dimanche 27 février 2011

Dieu partout ?

Dieu partout ? Allons, je veux bien l'admettre si on veut bien laisser subsister un doute pour ce qui concerne l'intérieur des balles de ping-pong.

Éric Chevillard, L'Autofictif père et fils, L'Arbre vengeur, 2011.

dimanche 20 février 2011

Tandis que partout autour d’eux la lumière se tait et tombe la nuit de la raison

[…] Il suffira de relever simplement comme une contradiction mortelle de la société marchande finissante qu’elle ne cesse de stimuler des pulsions qu’elle doit en même temps, pour créer un fantôme d’ordre, réprimer, et que ce faisant elle rend plus brutales encore, évidemment. Ainsi, l’humanité continue-t-elle à dégénérer en s’endurcissant, tandis que les bonimenteurs nous la baillent belle avec le désir, l’imagination, la sensibilité et le reste, comme si ces facultés de l’âme étaient là inaltérées, toujours vivaces, et non gâtées et mutilées.
[…]
Adorno […] observait de son côté que la technicisation érodait le « noyau d’expérience » des comportements pré-utilitaires, c’est-à-dire la base même de toute capacité à la juger : « On ne rend pas justice à l’homme moderne si l’on n’est pas conscient de tout ce que ne cessent de lui infliger, jusque dans ses innervations les plus profondes, les choses qui l’entourent... Dans les mouvements que les machines exigent de ceux qui les font marcher, il y a déjà la brusquerie, l’insistance saccadée et la violence qui caractérisent les brutalités fascistes. »
[...]
Toutes les tortures, tous les tourments infligés par le travail industriel se condensent et se durcissent dans ses produits, dans ces objets si banals qu’on ne les distingue même plus, mais qui, chargés de malignité, la diffusent dans les organes de leurs utilisateurs, indurent leur cœur et leur chair. Des ouvrières de vingt ans, chiourme d’un « parc industriel » installé sur une île au large de Singapour (« avec ses hauts grillages, ses tranchées et ses caméras de surveillance ») perdent la vue en deux ou trois années à fabriquer des télécommandes ; et, au loin, ignorants de ces yeux éteints, manipulant distraitement le boîtier refermé sur ces souffrances inconnues, d’autres esclaves s’appliquent à éteindre leur propre regard devant les télécrans, tandis que partout autour d’eux la lumière se tait et tombe la nuit de la raison.
[…]
La domination nous parle de plus en plus souvent avec une brutale franchise, comme à ceux qui, étant déjà mouillés, ne peuvent plus revenir en arrière. […] De fait, qui n’est pas de quelque façon tenu, et qui n’a pas été à un moment ou à un autre, passagèrement mais non sans effets, possédé par la puissance barbare de la technique, tenté par exemple, au volant de sa voiture, d’écraser les passants qui encombrent la trajectoire ? Par tous les appareils électriques dont on use négligemment, on s’accoutume à la froideur fonctionnelle qui nous happera dans ses hôpitaux ; on appuie sur un bouton pour avoir tout de suite uns satisfaction sans effort, et on devient impatient devant tout ce qui n’a pas un résultat immédiat, automatique ; on perd le tact dans le maniement des choses comme dans le commerce avec ses semblables, et la brutalité utilitaire qui gagne se fait passer pour une émancipation, l’accession à une franchise débarrassée des conventions, etc.

Jaime Semprun, L’Abîme se repeuple, Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1997.