vendredi 6 mai 2016

Ainsi le billet reste-t-il perdu, recherché par l’enfant perdu, sans bureau des objets perdus

[...] ce Munichois, grand connaisseur en mutisme, racontait un après-midi, comme on avait déjà pas mal bu à la ronde, l’histoire suivante, d’un ton abrupt et laconique, et pourtant ironique : un homme, qui avait beaucoup voyagé, avait trouvé quelque chose. Quelque chose qu’on lui avait donné, pas dans la rue, mais à Bruxelles au théâtre. La pièce ne l’intéressait pas, et il regardait la femme qu’il avait déjà remarquée, dans une loge juste au-dessus de lui. Elle était évidemment très belle, elle avait l’air d’après lui de sortir d’un roman, elle regarde l’homme elle aussi, prend un billet à la main et l’agite. L’homme se lève et quitte la salle, monte l’escalier jusqu’au premier balcon et va à la loge de la belle dame. Elle lui tend le billet, lui jette un bref regard et referme la porte. L’homme lit le billet, du moins il voulait le lire, mais il ne pouvait pas, car il n’y comprenait rien, c’étaient des signes absolument incompréhensibles dans une langue apparemment tout à fait inconnue. L’homme restait là perplexe, mais l’ouvreuse, qui tournait déjà autour de lui, jeta les yeux sur le billet de côté et dit seulement : suivez-moi. L’étranger devient brutal, l’ouvreuse encore plus, l’homme se fâche, l’ouvreuse va chercher le directeur. L’étranger ne l’écoutait plus depuis longtemps et étudiait le billet énigmatique, les signes étaient tracés d’une encre incolore, très ronds et en arabesques, on ne s’y retrouvait pas. Là-dessus arrive le directeur, très étonné, mais à peine a-t-il vu le billet qu’il se retourne, appelle les gardiens et prie l’homme de quitter le théâtre. Stupéfait, l’homme descend l’escalier avec l’agent de police, arrive à la caisse où on avait préparé le prix de sa place, et se retrouve devant le théâtre sur la vaste place silencieuse. L’homme resta là un bon moment tout seul, il n’arrivait pas à tirer la moindre chose au clair, finit par se décider à prendre un fiacre jusqu’à son hôtel pour demander une explication à quelqu’un connaissant la ville, il appela le gérant et lui raconta l’invraisemblable incident. Le gérant connaissait l’étranger comme un homme honnête, avec du beau linge et des manières bourgeoises, il s’indigna contre l’état d’arriération de la ville, fit des considérations sur les mœurs locales, au théâtre spécialement. Mais dès qu’il aperçut le billet, il se mit à mâcher toutes sortes de paroles, comme pour une chose qui ne lui disait rien de bon et finit par dire : les choses sont comme elles sont, je prie également monsieur de quitter l’hôtel. J’irai même jusqu’à lui conseiller, puisque monsieur était en tout cas notre client, de quitter Bruxelles ce soir même, pour la France ou l’Angleterre. L’homme se sent mal et se précipite à l’air frais ; alors, continua le Munichois à contrecœur, on s’imagine sans peine tout ce qui s’est passé cette nuit-là et plus tard. L’homme était au fond un être réservé et il ne connaissait pas Bruxelles, il n’avait jamais fait de mal à une mouche, qui pouvait donc lui en vouloir ? Tout ce qu’il voulait c’était se changer les idées quelquefois, sortir de sa vie monotone, ou bien parfois il voulait avoir un souvenir de sa vie sans histoires qu’il oubliait d’un jour à l’autre. Mais ce n’était pas par goût de l’aventure, pas même par exaltation romantique qu’il était tombé dans les filets de la femme inconnue, voire, en définitive, le billet à la main, dans les filets de l’Inconnu tout court. Alors, maintenant, il était comblé, et l’histoire fantastique se poursuivit de mal en pis en Angleterre où il était allé. Le bruit s’était déjà répandu jusque dans ces parages, des gens qu’il connaissait, dans la rue, l’évitaient intentionnellement ; des