mardi 23 septembre 2014

 

Emil Hesse Burri, Walter Benjamin, Bertolt Brecht, Wilhelm Speyer, Marie Speyer, Le Lavandou 1931.

lundi 22 septembre 2014

C’est là qu’on voudrait se coucher

Un chemin encore carrossable traverse la haute lande. C’est l’ancien chemin des armées. Il coupe à travers de vastes tourbières, à cinq cents mètres d’altitude, mille si vous aimez mieux. Il ne dessert plus rien. Quelques forts en ruines, quelques maisons en ruines. La mer n’est pas loin, les vallées qui descendent vers l’est permettent de la voir, elle n’a guère plus de couleur que le ciel qui n’en a guère, elle est comme une cimaise. Dans les plis de la lande des lacs sont cachés, il faut quitter la route pour les voir, de petits sentiers y mènent, de hautes falaises les surplombent. Tout semble plat, ou en pentes douces, et cependant on passe tout près de hautes falaises, sans en soupçonner l’existence. De granit, par-dessus le marché. Étrange pays. C’est à l’Ouest que la chaîne atteint son maximum, ses pics font lever les yeux aux plus moroses, ces pics d’où l’on voit la plaine sans horizon, les célèbres pâturages, la vallée d’or. Devant eux la route serpente à perte de vue, vers le sud. Elle monte, mais on ne le dirait pas. Personne ne passe plus par ici, sinon les maniaques du pittoresque, ou de la marche à pied. Déguisée par la brande la tourbière attire, avec une attirance à laquelle les mortels ont du mal à résister. Puis elle les engloutit, ou le brouillard descend. La ville non plus n’est pas loin, il est des endroits d’où l’on voit ses lumières la nuit, sa lumière plutôt, et le jour sa fumée. On distingue même, par temps très clair, les môles du port, des deux ports, ils avancent bras minuscules dans la mer vitreuse, on les sait à plat mais on les voit levés. On voit les îles et les promontoires, il s’agit seulement de se retourner au bon endroit, et la nuit bien entendu les phares, à feux fixes et tournants. Le ciel même bleu semble plus bas, vu de ce plateau, on a beau se raisonner, l’impression demeure. C’est là qu’on voudrait se coucher, dans un creux bien tapissé de bruyère sèche, et s’endormir, une dernière fois, un après-midi. Il ferait du soleil, la tête serait parmi la vie minutieuse des tiges et des corolles, on s’endormirait vite, on quitterait vite des choses charmantes. C’est un ciel sans oiseaux, quelques oiseaux de proie tout au plus, pas d’oiseaux-oiseaux. Fin du passage descriptif.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970. 

dimanche 21 septembre 2014

[...] la réalité même, si elle est nécessaire, n’est pas complètement prévisible. Ceux qui apprennent sur la vie d’un autre quelque détail exact en tirent aussitôt des conséquences qui ne le sont pas et voient dans le fait nouvellement découvert l’explication de choses qui précisément n’ont aucun rapport avec lui.

Marcel Proust, À la recherche du temps perdu. La Prisonnière, Gallimard, 1923.

jeudi 11 septembre 2014

Décidément, avoir des ennemis n’est pas une sinécure

Nous employons le plus clair de nos veilles à dépecer en pensée nos ennemis, à leur arracher les yeux et les entrailles, à presser et vider leurs veines, à piétiner et broyer chacun de leurs organes, tout en leur laissant par charité la jouissance de leur squelette. Cette concession faite, nous nous calmons, et, recrus de fatigue, glissons dans le sommeil. Repos bien gagné après tant d’acharnement et de minutie. Nous devons du reste récupérer des forces pour pouvoir la nuit suivante recommencer l’opération, nous remettre à une besogne qui découragerait un Hercule boucher. Décidément, avoir des ennemis n’est pas une sinécure.

Emil Cioran, Histoire et Utopie, Gallimard, 1960.

mercredi 3 septembre 2014

Les désirs sont déjà des souvenirs

Il vient à l’homme qui chevauche longtemps au travers de terrains sauvages, le désir d’une ville. Pour finir, il arrive à Isidora, une ville où les palais ont des escaliers en colimaçon incrustés de coquillages marins, où l’on fabrique lunettes et violons dans les règles de l’art, où lorsque l’étranger hésite entre deux femmes il en rencontre toujours une troisième, où les combats de coqs dégénèrent en rixes sanglantes mettant aux prises les parieurs. C’est à tout cela qu’il pensait quand il avait le désir d’une ville. Isidora est donc la ville de ses rêves : à une différence près. Dans son rêve, la ville le comprenait lui-même, jeune ; il parvient à Isidora à un âge avancé. Il y a sur la place le petit mur des vieux qui regardent passer la jeunesse ; lui-même y est assis, parmi les autres. Les désirs sont déjà des souvenirs.

Italo Calvino, Le città invisibili, 1972, Les Cités invisibles, traduit de l'italien par Jean Thibaudeau, Le Seuil, 1974.