mardi 28 octobre 2014

Je congnois tout, fors que moy-mesme

Je congnois bien mouches en laict ;
Je congnois à la robe l’homme ;
Je congnois le beau temps du laid ;
Je congnois au pommier la pomme ;
Je congnois l’arbre à veoir la gomme ;
Je congnois quand tout est de mesme ;
Je congnois qui besongne ou chomme ;
Je congnois tout, fors que moy-mesme.

Je congnois pourpoinct au collet ;
Je congnois le moyne à la gonne ;
Je congnois le maistre au valet ;
Je congnois au voyle la nonne ;
Je congnois quand piqueur jargonne ;
Je congnois folz nourriz de cresme ;
Je congnois le vin à la tonne ;
Je congnois tout, fors que moy-mesme.

Je congnois cheval du mulet ;
Je congnois leur charge et leur somme ;
Je congnois Bietrix et Bellet ;
Je congnois gect qui nombre et somme ;
Je congnois vision en somme ;
Je congnois la faulte des Boesmes ;
Je congnois filz, varlet et homme ;
Je congnois tout, fors que moy-mesme.

Prince, je congnois tout en somme ;
Je congnois coulorez et blesmes ;
Je congnois mort qui nout consomme ;
Je congnois tout, fors que moy-mesme.

François Villon, Ballade des menus propos.

lundi 27 octobre 2014

Avec ces pieds

Si je devais mourir, laissez-moi une chemise et surtout ne me chaussez pas les pieds. Avec ces pieds que j’ai préparés pendant toute ma vie, que j’ai entretenus, que j’ai sauvés de la pourriture et du gel, avec eux, je ne suis pas désemparé sur la terre crue.

Eugène Savitzkaya, Sang de chien, éditions de Minuit, 1988.

dimanche 26 octobre 2014

Il pleuvait dans leurs têtes des coups insatiables

Le peu de chemin qu’il leur restait à faire, ils en firent la plus grande partie en silence, tantôt exposés à la pleine fureur des vents, tantôt par des zones calmes. Mercier essayait d’embrasser dans leur plénitude les conséquences pour eux de ce qui s’était produit, et Camier essayait de trouver un sens à la phrase qu’il venait d’entendre. Mais ils n’arrivaient pas, Mercier à concevoir leur bonheur, Camier à mener son exégèse à bien, car ils étaient fatigués, ils avaient besoin de dormir, le vent les faisait chanceler et, pour comble de désagrément, il pleuvait dans leurs têtes des coups insatiables.

Samuel Beckett, Mercier et Camier (1946), éditions de Minuit, 1970.  

http://www.onb.ac.at/images/Cilli_Wang_Mosquito_Foto.jpg

Cilli Wang, Mosquito, Foto aus einem Kabarettprogram, Österreichische Nationalbibliothek.

samedi 25 octobre 2014

Moi j’avais envie de crever mais on ne peut pas crever chaque fois qu’il y a une raison, on n’en finirait plus.

Émile Ajar [Romain Gary], L’Angoisse du roi Salomon, Mercure de France, 1979.

vendredi 24 octobre 2014

Juste le sentiment du temps qui meurt

On raconte qu’il jouait de la clarinette et imitait les oiseaux, les dindons, les grenouilles. C’est peut-être vrai. Sa fantaisie est indiscutable, mais on a dû sans doute un peu broder. Il photographiait le sourire des jeunes filles, mais de ces photographies-là, pas une n’est restée. Il notait tout, le temps qu’il faisait, les vêtements qu’il portait, les faits divers du jour, combien de litres de lait sa ferme avait vendus, tout et rien. Pour lui les moindres détails avaient leur importance. Mais l’essentiel de sa vie s’était concentré dans les yeux. Wilson était tout entier dans le regard, comme si vivre consistait à voir, à regarder, comme s’il était hanté par le visible, qu’il y cherchait quelque chose éperdument. Mais quoi ? Peut-être rien. Juste le sentiment du temps qui meurt, des formes qui défaillent.

Éric Vuillard, Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody, Actes Sud, 2014.

mardi 14 octobre 2014

La caractéristique principale de l’ « être sans destin »

La caractéristique principale de l’ « être sans destin » est l’absence totale de lien entre l’existence et la vie réelle. Une existence sans être, ou plutôt, un être sans existence. C’est la grande nouveauté du siècle.

Imre Kertész, Mentés másként (2011), Sauvegarde : Journal 2001-2003, traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, Actes Sud, 2012.