relations d’affaires se rompaient, en Angleterre comme en France et en Allemagne, et jusque dans la lointaine, indolente mais superstitieuse Espagne. Et personne ne lui donna la moindre indication ; rien à faire pour démêler le secret que tous comprenaient, ou semblaient comprendre, sauf lui. Puis l’homme, dont le courrier ne contenait plus que des lettres d’insultes et de menaces, reçut un matin une lettre d’Amérique du Nord, d’un vieux collègue, d’où il ressortait que là-bas on ignorait encore tout de son malheur. Avide de voir de nouveau des hommes non prévenus, plein d’un espoir tout neuf de déchiffrer le message, il s’embarqua pour New York, et se hâta sur-le-champ vers le bureau d’un avocat et notaire de sa connaissance. « J’ai une proposition à vous faire », dit-il en bref, il ferma la porte à clef et mis son browning sur la table. « Je ne veux plus me laisser faire », poursuivit-il, et il conta son affaire en quelques mots. « Je sais, monsieur, que dès que vous aurez vu le billet, vous ne voudrez plus me connaître et que le boycottage va recommencer ici. Alors choisissez : déchiffrez-moi le texte et je vous donne dix mille dollars, la moitié de ce que je possède actuellement. Faites comme les autres et je tire, d’abord sur vous, puis sur moi, ça m’est égal. » L’avocat vit le chèque, vit le revolver, offrit un cigare comme d’habitude et dit : « Il va de soi que j’accède à votre demande. Passez-moi le document. » L’homme prit son portefeuille, fouilla en vain, la poche était vide, il avait perdu le billet.
[...] Il y a bien des gens de nos jours, dans cette période si bourgeoise et si creuse, cette période perdue, qui, pareils à celui qui a conté subitement cette histoire de fou, tournaillent comme des enfants qui écoutent les adultes. Tous ces adultes savent tous quelque chose qu’il ne sait pas, ou alors :c’est quelque chose qu’il n’a pas trouvé comme adulte, qui se trouve dans le regard lourd qu’il jette autour de lui en quittant une chambre louée, pour voir ce qu’il pourrait bien avoir oublié, ou qui se trouve dans ce malaise tout aussi lourd qu’il ressent lorsqu’il ne retrouve plus une phrase qu’il allait dire à l’instant et qui, justement parce qu’elle disparaît, semble être si immensément importante. Le Munichois, sans être tout à fait un original, se trouvait continuellement dans une sorte de période d’initiation qu’on ne connaît que comme sexuelle, mais qui est ici existentielle. Un original devenu tellement typique est même capable, avec son histoire de fou surchargée, d’être une figure de roman, non écrite et pourtant réelle, une figure qui épie pour ainsi dire. Cette figure n’ayant aucune occupation, et solitaire, prête l’oreille à toutes sortes d’impressions et d’expressions dont un homme raisonnable ne sait rien, Dieu merci. Ainsi quand le Munichois avoue, à l’occasion d’une phrase entendue en passant et pas comprise, que le vieux soupçon en lui s’éveille qu’il ignore quelque chose de très important sur quoi il ne pourrait mettre la main que par hasard. « D’autres le savent, peut-être tout le monde, bien qu’ils ne puissent ni ne veuillent rien en faire, il n’y a que moi, et je rate ma vie faute de savoir cette chose importante, qu’est-ce que ça peut bien être ? » Ainsi le billet reste-t-il perdu, recherché par l’enfant perdu, sans bureau des objets perdus. Évidemment personne, quant à cette histoire également insatisfaisante, ne doit se sentir trop à l’abri de son bref éclair — du reste soufflé comme par un mort — il n’est pas à vrai dire agnostique. Sans doute l’arpenteur K. ne se serait-il pas lui non plus reconnu dans un mandat d’arrêt aussi public s’il l’avait porté sur lui.

Ernst Bloch, Spuren, Berlin, 1930 ; Traces, traduit de l’allemand par Pierre Quillet & Hans Hildebrand, Gallimard, 1968.