacien. Il demeura assis, les yeux fixés sur la surface brasillante de la mer, qui apparaissait bien moins profonde que l’esprit humain. C’était l’illusion sans fond propre à l’homme qui constituait la vrai, l’immuable profondeur.
 [...] Ses yeux doux s’emplirent de larmes. Quelque chose de précieux venait de mourir. Au cours de ces dernières années, il n’avais rien éprouvé d’aussi déchirant que cette sensation du temps qui reflue, des opportunités qui se raréfient. Il sentait non seulement qu’à présent sa dernière chance s’éloignait mais qu’en fait elle s’était déjà bel et bien éloignée. Tout ce qu’il pourrait jamais accomplir, il l’avait accompli, sans pour autant avoir accompli ce qu’il s’était proposé de faire. De là son déchirement : en somme, sa carrière avait touché à son terme. L’expérience était aussi violente que de se sentir brutalement saisi à la gorge.
[...] « Une seconde chance... c’est bien là l’illusion. Il n’en est jamais prévu qu’une. Nous travaillons dans les ténèbres...  Nous faisons ce que nous pouvons ; nous donnons ce que nous avons. Notre doute est notre passion et notre passion est notre tâche. Le reste relève de  la folie de l’art. »

Henry James, « The Middle Years », 1893 ; « Les Années médianes » traduit de l’anglais par François Piquet, Nouvelles complètes III, 1888-1898, édition établie par Annick Duperray, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2011.

samedi 22 mars 2014

De baignoire à baignoire

Certains trop-pleins de baignoire avaient la propriété de nous transmettre de lointaines paroles. Nous aimions converser ainsi de baignoire à baignoire, et des amitiés purement acoustiques en naissaient, à travers une distance que personne ne pensa jamais à réduire.

Roland Dubillard, « Les Campements », Olga ma vache, Gallimard, 1974.

vendredi 21 mars 2014

Qu’avons-nous décidé au juste ?

Qu’avons-nous décidé au juste ? dit Mercier. Je me rappelle que nous nous sommes mis d’accord, comme toujours d’ailleurs, mais je ne sais plus sur quoi. Mais toi tu dois le savoir, puisque en somme c’est ton projet que nous sommes en train de réaliser, n’est-ce pas ?
Pour moi aussi, dit Camier, certains détails sont devenus obscurs, sans parler de certaines finesses de raisonnement. Je te dirai donc plutôt ce que nous allons faire que pourquoi nous allons le faire. Encore mieux, ce que nous allons essayer de faire.
Je suis prêt à tout essayer, dit Mercier, à condition de savoir quoi.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970. 

Torse


Celui seul qui saurait considérer son propre passé comme le produit de la contrainte et de la nécessité serait à même d’en tirer à chaque instant pour lui-même le meilleur parti. Car ce que l’un a vécu est dans le meilleur des cas comparable à la belle sculpture dont tous les membres, à l’occasion de transports, furent brisés, et qui n’offre désormais rien d’autre que le bloc précieux à partir duquel il doit tailler l’image de son avenir.

Walter Benjamin, Einbahnstraße, 1928, Sens unique, « Antiquités », traduit de l’allemand et préfacé par Frédéric Joly, Payot, 2013.

jeudi 20 mars 2014

Nous n'allons pas, on nous emporte

Nostre façon ordinaire c'est d'aller apres les inclinations de nostre appetit, à gauche, à dextre, contre-mont, contre-bas, selon que le vent des occasions nous emporte : Nous ne pensons ce que nous voulons, qu'à l'instant que nous le voulons : et changeons comme cest animal, qui prend la couleur du lieu, où on le couche. Ce que nous avons à cett'heure proposé, nous le changeons tantost, et tantost encore retournons sur nos pas : ce n'est que branle et inconstance :
Ducimur ut nervis alienis mobile lignum
Nous n'allons pas, on nous emporte : comme les choses qui flottent, ores doucement, ores avecques violence, selon que l'eau est ireuse ou bonasse.

Michel de Montaigne, Essais, livre II, chapitre 1, De l'inconstance de nos actions.

lundi 17 mars 2014

À peine une couronne de papier doré

Les nuages se bâtissent en lignes de pierres
l’une sur l’autre
légère voûte ou arche grise.

Nous pouvons porter peu des chose,
à peine une couronne de papier doré ;
à la première épine
nous crions à l’aide et nous tremblons.

Philippe Jaccottet, Pensées sous les nuages, Gallimard, 1983.

vendredi 14 mars 2014

Nous éprouvions une difficulté toujours renaissante à admettre qu’une chose ne pût se passer de support

Nous éprouvions une difficulté toujours renaissante à admettre qu’une chose ne pût se passer de support. Simplement abandonnée à hauteur d’homme, l’expérience nous avait appris qu’une tasse vide ne tenait pas. Aussi, nous préférions la jeter contre une cloison lointaine. Bien des choses fragiles, pour finir du moins avec aisance, disparaissaient ainsi dans leur trajectoire.