Ödön von Horváth, Porträtfoto mit Hut, um 1938, Österreichische Nationalbibliothek.

lundi 13 octobre 2014

En 1938, Ödön von Horváth a trente-sept ans

En 1938, Ödön von Horváth a trente-sept ans. Il ne grandit plus qu’en largeur et mesure un mètre quatre-vingt-quatre. C’est un auteur dramatique à succès. Ses pièces les plus connues sont Légendes de la forêt viennoise, La Nuit italienne et Don Juan revient de guerre. Fuyant l’Allemagne nazie, il quitte l’Europe, traverse l’Autriche, la Hongrie, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, l’Italie et la Suisse. De Zurich, il gagne Bruxelles où une Gitane lui lit les lignes de la main ; un coup de théâtre l’attend à Paris. Il a rendez-vous avec un cinéaste qui veut porter à l’écran son roman Jeunesse sans Dieu. Au Quartier latin, il loge à l’hôtel de l’Univers, une modeste pension. Ce 1er juin est étouffant. Von Horváth descend les Champs-Élysées. En fin d’après-midi, un violent orage éclate. Il s’abrite dans les bosquets. Un marronnier centenaire s’affale, blesse plusieurs passants et tue sur le coup l’écrivain au crâne fendu par une branche. Cette fin tragique illustre au mot près l’épilogue du Pays natal (1927) : « Ce qui est vermoulu doit s’effondrer et si moi-même j’étais vermoulu, je m’effondrerais et je crois que je ne verserais aucune larme. »

Patrick Roegiers, La traversée des plaisirs, Grasset, 2014.

vendredi 10 octobre 2014

Elle pleure pour rien

J’avais sorti de ma poche, machinalement, les photos de nous que je voulais montrer à Freddie, et parmi celles-ci, la photo de Gay Orlow, petite fille. Je n’avais pas remarqué jusque-là qu’elle pleurait. On le devinait à un froncement de ses sourcils. Un instant, mes pensées m’ont emporté loin de ce lagon, à l’autre bout du monde, dans une station balnéaire de la Russie du Sud où la photo avait été prise, il y a longtemps. Une petite fille rentre de la plage, au crépuscule, avec sa mère. Elle pleure pour rien, parce qu’elle aurait voulu continuer de jouer. Elle s’éloigne. Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ?

Patrick Modiano, Rue des Boutiques obscures, Gallimard, 1978. 

La ville était déserte

Le samedi 19 septembre, le lendemain du départ de Dora et de son père, les autorités d’occupation imposèrent un couvre-feu en représailles à un attentat qui avait été commis au cinéma Rex. Personne n’avait le droit de sortir, de trois heures de l’après-midi jusqu’au lendemain matin. La ville était déserte, comme pour marquer l’absence de Dora.
Depuis, le Paris où j’ai tenté de retrouver sa trace est demeuré aussi désert et silencieux que ce jour-là. Je marche à travers les rues vides. Pour moi elles le restent, même le soir, à l’heure des embouteillages, quand les gens se pressent vers les bouches de métro. Je ne peux pas m’empêcher de penser à elle et de sentir un écho de sa présence dans certains quartiers. L’autre soir, c’était près de la gare du Nord.
J’ignorerai toujours à quoi elle passait ses journées, où elle se cachait, en compagnie de qui elle se trouvait pendant les mois d’hiver de sa première fugue et au cours des quelques semaines de printemps où elle s’est échappée à nouveau. C’est là son secret. Un pauvre et précieux secret que les bourreaux, les ordonnances, les autorités dites d’occupation, le Dépôt, les casernes, les camps, l’Histoire, le temps – tout ce qui vous souille et vous détruit – n’auront pas pu lui voler.

Patrick Modiano, Dora Bruder, Gallimard, 1997.

jeudi 9 octobre 2014

L'empreinte de nos pas

Drôles de gens. De ceux qui ne laissent sur leur passage qu’une buée vite dissipée. Nous nous entretenions souvent, Hutte et moi, de ces êtres dont les traces se perdent. Ils surgissent un beau jour du néant et y retournent après avoir brillé de quelques paillettes. Reines de beauté. Gigolos. Papillons. La plupart d’entre eux, même de leur vivant, n’avaient pas plus de consistance qu’une vapeur qui ne se condensera jamais. Ainsi, Hutte me citait-il en exemple un individu qu’il appelait l’« homme des plages ». Cet homme avait passé quarante ans de sa vie sur des plages ou au bord de piscines, à deviser aimablement avec des estivants et de riches oisifs. Dans les coins et à l’arrière-plan de milliers de photos de vacances, il figure en maillot de bain au milieu de groupes joyeux mais personne ne pourrait dire son nom et pourquoi il se trouve là. Et personne ne remarqua qu’un jour il avait disparu des photographies. Je n’osais pas le dire à Hutte mais j’ai cru que l’« homme des plages » c’était moi. D’ailleurs je ne l’aurais pas étonné en le lui avouant. Hutte répétait qu’au fond, nous sommes tous des « hommes des plages » et que « le sable – je cite ses propre termes – ne garde que quelques secondes l’empreinte de nos pas ».

Patrick Modiano, Rue des Boutiques obscures, Gallimard, 1978.

mercredi 8 octobre 2014

Aucun monde de mots ne créa son monde de choses


La destruction d’un peuple se fait toujours par étapes, et chacune est, à sa manière, innocente de la précédente. Le spectacle, qui s’empara des Indiens aux derniers instants de leur histoire, n’est pas la moindre des violences. Il fixe dans l’oubli notre assentiment initial. Partout, le premier amour n’a duré qu’une minute. Puis, chaque fois, se produisit la même incontrôlable destruction. Et aucun monde de mots ne créa son monde de choses.

Éric Vuillard, Tristesse de la terre. Une histoire de Buffalo Bill Cody, Actes Sud, 2014.