jeudi 30 janvier 2014

Hypocondrie mélancolique. C’est un terrible mal : elle fait voir les choses telles qu’elles sont.

Gérard de Nerval, cité par Clément Rosset, Le Principe de cruauté, éditions de Minuit, 1988.

Il ne put approfondir cette idée, car un accès d’une paresse d’esprit qui était chez lui congénitale, intermittente et providentielle, vint à ce moment-là éteindre toute lumière dans son intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installé partout l’éclairage public, on put couper l’électricité dans une maison.

Marcel Proust, Un amour de Swann, 1913.

lundi 20 janvier 2014

Un diamant n’est pas aussi précieux qu’une dent

Le pauvre Alonso Quijada a voulu s’élever en personnage légendaire de chevalier errant. Pour toute l’histoire de la littérature, Cervantes a réussi juste l’inverse : il a envoyé un personnage légendaire en bas : dans le monde de la prose. La prose : ce mot ne signifie pas seulement un langage non versifié ; il signifie aussi le caractère concret, quotidien, corporel de la vie. Dire que le roman est l’art de la prose n’est donc pas une lapalissade ; ce mot définit le sens profond de cet art. L’idée ne vient pas à Homère de se demander si, après leurs nombreux corps-à-corps, Achille ou Ajax avaient gardé toutes leurs dents. Par contre, pour don Quichotte et pour Sancho, les dents sont un perpétuel souci, les dents qui font mal, les dents qui manquent. « Sache, Sancho, qu’un diamant n’est pas aussi précieux qu’une dent. »

Milan Kundera, Le Rideau. Essai en sept parties, Gallimard, 2005.

samedi 18 janvier 2014

Les illusions – me disait mon ami –

Les illusions, – me disait mon ami, – sont aussi innombrables peut-être que les rapports des hommes entre eux, ou des hommes avec les choses. Et quand l’illusion disparaît, c’est-à-dire quand nous voyons l’être ou le fait tel qu’il existe en dehors de nous, nous éprouvons un bizarre sentiment, compliqué moitié de regret pour le fantôme disparu, moitié de surprise agréable devant la nouveauté, devant le fait réel.

Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose. Le Spleen de Paris, 1869.

vendredi 17 janvier 2014

Le monde nous quitte bien avant qu’on s’en aille pour de bon

On a beau dire et prétendre, le monde nous quitte bien avant qu’on s’en aille pour de bon. Les choses auxquelles on tenait le plus, vous vous décidez un beau jour à en parler de moins en moins, avec effort quand il faut s’y mettre. On en a bien marre de s’écouter toujours causer… On abrège… On renonce… Ça dure depuis trente ans qu’on cause… On ne tient plus à avoir raison. L’envie vous lâche de garder même la petite place qu’on s’était réservée parmi les plaisirs… On se dégoûte… Il suffit désormais de bouffer un peu, de se faire un peu de chaleur et de dormir le plus qu’on peut sur le chemin de rien du tout. Il faudrait pour reprendre de l’intérêt trouver de nouvelles grimaces à exécuter devant les autres… Mais on n’a plus la force de changer son répertoire. On bredouille. On se cherche bien encore des trucs et des excuses pour rester là avec eux les copains, mais la mort est là aussi elle, puante, à côté de vous, tout le temps à présent et moins mystérieuse qu’une belote. Vous demeurent seulement précieux les menus chagrins, celui de n’avoir pas trouvé le temps pendant qu’il vivait encore d’aller voir le vieil oncle à Bois-Colombes, dont la petite chanson s’est éteinte à jamais un soir de février. C’est tout ce qu’on a conservé de la vie. Ce petit regret bien atroce, le reste on l’a plus ou moins bien vomi au cours de la route, avec bien des efforts et de la peine. On n’est plus qu’un vieux réverbère à souvenirs au coin d’une rue où il ne passe déjà presque plus personne.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël & Steele, 1932.

jeudi 16 janvier 2014

...de la parole burlesque dont il afflige les bavards, du burlesque silence dont il abolit les muets, de la vanité commune aux bavards et aux muets, pour leur commun malheur.

Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, 1984.

mercredi 15 janvier 2014

Notre figure n’est qu’une erreur

Tant qu’il faut aimer quelque chose, on risque moins avec les enfants qu’avec les hommes, on a au moins l’excuse d’espérer qu’ils seront moins carnes que nous autres plus tard. On ne savait pas. Sur sa face livide dansotait cet infini petit sourire d’affection pure que je n’ai jamais pu oublier. Une gaieté pour l’univers. Peu d’êtres en ont encore un petit peu après les vingt ans passés de cette affection facile, celle des bêtes. Le monde n’est pas ce qu’on croyait ! Voilà tout ! Alors, on a changé de gueule ! Et comment ! Puisqu’on s’était trompé ! Tout de la vache qu’on devient en moins de deux ! Voilà ce qui nous reste sur la figure après vingt ans passés ! Une erreur ! Notre figure n’est qu’une erreur.

Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Denoël & Steele, 1932.

mercredi 1 janvier 2014

L’année ne commence jamais

On a fait croire aux enfants et même aux adultes que l’année commence le 1er Janvier… Ce n’est pas vrai ! L’année ne commence jamais. Prenez un poignard catalan et, avec la pointe de cette arme dangereuse, tracez un cercle exact sur une plaque de beurre bien lisse. Cela fait, demandez à une personne instruite et diplômée de vous indiquer le point où ce cercle commence. Elle en sera incapable. Eh bien, il est tout aussi difficile de découvrir le moment où commence l’année nouvelle.
En 1922, j’ai retrouvé les notes que mes fournisseurs m’avaient envoyées en 1921 ; j’ai retrouvé également mes rhumatismes de l’année précédente ; et le caractère de ma fidèle Mélanie ne s’est pas renouvelé. L’année nouvelle n’est pas autre chose que l’année ancienne qui continue.
Dans toutes nos villes, un Conseil municipal facétieux fait sonner à toute volée les cloches le 31 décembre, à minuit. C’est une plaisanterie qui réussit chaque fois. En entendant le vacarme auguste et solennel, l’homme croit qu’une année vient de mourir, et très ému, il embrasse la première femme qui lui tombe sous la main.
Au moment où l’année nouvelle commence, les personnes bien élevées (et les autres aussi) sont occupées à manger et à boire de bonnes choses. Elles ont raison, car il ne faut pas entrer dans l’avenir le ventre vide. Mais puisqu’on ne peut pas être sûr de la date initiale, on fera bien de recommencer chaque jour.
Courage ! car la route sera longue.

Henri Roorda [van Eysinga], Almanach Balthazar, dans Œuvres complètes, L'Âge d'homme, 1970.