Roland Dubillard, « Les Campements », Olga ma vache, Gallimard, 1974.

jeudi 13 mars 2014

Ett liv

Ett liv
en gång sagt
som en replik
sagd utan hemligheter
vid det öppna fönstret

Une vie
dite une fois
comme une réplique
sans secrets
devant la fenêtre ouverte


Bo Carpelan, 73 dikter, 1966, 73 poèmes, traduit du suédois par Carl Gustaf Bjurström & Lucie Albertini, Paris, 1984.

mercredi 12 mars 2014

Nous nous arrangions toujours pour que rien ne fût éclairé totalement

Nous nous arrangions toujours pour que rien ne fût éclairé totalement. Nos lanternes ajourées mettaient sur les objets autant d’ombre que de lumière. Cela nous fortifiait de savoir que la lumière et les choses, si étroitement unies en apparence, étaient au fond distinctes et toujours sur le point de se séparer.

Roland Dubillard, « Les Campements », Olga ma vache, Gallimard, 1974.

mardi 11 mars 2014

Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi

Pour ma part, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j’appelle moi, je bute toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaud ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne peux jamais me saisir, moi, en aucun moment, sans une perception et je ne peux rien observer que la perception. Quand mes perceptions sont écartées pour un temps, comme par un sommeil tranquille, aussi longtemps je n’ai plus conscience de moi et on peut dire vraiment que je n’existe pas. Si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort et que je ne puisse ni penser, ni sentir, ni voir, ni aimer, ni haïr après la dissolution de mon corps, je serais entièrement annihilé et je ne conçois pas ce qu’il faudrait de plus pour faire de moi un parfait mort. Si quelqu’un pense, après une réflexion sérieuse et impartiale, qu’il a, de lui-même, une connaissance différente, il me faut l’avouer, je ne peux raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut être dans le vrai aussi bien que moi et que nous différons essentiellement sur ce point. Peut-être peut-il percevoir quelque chose de simple et de certain qu’il appelle lui : et pourtant je suis sûr qu’il n’y a pas en moi de pareil principe.

David Hume, Traité de la nature humaine, livre 1, 4e partie, section VI, traduit de l’anglais par André Leroy, éditions Aubier-Montaigne, 1946.

lundi 10 mars 2014

Fumer, pour nous

Fumer, pour nous, c’était avant tout donner un peu de consistance à la lumière. Nous rêvions de moyens analogues qui nous auraient rendu la musique moins contestable, et moins vague le regard de ceux d’entre nous que l’amour semblait troubler.

Roland Dubillard, « Les Campements », Olga ma vache, Gallimard, 1974.

dimanche 9 mars 2014

Le mois de mars ne sert à rien

Le mois de mars ne sert à rien. Il ne fait qu’allonger l’hiver et retarder le jour où éclatera « le rire embaumé des lilas ».
Les individus qui sont nés en mars n’ont rien de particulièrement martial. Comme les autres, ils s’interdisent rigoureusement tout acte d’héroïsme afin de ne pas inquiéter leurs familles.
Le 21 mars est la date de l’équinoxe du printemps. Les savants nous disent qu’à ce moment de l’année la durée du jour est égale, en tous lieux, à celle de la nuit. Si vous vous en tenez à vos propres observations, vous verrez que ce n’est pas vrai. Mais il faut le croire, car cela a été prouvé scientifiquement.
L’événement le plus sensationnel du mois de mars est la fête de Pâques. On est souvent obligé de la célébrer en avril, car, très mal attachée, cette fête jouit d’une grande mobilité (ce qui ne se produirait pas dans un monde bien organisé). Oui, le jour de Pâques se déplace dans le temps. Il ne se déplace heureusement pas dans l’espace. Cela permet à chacun de faire chaque année ses Pâques au même endroit que l’année précédente.
À Pâques, les poules ne font que des œufs durs et des œufs en chocolat. (Éviter les contrefaçons.)
C’est au mois de mars que fleurissent les marsupiaux, les marsouins et les Marseillais. Mais si on ne les arrose pas, ils se fanent très rapidement.
Avant la fin de mars, débarrassez-vous de vos vieux chicots et remplacez-les par de belles dents neuves donnant l’illusion du jaune « naturel ».

Henri Roorda [van Eysinga], Almanach Balthazar (1923-1926), Œuvres complètes, L’Âge d’homme, 1970. 

vendredi 7 mars 2014

Devant qui cherche-t-il à se dissimuler ?


Lorsqu'un homme se masque ou se revêt d'un pseudonyme, nous nous sentons défiés. Cet homme se refuse à nous. En revanche nous voulons savoir, nous entreprenons de le démasquer. Devant qui cherche-t-il à se dissimuler ? Devant quel Pouvoir a-t-il peur ? Quel Regard lui fait donc honte ? Nous demandons derechef : comment était fait son visage, pour qu'il ait eu besoin de le dissimuler ? Et une nouvelle question s'enchaîne aux précédentes : que veut dire ce nouveau visage dont il s'affuble, quelle signification donne-t-il à ses conduites masquées, quel personnage vient-il maintenant simuler, après avoir dissimulé ce qui voulait disparaître ?

Jean Starobinski, L’Œil vivant, « Stendhal pseudonyme », Gallimard, 1961.